Cette fic-là, j'y tiens particulièrement... je me rappelle de ce moment où je me suis dit que je voulais écrire la rencontre entre Holmes et Watson, à ma manière, sur la base du film. Je ne connaissais pas la série lorsque j'ai commencé et plusieurs détails m'ont amusé, la relation que j'ai ici construite entre Mycroft et Holmes n'était que très peu présente dans le film et la série est partie dans la même direction que moi... idem pour la présence de Stone comme seul ami "d'enfance" de Holmes et ensuite Barberousse dans la série... Si Sherlock Holmes ne m'appartient pas et si je ne tire aucune argent de cette fic - ceci dit, je suis en train de la retravailler en roman mais avec deux femmes - cette histoire est la mienne, les idées, et l'ambiance que j'y ai mis. Je vous souhaite une bonne lecture.
En cette fin d'automne, depuis plusieurs jours déjà la pluie plongeait le Londres de la fin du 19ème siècle sous un voile gris et humide.
Quelques rares passants - des hommes pour la plupart - protégés sous leurs longs manteaux sombres et chapeaux hauts de formes, bravaient le mauvais temps d'une allure fière et digne, accompagnes du chien de la famille.
Dans ce quartier aisé de la ville, les maisons hautes et étroites en briques rouges, collées les unes aux autres avec leur petits jardins soignés, bordaient des rues rectilignes.
A chaque coins de trottoir on croisait immanquablement le même élégant réverbère, et régulièrement, on entendait le claquement sourds des sabots d'un cheval sur le pavé, suivi du roulement aiguë des roues. On voyait ensuite le fiacre passer, s'arrêtant à tel ou tel porche ou continuant sa route.
Il était alors amusant d'observer la silhouette obscure caractéristique des cochers qui se confondaient dans le décor, leurs visages insondables sous l'ombre de leurs grands chapeaux qui semblait ne jamais témoigner la moindre émotion.
Privés ainsi de visages ils semblaient des ombres à apparence humaine tirant de temps à autre sur les brides d'un cheval dont on ne distinguait non plus le regard, dissimulé par les œillères.
Debout derrière une des fenêtres coquettement habillés de dentelle, l'étudiant en médecine John Watson regarde le vent froid de l'hiver balayer les feuilles mortes.
Un livre de l'université inutilement ouvert entre ses mains, il pousse un soupire las.
Imprégné depuis l'enfance dans une culture bourgeoise et distinguée, il a grandi entre les murs de ces rues, joué sur les pelouses soignée des parcs alentours, préservé de tout risque dans un monde confortable fait d'aisance et de rigueur. Comme toutes les personnes bien respectables, il a appris les bases de la civilité, à bien se tenir à table et en société, à ne jamais placer un mot plus haut que l'autre, à marcher droit surtout, à bien étudier, et en tous les cas faire montre de politesse, de culture et de raffinement.
Il fait toujours bien attention à observer la conduite que lui dictent ses parents et ne dévie jamais du chemin qu'ils tracent pour lui, marchant docilement sans regarder là où il ne faut pas. Car c'est pour son bien, indiscutablement.
Dans quelques années il obtiendra sans aucun doute son diplôme pour devenir médecin et se mariera avec une bonne épouse qu'il aimera et chérira jusqu'à ce que la mort ne l'emporte, l'emmenant avec elle loin de cette vie paisible pour un séjour paisible dans l'au-delà.
Le jeune homme a toujours vu les choses ainsi, et c'est comme ça qu'on les lui a toujours présentées.
Pourtant, depuis quelques temps, il se sent quelque peu à l'étroit avec cette idée. Mal à l'aise dans ce monde trop facile et monotone qui manque cruellement de fantaisie.
Toutes ces pensées tournent et se retournent dans sa tête, il ne sait ni où il en est ni comment s'en défaire.
Car aujourd'hui, il réalise a quel point tout cela est hypocrite et artificiel.
Il comprend enfin, avec une évidence vertigineuse, qu'il n'a jamais été heureux. Qu'il n'a jamais été, tout simplement, puisqu'il a toujours vécu en tant qu'exact reflet des exigences familiales.
Et cela l'effraye terriblement.
« - John ? Appelle soudain la voix de sa mère au rez-de-chaussée, venez donc aider vos sœurs à dresser la table, nos invités ne devraient plus tarder, à présent. Et n'oublier pas d'enfiler votre nouveau costume, il vous faut être présentable ! »
Perdu dans ses réflexions, maussade, John referme le livre dans un léger bruissement de papier, et obéit.
Le jeune Sherlock Holmes, 18 ans, lui aussi regarde par la fenêtre, sauf que celle ci a une teinte grisâtre et est couverte d'une couche de poussière opaque. Assis sur le large rebord, la tête appuyée contre le mur, il examine les gouttes d'eau ruisseler sur le carreaux.
