Crédits : les personnages, à quelques exceptions près, appartiennent à Maki Murakami, je me contente simplement de les emprunter. Merci beaucoup à Kris pour sa relecture !


Chapitre I

Il pleut. La pluie frappe les vitres depuis des heures, poussée sans relâche par un vent aussi violent qu'obstiné. Elle crépite sur les carreaux, et quand je lève le regard je n'aperçois qu'un rideau gris et triste qui brouille l'horizon.

J'ai l'impression qu'il pleut sans cesse, ces derniers temps. Ma vie est à l'image du temps au dehors – triste, grise, froide. Si seulement les gens savaient… Ils ne voient de moi que ce que je veux bien laisser paraître sans se douter, quand ils me côtoient, que mon cœur est mort et qu'ils n'ont affaire qu'à un triste automate. Car c'est vraiment ce que j'ai le sentiment d'être devenu. Je pensais qu'avec le temps ma douleur s'estomperait, mais il n'en est rien. Combien ils me manquent…

Rien n'est plus comme avant. Ce que je faisais avec joie, avec envie et fierté, je ne le fais plus que machinalement, par habitude, pour ne pas sombrer totalement et en finir une bonne fois pour toutes avec la grisaille perpétuelle qu'est devenue ma vie. Je n'en ai pas le droit, même si l'idée m'a plus d'une fois effleurée. Je la sais tapie dans un coin de ma tête, jamais très loin de ma conscience, mais je ne peux pas l'écouter. À cause de Ritsu. S'il venait à me perdre aussi… il ne s'en remettrait jamais.

Je pars demain pour le Japon. C'est bizarre, cela fait près de deux ans que je n'y suis pas retourné. Après leur mort, on nous a envoyé vivre ici sans même nous demander notre avis. Depuis, j'ai beaucoup voyagé, je me suis produit en Amérique, en Europe, mais c'est la première fois que je retourne en Asie. Je suppose que maintenant que je suis célèbre, les choses sont différentes pour ma famille… Non, c'est l'amertume qui me pousse à penser cela. Mais jamais je n'ai souhaité venir vivre ici…

« Suguru ?... »

Interrompu dans sa rêverie morose, l'adolescent reposa son stylo et referma le cahier dans lequel il avait pris l'habitude de consigner ses pensées avant de se retourner. Ritsu, son petit frère âgé de six ans, se tenait sur le seuil de sa chambre, l'air indécis, comme s'il n'osait pas entrer dans la pièce.

« Oui, Ritsu ? Qu'est-ce que tu as ? »

Suguru savait bien ce qu'il avait – du moins, il en avait une idée assez précise. Son départ pour le Japon perturbait énormément son frère, d'autant que, cette fois, il partait pour plusieurs semaines.

Ritsu n'avait que trois ans et demi quand leurs parents étaient morts, tués dans un accident de la circulation. Perdu, n'ayant désormais plus que son aîné, âgé à l'époque d'un peu plus de treize ans, à qui se raccrocher, il avait très mal vécu la période qui avait suivie au cours de laquelle Suguru et lui s'étaient retrouvés ballottés de parents en parents, un jour chez un oncle, le lendemain chez un autre jusqu'à ce que, d'autorité, un de leur parent qui vivait aux États-Unis ne décide de les accueillir chez lui, à New York. Et c'était là qu'ils vivaient, depuis maintenant deux ans.

« Pourquoi je peux pas aller au Japon avec toi ? »

Suguru poussa un soupir et se leva. Ritsu hésitait toujours sur le seuil et il lui tendit la main pour l'inviter à venir à ses côtés.

« Viens là, poussin. Tu sais pourquoi tu ne peux pas venir avec moi, on en a déjà parlé plusieurs fois. »

Tête basse, l'enfant pénétra enfin dans la chambre. Avec sa chevelure noire et ses yeux noisette, il ressemblait de façon frappante à son frère aîné à tel point que, sur ses photos d'enfance, Suguru était souvent pris pour Ritsu.

L'adolescent s'assit sur son lit et attira son frère à ses côtés. Ritsu ne se plaisait pas aux États-Unis. Bien qu'il ait rapidement appris à parler anglais, il avait eu du mal à s'intégrer à sa nouvelle école et ne s'y était pas fait beaucoup de camarades.

« C'est pour mon travail que je vais au Japon, Ritsu. Pas pour m'amuser, tu sais, dit Suguru avec gravité en plongeant ses yeux marron dans ceux, si semblables, de son jeune frère. Toi, tu dois aller à l'école.

