Riko baissa la tête, accablée par ce qu'elle voyait.
Nagisa renvoyait les volants, les uns après les autres, de toutes les façons possibles, dans tous les coins du terrain.
L'autre rattrapait tout, toujours, même ces fameux smashs sautés qui faisaient pourtant son énorme puissance de frappe.
Vingt à zéro, le score était accablant, les volants inlassablement renvoyés par cette inconnue encore plus. On aurait dit que rien ne pouvait l'atteindre, qu'elle pouvait être partout à peine une seconde après y avoir pensé.
Peu importait que Nagisa ait perdu le premier set et peu importait qu'elle soit à deux doigts de perdre le match en lui-même ou qu'elle n'ait plus aucune chance même de remporter la victoire et d'aller aux Nationaux, la jeune fille était tellement passionnée par le badminton qu'elle continuait de se battre et Riko l'admirait tellement, encore plus que d'ordinaire.
Puis, elle vit quelque chose qu'elle n'aurait jamais pensé voir, elle qui connaissait son amie depuis le collège.
Le volant serait compliqué à rattraper mais il atterrirait dans la zone de jeu et Nagisa avait la passion et le talent suffisants pour aller le chercher et le renvoyer. Cependant, elle n'en fit rien et Riko eut l'impression de vivre, elle qui était dans les gradins pourtant, la déchéance de la joueuse présente sur le terrain. Elle vit dans ses yeux la petite lueur pétillante disparaître, cette même lueur qui forçait d'ordinaire l'admiration de ses pairs.
Nagisa n'alla pas chercher le volant, s'arrêta pour le regarder tomber, attendit que l'arbitre annonce le score et la fin du match.
« Vingt-et-un à zéro. Hanesaki remporte le match. »
Nagisa tomba à genoux tandis que son adversaire, cette Hanesaki, reparti sans lui accorder un regard. Riko la détesta instantanément. Comment une collégienne pouvait battre ainsi une personne qui avait passé plus d'heures que n'importe qui à s'entraîner sans relâche ? Ce n'était pas possible ! Pas aussi facilement ! Il semblait presque que ce match n'avait été qu'une récréation, un entraînement ennuyant pour cette inconnue… Voir Nagisa, d'ordinaire si combattive et si forte, abandonner était contre nature, n'était pas quelque chose qu'il était normal de voir, quelque chose qui est censé arriver. Elle faisait du badminton depuis toujours, s'était entraînée depuis tous les jours sans jamais prendre en compte le temps qu'il pouvait faire dehors ou d'autres paramètres qu'elle trouvait idiot. Sa passion avait toujours été sa raison d'être, de continuer.
Son amie avait disparue depuis une dizaine de minutes déjà pour se changer, s'étirer et sûrement ruminer ce qu'il venait de se passer lorsque Riko se leva enfin de sa place et laissa tomber son siège de spectatrice. Elle marcha jusqu'aux vestiaires devant lesquelles elle attendit. Aucun mot ne réparerait la blessure qui venait de se créer, sûrement aucun geste non plus, mais que pouvait-elle faire d'autre ? La jeune femme ne pouvait pas tout simplement la laisser ainsi, pas elle !
Lorsque Nagisa sortit de la pièce, son sac contenant ses raquettes sur le dos, elle ne comprit pas tout de suite pourquoi quelqu'un courait vers elle, lui sautait presque dessus. Ce n'est que lorsqu'elle reconnut son amie et coéquipière de toujours qu'elle comprit. Elle oublia presqu'instantanément les questions que la défaite cuisante qu'elle venait de subir avait laissées en elle. A ce moment-là, rien ne devint plus important que les bras qui l'entouraient. Elle ne comprit pas pourquoi elle s'y sentait aussi bien mais préféra ne pas trop se poser la question, pas maintenant.
Au cours des six mois qui suivirent la défaite de Nagisa, cette dernière s'entraîna d'arrache-pied, plus longtemps, plus durement encore qu'à l'accoutumée. Alors qu'elle se tuait déjà à la tâche depuis bien longtemps, la jeune femme semblait prendre un malin plaisir à torturer son corps toujours un peu plus et n'hésitait plus à entraîner Riko avec elle, parfois contre son gré et avec toujours un peu moins de douceur. Néanmoins, la jeune femme, comme souvent, ne disait rien et endurait.
Perdre l'avait changée et son amie ne parvenait plus à obtenir avec elle ces petits moments de bonheur au cours desquels elles parlaient de tout et de rien, au cours desquels elle pouvait la prendre dans ses bras. Leur amitié existait toujours mais Nagisa avait, en l'espace d'un match, perdu bien plus que ce dernier et ce constat était parfois bien trop dur à supporter, surtout après plusieurs heures à s'entraîner sous les cris de la capitaine du club de badminton du lycée.
Néanmoins, et même si l'autre jeune fille était devenue trop obtuse pour s'en rendre compte, Riko continuait d'être là, de la supporter, de l'aider toujours un peu plus en occultant ses propres sentiments, quels qu'ils soient, occultant jusqu'à sa propre fatigue corporelle et, même s'il arrivait que, parfois, Nagisa redevienne celle d'avant ce fameux match, cela ne durait jamais bien longtemps. A la rentrée, cela deviendrait encore plus difficile et Riko le savait déjà. La défendre devant les autres le temps que tout redevienne comme avant serait difficile mais elle avait fait son choix depuis longtemps. Encore une fois, elle serait là.
Les peurs de Riko, le pire qu'elle avait imaginé ne dépassa pas ce qu'il se passa lorsque les activités du club reprirent et le fait que des rumeurs tournent sur « L'horrible Aragaki » n'était pas la plus plaisante des choses et ce, même si la principale intéressée n'en avait que faire.