Cela le fascine.
C'est comme observer des milliers de particules vivantes se risquant à traverser une vitre qui pourrait révéler leur véritable identité, évitant de se perdre dans l'amas de celles qui ont déjà sombré, usant de multiples sinuosités, accélérations et ralentissements, pour atteindre l'embrasure dont elles s'accapareront de nouveaux la teinte, feignant n'être que pluie, matière inanimée.
Mais lui a tout vu. Il les guette, il sait.
Il voit même bien au delà, les gens sur la place, leurs niveaux sociaux, leurs arrières pensées qui trahissent malgré eux leurs plus maîtrisée contenance, d'où ils viennent et où ils veulent se rendre, ce qui se cache derrière leurs diverses attitudes cruellement, terriblement trop facile à percer à jour pour sa perspicace et surdéveloppée intelligence.
Sans y prêter attention et tout en étudiant distraitement tout cela il devine même qu'au frottement léger que vient de produire la tôle de l'autre coté du vieux local dont il a fait son refuge que Stone, le chat errant gris tigré du quartier vient de rentrer - et ça ne peut être que lui, puisque Stone est de petite taille et l'ouverture étant trop grande pour lui, un autre chat aurait certainement provoqué plus de bruit.
Holmes tend sa main vers le sol à l'instant précis où la tête de l'animal vient s'y frotter. Dans un petit couinement il saute pour le rejoindre en ronronnant et se love entre son ventre et ses jambes repliées, pressant ses vêtements de ses petites pattes encore humides. Ce petit félin lui accorde une confiance totale.
Il ignore tout des plus cupides et abjects détours dont peut user parfois la perfidie humaine .
Dans sa parfaite nature, il ne peut condescendre à concevoir ce qui lui est inférieur.
Il ne peut même envisager qu'à tout moment cet humain, à qui il a soumis tout son être animal, peut le briser.
Par cela Holmes sait qu'il le domine ; mais il sait aussi que, derrière son apparence fragile, Stone le devine parfaitement ; et il continue pourtant de lui rendre visite. Ainsi, qui domine l'autre ?
« - Salut, Stone, fait-il, morose. T'as bien raison, fait un temps d'chien dehors. On est bien mieux dans mes bras, hein ? »
Le jeune homme enfouit ses doigts dans les poils longs couleur de pierre, laisse échapper un petit sourire crâneur, baisse le devant de sa casquette et ferme les yeux.
Les innombrables voix impertinentes qui ont élu domicile dans sa tête se taisent enfin. Et dans un soupir de soulagement il ferme les yeux, somnole.
Holmes sort une main de sa poche pour pousser sur la poignée froide. Il entre dans le local abandonné qui lui sert de refuge, enjambe le bazar sans nom qui traîne sur le plancher poussiéreux et s'affale sur son vieux fauteuil troué.
Il a faim ; Rien à manger.
Tant pis.
Il s'enveloppe dans la couverture en laine, recroquevillé sur lui même pour garder le maximum de chaleur corporel.
Comme toujours, ça revient le hanter.
Il a dix ans.
Deux longues années que Mycroft l'a abandonné - il ne pourra plus jamais l'appeler de nouveau frère.
Deux ans qu'il est seul avec elle. A voler pour elle. A traverser chaque soir ce bar répugnant et supporter les sarcasmes, regards pervers et mains baladeuses des clients pour aller demander les bouteilles whisky, payant avec la maigre monnaie qu'il a réussi à amasser au cours de la journée.
Deux ans que son visage est constamment parsemé de traces bleuâtres et de griffures ; son corps couverts de brûlures, d'éraflures et d'hématomes.
Deux ans qu'il s'est fait la promesse de ne plus jamais - au grand jamais - faire confiance à quiconque, de ne compter que sur lui même et d'être le plus exécrable et déplaisant possible.
Deux ans que le seul être auprès duquel il trouvait un peu d'amour et de réconfort a trahi sa confiance ; deux ans que son frère Mycroft l'a abandonné dans ce gouffre sordide …
Deux longues années, sans plus personne pour lui rappeler qu'il compte pour quelqu'un sur cette terre …
Le jeune homme attrape un cendrier et le jette violemment contre le montant de la cheminée. Il se penche pour attraper les herbes de cocaïne et s'empresse de les fourrer dans sa pipe. Avide, il aspire les premières bouffées, comme un noyé regagnant la surface. Il ferme les yeux, rejette la tête en arrière et explose d'un rire dément dans le silence lugubre de la pièce.
Non mais regarde toi : même une aveugle ne voudrait de toi ! Maigre comme un clou. Même pas bon pour aller travailler !
Ferme - la ! Tu crois que quelqu'un ici a envie de t'écouter ?!
Ton père, ton père, il n'a même jamais vu ta tronche !
J'en ai rien à faire, de ce que tu veux. T'es qu'un minable. Un sale petit avorton.
« Intelligent » ? Non mais tu te fiche de moi ? « intelligent », maintenant, on aura tout vu ! C'est a l'asile que je devrais t'amener. Monstre !
« Monstre ! » répète Holmes dans une furieuse frénésie.
Cette chanson, il la connaît par cœur.
Il ricane de plus belle. Attrape son violon, se lève et commence à jouer ;
danse, tangue, déraille.
Les couleurs se mélangent.
Le plafond, les murs, le sol, ne forment plus qu'un ensemble délirant.
Il étouffe, va ouvrir la fenêtre en grand.
Devant la lune pleine et luminescente, le corps secouée de tremblements sous les assauts de la drogue et du froid, trempé par la pluie qui s'engouffre dans la pièce, il joue, encore et encore.
Aujourd'hui, John avait décidé de partir un peu plus en avance que d'habitude pour faire un détour vers les quartiers les moins riches de Londres.
Non pas qu'il ne fut pas terrifié en s'enfonçant de plus en plus dans cet inconnu qui à chaque nouveau coin de rue lui paraissait un peu plus sombre, mais c'était si délicieusement effrayant, ces frissons dans son dos, cette sueur nouvelle sur son front.
Tous les regards étaient braqués sur lui. Il déglutit, inspecta du coin de l'œil son bel ensemble d'étudiant, tira mal à l'aise sur ses vêtements.
Il arriva enfin à une place plus aérées que les étroites ruelles et respira à grandes bouffées l'air qui le traversait, frissonna.
En cette heure matinale, les marchands tiraient à l'extérieur de leurs boutiques les présentoirs des divers produits en vente.
Il ne pleuvait plus, mais l'atmosphère était voilé de son habituelle couleur grise, comme un brouillard opaque.
John fit le tour des lieux, jetant des regards aux visages mornes des habitants qui le guettaient avec suspicion.
Il se posa un instant sur un banc.
A l'autre bout de la place, assis à même le sol sur les larges marches d'une église, un jeune homme joueait du violon.
On ne pouvait l'ignorer ; ne pas le regarder.
Et pas seulement à cause des notes torturées qui s'échappaient de l'instrument, ni de la fièvre avec laquelle il les arrachait de ses entrailles, douloureusement.
Mais il était là, tout simplement, insolent, indécent, avec ses mains enveloppées de mitaines qui s'acharnaient sur l'archet. Comme un intrus suspect, ni meilleur ni pire, juste pas à sa place.
John le remarqua instantanément.
Sans aucune raison, il éprouvait à son égard une franche antipathie.
Déjà, il fallait bien avouer que l'excentrique allure du jeune homme n'arrangeait pas les choses.
Il pourrait en avoir pitié, seulement, quelque chose clochait.
Un désordre trop parfait. Une perfection trop désordonnée.
Le jeune homme devait faire sa taille, bien que l'on devinât des muscles saillants sous les couches de vêtements. Il portait un pantalon en velours marron rapiécé aux genoux dans un tissus beaucoup trop large pour lui, retroussé sur des chevilles nues et maigres.
A ses pieds, de belles galoches en cuir qui semblaient mettre en évidence ses chaussettes dépareillés.
Jusque là, encore, ça pouvait passer.
Même la casquette, bien que légèrement provocatrice mise ainsi de côté avec les cheveux noirs ébouriffés qui dépassaient, n'avait en soi rien de catastrophique.
Mais alors, son grand et vieux manteau kaki usé ouvert en grand sur un hideux boléro grossièrement cousu dans un tissus de rideaux à grosses roses anglaises roses sur un fond écru, et la longue écharpe en laine rouge par dessus …
Non, décidément, John ne le supportait pas.
Il fallait pourtant avouer qu'il avait une certaine prestance, dans son excentrique accoutrement qu'il semblait prendre plaisir à afficher ; sa façon de se tenir, entièrement calculée, certainement, mais …
Peu après, un commerçant du quartier s'avança pour lui glisser quelques pièces et l'encourager de quelques paroles compatissantes, et John, qui aurait certainement pu faire la même chose que ce pauvre homme, assista à une scène qui le révolta.
Lorsqu'elle les pièces tintent en heurtant le sol, un son très léger pourtant, presque entièrement couvert par la musique de l'instrument, l'archet s'arrêta dans un sonore sursaut de corde et Holmes releva la tête imperceptiblement, son visage à moitié masqué par l'ombre de sa casquette.
Il s'immobilisa, le regard figé sur les pièces.
Du coin de l'œil, il remarqua que l'attention du joli rupin, assis à quelques banc de là, avait redoublé. Il sourit.
La voix de l'homme résonnait très clairement en lui, trop douce, trop gentille. Hypocrite.