« C'est quoi, cette réception ? »
« Encore ! »
La voix, toujours froide et cinglante, de l'entraîneuse résonnait dans le gymnase et l'épuisement moral et physique que ressentaient les joueuses à cause d'elle était extrêmement palpable. Tous en avaient marre. Tous avaient essayé d'attendre que ça passe mais leurs limites étaient atteintes.
« Tu dors ou quoi ? Debout, tu ne progresseras pas en faisant la sieste. »
Nagisa continuait son entraînement comme si de rien n'était tandis qu'en face, son adversaire, celle sur qui elle s'acharnait, était au sol, avait un mal fou à respirer, était totalement à bout face à ce qu'elle subissait. Toutes les autres joueuses regardèrent le court du milieu, celui sur lequel elles étaient. Tout le monde la trouvait trop sévère, Riko le savait bien. Que pouvait-elle bien faire ? Nagisa ne s'arrêterait pas avant d'avoir assez progressé pour battre cette Hanesaki ! Elle était beaucoup trop têtue lorsqu'il s'agissait de badminton et, si son amie de toujours lui enviait parfois cette qualité, elle était présentement en train de la détester.
« Elle est vraiment trop dure avec elles. Tu n'es pas d'accord, Riko ? »
Riko fût sortie de son observation par une des membres de ce club presqu'entièrement féminin. Elle voulut lui répondre mais ne sut pas quoi dire. Supporter Nagisa était compliqué, difficile, même pour elle alors elle pouvait concevoir que ça le soit encore plus pour d'autres, pour eux qui n'avaient pas envers leur entraîneuse les mêmes sentiments qu'elle.
Les quelques élèves de première année qui étaient venus voir le club de badminton trouvèrent un prétexte pour s'enfuir et Riko n'eut pas le cœur de les retenir. A quoi cela servait-il si Nagisa restait ainsi ? Il ne servait à rien de les dégoûter à vie du badminton.
Sur le sol, des volants cassés, vestiges parlants de l'entraînement important qu'ils subissaient tous, furent ramassés par la vice-capitaine qui vint les poser sur la table près de Me. Miyako Taromaru, le professeur en charge du club.
« Aragaki veut tellement que notre équipe s'améliore. Je suis sa tutrice mais je suis timide et sans expérience au badminton. Je ne suis qu'un poids pour elle… »
Supporter Nagisa et être présente pour elle, envers et contre tout, même les autres membres du club ? Riko pouvait le faire. Elle le faisait parce qu'une petite voix au fond d'elle difficilement identifiable lui soufflait que c'était la chose à faire, que c'était normal. Elle le faisait parce que Nagisa avait besoin de quelqu'un et qu'elle était la seule à pouvoir et à vouloir endosser ce rôle. Elle le faisait parce que voir son amie si passionnée abandonner au dernier volant lui avait donné l'impression de se faire transpercer le cœur d'un millier de couteaux. Par contre, supporter Nagisa et réconforter la tutrice en même temps était quelque chose au-dessus de ses forces, tout comme lui expliquer que la blessure que ce match avait infligée était bien loin de ce qu'elle imaginait. Nagisa Aragaki ne voulait pas seulement que l'équipe s'améliore mais souhaitait tout d'abord s'améliorer elle-même.
« Mais non, répondit tout de même Riko, ce n'est pas si simple…
Je vais m'en occuper ! J'ai une arme secrète ! »
Quoi ? Riko espéra avoir mal entendu. Cette arme secrète, quelle qu'elle soit, pouvait tout faire capoter ! Bien sûr, cela pouvait améliorer la situation et cracher dessus était impensable mais il existait un grand nombre de choses qui pourrait, au contraire, dégrader encore plus le comportement de l'entraîneuse.
« Une arme secrète ?
Oui. Tu vas voir ça ! »
La tutrice semblait déterminée et Riko n'eut pas le cœur de se battre contre elle, pas en même temps que de devoir se battre contre le mauvais comportement de Nagisa.
Dans les vestiaires, la même joueuse que précédemment vint la voir, profitant de l'absence de leur entraîneuse et capitaine.
« Riko ? Tu en penses quoi, toi ? »
S'il y avait bien quelque chose que la vice-capitaine ne voulait pas voir arriver, c'était ce genre de discussion mais, comme rien ne se passait jamais comme elle le voulait, elle fit comme si de rien n'était.
« Tu le sais très bien ! Ces entraînements, c'est de la torture. »
Sa colère était compréhensible et Riko ne lui en voulut pas de penser comme cela, mais elle-même devait rester calme, rester présente pour celle que tous les membres du club commençaient à détester.
« Pas besoin de parler comme ça. Laissons-lui encore un peu de temps. Tu sais ce qu'elle traverse, n'est-ce pas ? »
Riko pensait sincèrement ce qu'elle disait. Nagisa avait simplement besoin de temps pour digérer, rien de plus. Si les autres avaient vu, ce jour-là, la lueur si pétillante des yeux de leur capitaine et entraîneuse s'éteindre, ils comprendraient aussi. Rien n'était plus douloureux que cette image d'abandon.
« Il y a des limites quand même. »
Comme si de rien n'était, la principale intéressée entra dans le vestiaire et la plupart des autres filles partirent. Riko, elle, la regarda tendrement, essayant de percer ce nouveau comportement. Personne à part elle ne voyait les changements qui s'effectuaient alors même qu'ils étaient encourageants. Minimes, certes, mais tout de mêmes prometteurs.
Encore une fois, elle serait là.
Encore une fois, elle serait présente pour celle qui, depuis un moment déjà, avait pris une place considérable dans son cœur.