Car ce n'est pas aujourd'hui qu'on lui prouvera que le monde puisse avoir quelques bons sentiments à son égard.
Un silence étrange planait sur la place, tel le calme avant la tempête.
« - tenez, ce n'est pas grand chose, mais je ne peux faire plus … les temps sont durs pour tous le monde, ici … ah, si au moins ça peut vous aidez à vous acheter un petit quelque chose à manger. Votre situation n'est pas facile jeune homme, et vous avez bien du courage de jouer malgré tout. »
Les mains d'Holmes tremblèrent sur l'instrument tandis que le marchand entamait un petit rire amicale qui s'éteignit dans le silence glacial de la place.
Très délicatement, il posa alors son violon à côté de lui, se leva et le dévisagea de la façon la plus neutre qui soit.
« -D'accord, déclara-t-il enfin, vous voyez une jeune personne jouer du violon sur les marches d'une église, pauvrement vêtue, et vous en concluez qu'elle fait cela pour de l'argent. Charmant. »
Il renifla d'un air sceptique et descendit les dernières marches qui le séparaient du vieil homme.
« -Et vous croyez sans doute qu'en tant que le pauvre et honnête mendiant que je suis, je vais chaleureusement vous remercier, pour les misérables livres que vous venez de me donner comme on jette les restes à un chien. »
Le marchand marmonna quelques bribes d'excuse. Pris de cours, intimidé par la haute silhouette du jeune homme qui se rapprochait de plus en plus jusqu'à lui cacher tout autre vision, il observa, terrifié, les yeux papillonnants, le regard sombre , ambré et inquiétant du violoniste, animé d'une lueur étrange, presque démoniaque. Il balbutia encore sans parvenir à sortir quelque chose de cohérent.
Holmes risqua encore un coup d'œil rapide au jeune rupin. La mine épouvanté, celui ci ne bougeait toujours pas, ce qui arracha à l'insolent une mimique d'irritation excitée. A l'évidence, il s'agissait là d'un nouveau défi.
Son attention se rapporta alors sur l'homme qu'il dévisagea de ses yeux plissés. Il se baissa pour attraper les pièces échouées entre eux et les inspecta tout en tournant autour de lui d'une lenteur calculée, comme s'il n'avait jamais vu de choses aussi curieuses.
Tombée totalement sous son emprise, le vieil homme conservait la plus parfaite immobilité. Les grattements du pouce contre l'index, la moiteur de son visage, trahissaient une peur grandissante …
Holmes ouvrit la bouche, prêt à quelques sarcasmes, quand la voix un peu aiguë et autoritaire, terriblement fragile, du jeune homme retentit dans son dos, lui coupant la parole :
« - Arrêtez ! »
Satisfait, il fit volte face, les mains croisées derrière le dos, et considéra avec un demi sourire courtois le joli rouquin qui traversait la place d'un pas énergique, hors de lui. Il s'arrêta à seulement quelques centimètres de lui et le défia d'un regard furieux qui ne dévia pas un seul instant, malgré la peur évidente qui l'habitait.
« - Veuillez cessez immédiatement cette comédie, siffla-t-il entre ses dents d'une voix plus forte qu'elle ne devait l'être naturellement, ses prunelles vertes emplies de répulsion, c'est absolument grotesque ! »
Leurs regards rivés l'un à l'autre ne semblaient plus vouloir se détourner et tout paru, l'espace d'une seconde insensée, hors de toute normes ou de notions temporelles.
Les poings de John tremblaient de fureur.
« - Nous n'avons même pas fait connaissance que je vous mets déjà dans tous vos états, constata Holmes, la mine moqueuse et réjouie. »
Un très bref instant, désarçonné, John cligna des yeux, ne sachant comment réagir à cette riposte inattendue. Mais il reprit presque aussitôt contenance et se détournant de Holmes, alla vers le marchand pour lui demander poliment si tout allait bien.
« - Ceci est absolument hors de propos, déclara-t-il alors que l'homme reculait vers sa boutique sans perdre une miette de la scène, vous maltraitez de la façon la plus abjecte ce pauvre vieil homme qui a eu la bonté de compatir à votre situation, ce qui est inadmissible. »
Il fallait bien avouer que le ton autoritaire avec lequel il le réprimandait, totalement décalé en ces lieux, comme le premier de la classe sermonnerait un camarade impertinent qui aurait manqué de respect au professeur, avait quelque chose d'attendrissant.
Holmes esquissa un sourire amusé et se rapprocha nonchalamment de lui. Celui-ci ne recula pas.
« - Inadmissible, voyez vous ça, rétorqua-t-il. Si vous tournez les choses de cette façon là, alors je ne peux que me demander … Si mon comportement envers ce vieil homme est inadmissible, il serait intéressant d'examiner le votre face à cette situation … Il semblerait que vous preniez les choses bien à cœur pour quelqu'un qui n'a rien à voir avec « cette comédie », monsieur le justicier. Est-ce par pur devoir de compassion envers votre prochain ? »
Il eu un petit mouvement de tête qui lui donna un air innocent.
« - Ou parce que vous vous sentez, peut-être, un tantinet impliqué ? »
Cette fois, il l'avait mouché. Il y eu un instant de silence, durant lequel le jeune homme, l'air écœuré, le fixait comme s'il espérait trouver sur son visage la réponse à tant de grossièreté.
« - Vous êtes vraiment … ! »
Mais le mot exact ne lui vint pas et il douta même d'en trouver un qui puisse convenir.
Holmes s'empressa de compléter :
« - fascinant ?
- Abjecte ! Coupa John, cassant. »
Sur ce, il ajusta son costume et quitta les lieux sans plus de cérémonie, avec une allure digne d'une bourgeoise offusquée.
Et Holmes sourit. Il avait obtenu exactement ce qu'il voulait.
Il faisait froid lorsque Holmes rentra dans son refuge.
Froid à l'extérieur et à l'intérieur. Froid partout. Même la fumée de sa pipe qui s'échappait entre ses lèvres frissonnantes paraissait glacée. L'hiver n'épargnait personne cette année là. Seulement les autres, il s'en fichait, et certainement ceux-ci se fichaient éperdument de lui en retour. Il avait froid.
Il aurait pu faire un feu mais ne s'en sentit pas la force et il n'y avait personne d'autre pour le faire à sa place.
Ce soir-là Stone était absent, sûrement batifolait-il avec une chatte du quartier.
Au moins, lui, il sait comment se réchauffer ! Pensa Holmes avec amertume.
Inexplicablement, cette pensée lui faisait mal.
Il n'y avait pas d'autre raison à ce qu'il soit dehors par un temps pareil, surtout à cette heure tardive. Le soir, il l'attendait toujours lorsqu'il rentrait, c'était comme ça, le jeune homme se débrouillait toujours pour lui ramener quelque chose à manger bien que lui n'eut déjà pas grand chose pour lui-même, Stone le savait et c'était leur moment à eux, leur moment de complicité malgré la galère qui les unissait tous deux dans ce local abandonné.
Stone était du genre solitaire, il ne se battait jamais avec les autres chats, ce qui excluait cette raison là.
Et puis, Holmes s'en doutait, l'animal partait certains soir pour aller rejoindre des femelles. Oui, il n'y avait que cette possibilité …
Holmes cessa soudain sa réflexion lorsqu'il prit conscience à quel point il était ridicule. En fait, il savait parfaitement pourquoi cela lui faisait mal mais il préféra ignorer cette pensée.
Il était seul, et si Stone préférait la compagnie d'une femelle à sa place, s'il l'abandonnait à son tour, alors … Toutes les mêmes, ces sales vipères malfaisantes !
Une semaine s'était écoulée depuis sa rencontre avec le jeune bourgeois, qui n'avait plus remis les pieds dans le quartier.
Ce qui aurait pu être, indéniablement, une source de divertissement incontestable.
Mais le monde était toujours aussi gris, aussi ennuyeux et dénué de tout intérêt. Même le froid lui pesait moins que cela, ce vide, ce silence, cette monotone uniformité. Il ne supportait plus … Non, même la drogue ne parvenait plus à chasser cette lassitude, cette aversion même pour la vie. Mais Holmes ne se suiciderait pas, car le monde sans lui ne serait plus le même, il ne pouvait pas se suicider. C'était un devoir.
Le sommeil ne lui apporterait aucun réconfort, il sentait déjà les griffes de ses cauchemars s'agripper à son esprit somnolent. Et puis, par ce froid, la mort ne rodait jamais loin.
Alors il renfila son manteau et sortit affronter l'air glacial de décembre.
Instinctivement, les yeux brûlés par la morsure du vent, il se dirigea vers la seule source de lumière, à savoir un bar miteux et assez mal fréquenté, mais où il serait, au moins, au chaud. Le corps grelottant, il s'engouffra à l'intérieur.
A peine eu-t-il refermé la porte qu'il n'eut plus qu'envie de s'enfuir.
Il ferma les paupières, essayant de faire taire toutes les voix dans sa tête qui s'étaient mises à tout analyser, déduire, classer, dans un vacarme insoutenable qui venait s'ajouter à celui qui régnait sur l'endroit.
Rien qui ne soit cependant de nature à le surprendre. Rien que des choses prévisibles, pitoyablement prévisibles.
Le mal de tête commençait à le prendre quand il entendit la voix du chef d'une bande de voyou du quartier. Il aurait pu tout aussi bien ne pas s'y intéresser, pourtant … il rouvrit les yeux.
« -Tu sais que c'est une très mauvaise idée pour un petit bourge dans ton genre, de traîner dans l'coin ? »
Effrayé, John recula, se cognant le dos contre le bar. Il avala sa salive, les yeux exorbités, sans savoir comment réagir face à la bande de malfrats qui le cernaient. Tandis que l'un lui faisait les poches, s'emparant sans ménagement de son écharpe, chapeau, manteau, argent, le voyou qui lui faisait face se rapprochait de plus en plus près, dangereusement près.
Il le dévisageait d'un air profondément méprisant et d'un geste brutal il attrapa son visage, compressant ses joues entre le pouce et l'index. John se dégagea dans un sursaut, tremblant comme une feuille.
« - regardez moi ça, comme ça a la trouille ! Railla le voyou, et si je faisais ça, hein ? »
John se rétracta tandis qu'il faisait mine de lui donner un coup de poing qui s'arrêta à quelques millimètres seulement de ses cotes.
Ils explosèrent de rire et John sentit son visage devenir rouge de colère et de honte mêlées. Il n'osait plus faire un geste … le vrai coup parti sans qu'il ne s'y attende et la douleur l'obligea à se plier en deux. Il suffoqua. Les larmes lui montèrent aux yeux.
« - Levez encore la main sur lui, et vous n'aurez plus jamais l'occasion de recommencer. »
La voix n'était ni très haute ni particulièrement forte mais elle sonna, grave, claire, par dessus le vacarme. Tous firent volte face et John leva les yeux vers l'intrus.
Le choc fut alors tel qu'il en oublia la douleur durant quelques secondes et son cœur manqua un battement.
Il se tenait là, droit et fier dans son accoutrement étrange et dépareillé, le regard dans le vague, le visage sombre aussi impénétrable qu'une plaque de marbre.
John n'en croyait pas ses yeux. La bouche grande ouverte, il le regarda s'avancer dans la lumière de la salle et s'approcher d'eux.
« - Vous le laissez, ordonna-t-il très calmement. »
Mais les voyous, remis de l'intervention, ricanèrent, se moquant peut-être de l'audace du nouveau venu.
« - Et pourquoi on l'laisserait, hein ? Va jouer les héros ailleurs, le cinglé ! C'est pas ça qui t'attirera la moindre sympathie, si c'est ça que tu cherches ! »
Holmes ne tiqua pas, pourtant il garda le silence quelques secondes avant de reprendre :
« - Vous le laissez, répéta-t-il, et cette fois, sa voix paraissait plus froide encore que le vent qui sifflait au dehors. »
Le chef croisa les bras sur sa poitrine, dévoilant son impressionnante carrure musculeuse, le regardant de haut d'un air dédaigneux.
« - Et qu'est ce que tu pourrais bien nous faire, hein, si on le laisse pas ? »
La réponse vint immédiatement, et un craquement se fit entendre alors que le poing du violoniste s'abattait brutalement sur le haut du nez du voyou qui s'affala par terre entre les pieds des chaises et les jambes de ses acolytes qui s'empressèrent de le relever. La main sur son nez ensanglanté, il le dévisageait à présent avec une haine croissante, comme une casserole abandonnée sur le feu. Le couvercle ne tarderait pas à sauter.
« -Tu vas me le payer, siffla-t-il d'une voix tremblante de fureur. »
Et avant que John n'est pu dire quoi que ce soit, ils se ruèrent sur lui. Pétrifié, il se mit à hurler des « Arrêtez ! Arrêtez ! » que personne se semblait écouter mais, au bout de quelques instants dérisoires, trois d'entre eux se tordaient de douleur au pieds du violoniste tandis que les deux autres, effrayés, reculaient vers la sortie.
« - vaut mieux qu'on se tire d'ici, suggéra l'un. »
L'autre acquiesça et, relevant leurs camarades, ils quittèrent les lieux au plus vite.
Holmes s'approcha alors du jeune homme immobile toujours adossé au bar, et sans lui prêter attention, alluma sa pipe dont il tira une première bouffée. Il l'examina enfin à travers la fumée.
« - je vois que vous avez des problèmes, remarqua-t-il, et le ton avait quelque chose de sévère bien différent de celui de la première fois.
- je vois que vous ne venez toujours pas de vous faire des amis, rétorqua John. »
Holmes esquissa un drôle de sourire qui ressemblait plus à une grimace et, se détournant de lui de trois quart, souffla juste avant de remettre le manche de la pipe entre ses lèvres :
« - je n'ai pas d'amis. »
Un silence passa. John ne savait pas trop s'il devait le remercier. C'était la moindre des choses, et c'est ce qu'il aurait fait avec n'importe qui d'autre. Pourquoi alors avait-il cette inexplicable envie de le giffler ? Sans lui, pourtant, il ne s'en serait à l'évidence pas sorti indemne, si jamais il s'en était sorti …
« - merci, murmura-t-il d'un ton presque interrogatif répondant à son questionnement intérieur.
- C'est tout naturel, répondit le violoniste - et l'air crâneur qu'il abordait évoquait l'exact contraire. »
John fronça les sourcils, essayant en vain de le cerner. Malgré cette apparence, il paraissait préoccupé et des rides fendaient son front. Ses yeux, marqués de cernes violacées, trahissaient son épuisement.
« - Il ne vous ont pas blessé, au moins ? S'enquit le fumeur. »
Ce n'était pas une simple question de politesse. A l'évidence, il n'était pas le genre de personne à poser une question simplement par politesse. Ce terme paraissait banni de son vocabulaire.
« - Est-ce que vous allez bien ? Le pressa-t-il, légèrement énervé. »
Son nez se mit à saigner et, éteignant la pipe qu'il rangea dans sa poche, il crachota le sang qui coulait sur ses lèvres.
« - Euh … je m'en remettrais, répondit John, les paupières papillonnantes, les yeux rivés sur l'épais liquide vermeil. Est-ce que vous … ?
- Bon, alors, allons dehors, vous voulez bien, le coupa-t-il. »
Ce n'était pas une requête, mais un ordre et John, ramassant ses affaires que les voyous avaient laissé, s'empressa de le suivre alors que le violoniste traversait la salle d'un pas vif pour atteindre la sortie, ses paumes de main appuyées sur ses narines.
Le brouhaha infernal du bar, les odeurs de fumée et d'alcool, s'évanouirent aussitôt que la porte se fut refermée, vite remplacés par le froid hivernal de la place déserte. A ses côtés, l'étrange jeune homme, le bas du visage couvert de sang, jura tandis que des taches pourpres souillaient la neige. Les mains gourdes, John chercha un mouchoir propre dans ses poches. Le fait qu'il se soit blessé pour lui, même si la blessure était minime, le dérangeait.
« - Attendez. »
Il se mit en face de lui et renversant la tête du jeune homme en arrière en le tenant par le front, pressa sans hésitation le tissus sur ses narines d'une main experte.
C'est alors qu'il réalisa la familiarité de son geste et son regard attentif se troubla quelque peu, mais il n'abandonna pas sa tâche. En tant qu'étudiant en médecine, c'était un réflexe.
Holmes ne s'y était pas attendu le moins du monde et il avait très légèrement frémi quand les mains de l'étudiant étaient rentrées en contact avec sa peau. Déstabilisé, les bras encore en suspend, il le dévisagea tandis qu'une chaleur étrange se répandait dans sa poitrine. Le joli rupin semblait embarrassé, mais attentif à ce qu'il faisait.
« - je suis étudiant en médecine, se justifia John dans un murmure, comme pour troubler le moins possible le silence. Il faut attendre un peu, ça devrait passer. »
Sans répondre Holmes acquiesça.
Puis le jeune étudiant retira le mouchoir et en reniflant d'un air gêné, Holmes s'écria soudain :
- Mais enfin, que faisiez vous, à traîner par ici ?!
Moins la question que la sévérité soudaine de la réprimande prit John au dépourvu.
- Et bien, je voulais ... m'amuser un peu.
Son air contrit amusa beaucoup Holmes. Il esquissa un demi sourire qui ne présageait rien de bon.
- Ah, vous vouliez vous amuser ? Et bien, moi, je vais vous montrer comment on s'amuse.
Il commença à partir, s'arrêta, fit demi tour et lui tendit la main.
- Au fait. Holmes. Sherlock, Holmes.
John lui rendit sa poignée de main et sourit à son tour.
- Enchanté, Holmes. John Watson.
La musique irlandaise tonnait jusque dans les rues lorsque les deux jeunes hommes s'aventurèrent dans les vieux quartiers de Londres. John eut un peu de mal à déterminer l'endroit. Une lumière chaude éclairait les pavés de la route où quelques clients étaient venus s'aérer un moment, fumant et discutant joyeusement entre eux. Alors que Holmes, et que ce nouveau nom sonnait étrangement dans sa tête, accélérait l'allure, John s'arrêta.
– Êtes-vous sur que... ?
Il se retourna de demi vers lui.
- Vous vouliez vous amusez, n'est-ce pas, Watson ? Et bien, il me semble que c'est l'endroit idéal pour cela !
Sur ce, il continua son chemin d'un air joyeux. John s'immobilisa un instant, presque choqué de l'entendre le nommer ainsi, comme s 'il lui avait non pas révélé son identité mais dévoilé une partie secrète et inexplorée de lui-même. Dans la bouche du violoniste, son nom prenait une allure sensuelle, presque dangereuse, prononcé en un murmure légèrement exigeant. Et cela lui plaisait, faisant écho en lui à quelque chose de l'ordre du fantasme. Jamais personne n'avait su lire ainsi en lui au delà des apparences, même s'il se répugnait à s'avouer ces travers là de sa personnalité, qui pourraient bien se révéler en être le centre. Avec un petit sourire aux lèvres, il rejoignit Holmes.
L'ambiance festive de l'endroit les gagna instantanément et ils commandèrent deux bières tout en explorant les lieux du regard, adossés au bar. La plupart des clients dansaient, les autres, installés aux tables, riaient bruyamment. Saisi d'une délicieuse extravagance, Holmes s'avança dans l'espace libre entre la porte d'entrée et le fond du bar. Il battit le rythme en claquant des doigts et commença à danser à son tour, en solo, d'une danse étrange et séductrice, bien à lui, légèrement en décalage avec la musique. Il lui tournait le dos, se déhanchant sensuellement dans ses vêtements trop larges, accompagné de mouvements de jambes et de bras parfaitement accordés. Soudain il fit volte face et se dirigeant vers lui en dansant, lui présenta sa main. Les lèvres de John s'entrouvrirent et il dévisagea Holmes comme si celui-ci venait de lui demander la lune. Sa main, presque par automatisme, se posa dans celle de son compagnon et, comme il tardait à réagir, Holmes l'attira avec lui sur la piste improvisée. Momentanément plaqué contre son torse, John s'empressa de murmurer, paniqué :
- Mais je ne sais pas... !
- Alors, laissez-vous aller, le coupa Holmes, comme s'il n'y avait rien de plus naturel que de danser ainsi devant tout le monde quand on a jamais dansé de sa vie... accompagné, si plus est, d'un si bon cavalier, laissez-vous aller, je vais vous guider, et puis ne vous en faites pas, l'alcool vous aidera...
John blêmit mais n'eut pas le temps de protester que déjà Holmes l'entraînait dans une chorégraphie rappelant les danses populaires du moyen age. Et sans savoir pourquoi, il sourit. Il dansait certainement aussi mal qu'un canard boiteux, les clients attroupés autour d'eux les dévisageaient, et il souriait. La musique emplissait chaque pore de sa peau et il ne lui semblait plus voir que le corps enfiévré de son cavalier se découpant sur la masse sombre et floue que formaient désormais la foule. Au détour d'un énième demi tour, il attrapa sa... bref, une chope de bière qui n'était pas la première et trinqua gaiement avec son compagnon. En total décalage, ils entamèrent un tango. John renversa la tête en arrière, éclata de rire alors que la main experte d'Holmes venait se caler au creux de ses reins cambrés. Tout se floutait autour de lui. Il avait l'impression de flotter quelque part où plus rien n'avait d'importance, ne plus rien contrôler, voler peut-être, ou tomber en chute libre mais toujours rattrapé, à la dernière seconde, sans que jamais son corps ne s'abîme dans le délicieux tourbillon.
John ne savait pas mentir. Lorsqu'il rentra dans la nuit, ses parents l'attendaient et lorsqu'ils le questionnèrent, il leur répondit, légèrement instable et euphorique, le plus simplement du monde qu'il avait dansé dans un bar Irlandais. En guise de punition, ils le consignèrent dans sa chambre en lui interdisant toute autre sortit jusqu'à nouvel ordre. Mais la tête ailleurs, John ne protesta pas et monta s'enfermer de lui-même dans sa chambre, l'oeil hagard, un léger sourire aux lèvres, n'entendant qu'à peine les remontrances de ses parents, couverts par la musique Irlandaise qui flottait encore dans ses oreilles.
Un mois durant il ne retourna plus voir Holmes ni ne se rendit dans le quartier où il l'avait rencontré. Il pensa beaucoup à lui cependant, et plus encore ce que cela éveillait en lui. John avait toujours su qu'il n'était, au fond, pas quelqu'un de très sain sans savoir exactement pourquoi. En tout cas, même s'il ne commettait jamais d'erreur, et représentait le modèle parfait du fils que tout parent rêverait d'avoir, de part sa politesse, ses bonnes manières et sa réussite scolaire, il n'avait jamais pu supporter qu'on s'extasie sur sa soi disant sagesse et droiture. Cela lui évoquait, à chaque fois, une sourde et contenue colère. Non, il n'était pas quelqu'un de " sage ", et peut-être plus malsain encore parce que justement, c'était l'image qu'il donnait à voir de lui-même.
Or, qu'il le déteste ou l'admire, il ne restait pas insensible à ce Holmes. Il représentait tout ce qu'il ne pourrait jamais être et bien que sa manière même de respirer ne l'agaçât profondément, il devait bien avouer que ce n'était rien de plus que de l'empathie déguisée.