- Mais cette fois tu t'en vas pour longtemps, plaida le petit garçon d'une voix tremblante de larmes contenues. Je veux pas rester tout seul ici…

- Je t'ai promis de te téléphoner tous les soirs, et tu sais que je tiens toujours mes promesses, poussin. Moi non plus je n'ai pas envie de partir si longtemps, et j'aurais vraiment préféré que tu viennes avec moi, mais ça n'est pas possible alors il vaut mieux se dire que ce n'est qu'un moment pas très agréable à passer mais qu'il finira bien par se terminer. »

Deux mois au Japon, huit longues semaines de séparation, tout cela parce que Nobuo Seguchi, l'oncle chez qui vivaient les deux garçons, avait estimé qu'il serait bon de mettre à profit les deux récitals que Suguru devait donner dans son pays natal pour aller visiter les membres de sa famille.

« Dieu seul sait quand tu auras l'occasion de retourner là-bas, avait-il dit. Ce premier prix au Concours de Genève t'a ouvert bien des portes, le monde entier va bientôt s'arracher ta personne. Ta réputation de prodige du piano n'est pas usurpée, Suguru, tu as à peine seize ans et le monde pour toi ! »

Si vous saviez comme tout cela m'est égal, mon oncle, avait songé le garçon. Ce n'est pas tant la soif de célébrité qui me pousse en avant que le fait que ma vie n'est plus rien sinon qu'un champ de ruines, une plaine grise et dévastée, et que sans la musique je ne suis plus rien. « J'ai eu le meilleur des professeurs pour cela, oncle Nobuo. »

Ce dernier avait soupiré.

« Ta mère était une pianiste exceptionnelle, à la virtuosité saluée dans le monde entier. Je sais combien elle te manque, mon garçon, mais rien ne la fera revenir parmi nous. Tu es l'héritier de son talent, considère cela comme une chance plutôt qu'un fardeau. »

Ces paroles n'avaient pas manqué de hérisser Suguru.

« J'ai toujours été fier de cet héritage, comme vous l'appelez, et pour rien au monde je ne le renierais. Mais la mort de papa et maman a tout changé, et je ne continue à jouer que parce que c'est la seule chose qui m'empêche de me jeter sous une voiture chaque fois que je sors dans la rue. Parce qu'il faut que je trouve une raison pour continuer à vivre, et pour donner à Ritsu une chance d'éviter de connaître ce que j'ai vécu. »

Enfant, Suguru avait suivi sa mère au gré de ses tournées et de ses récitals. Avec son père, océanographe, lui aussi souvent absent, Haruka Fujisaki avait refusé de confier son fils à sa famille et choisi de le garder auprès d'elle. De ces années, le garçon conservait le souvenir de déplacements incessants, d'inoubliables rencontres et de paysages fantastiques, mais en contrepartie il n'était jamais allé à l'école et n'avait de ce fait jamais eu l'occasion de se faire des amis.

Ce n'est qu'à la naissance de Ritsu que Haruka avait pris la décision d'interrompre sa carrière, du moins jusqu'à ce que le petit garçon ait une dizaine d'années, et la famille s'était fixée au Japon, à Tôkyô. Malheureusement, Akio et Haruka Fujisaki avaient trouvé la mort trois ans plus tard, dans un tragique accident de la route, et les deux garçons avaient été envoyés aux États-Unis.

« Je veux pas que tu pars… », murmura Ritsu d'une voix suppliante en encerclant de ses bras la taille de son frère. Il pressa sa tête contre son flanc et se mit à pleurer.

« Que tu partes », corrigea machinalement Suguru en lui caressant les cheveux d'un geste réconfortant, bien qu'il ait eu lui aussi le cœur gros. Il le laissa s'épancher sachant que, de toutes manières, il ne pouvait rien changer à la situation.

Enfin, les larmes de Ritsu se tarirent et il leva son petit visage défait vers son aîné.

« Ça va mieux ? Ce n'est pas en pleurant que tu feras changer les choses, Ritsu. Je sais que tu n'es pas très heureux ici, et moi non plus, pour tout te dire. Je sais aussi que tu n'as pas beaucoup d'amis à ton école, mais ça va certainement changer… Et puis, il faut que tu sois patient, poussin. Je ne suis pas encore majeur. Tu sais ce que ça veut dire, être majeur ?

- Non, répondit le petit garçon en secouant la tête.

- Ça veut dire qu'on a le droit de faire ce qu'on veut. Mais pour ça, il faut avoir vingt ans, et je n'en ai que seize. Pour le moment je dois faire ce qu'on me dit – comme toi, Ritsu – mais je te promets que dès que j'aurai vingt ans on retournera vivre au Japon, rien que tous les deux. »

Il s'en était fait le serment et avait bien l'intention d'honorer cette promesse.

« Mais… c'est dans longtemps ? questionna l'enfant.

- Oui. Il va falloir que tu sois très patient.

- C'est dans six mois ? »

Renonçant à expliquer les mystères du temps qui passe à son frère qui, de toutes manières, aurait été incapable de les appréhender, Suguru ébouriffa gentiment la chevelure du petit garçon et répondit :

« Encore plus que ça, c'est pour ça qu'il va falloir que tu sois vraiment, vraiment très patient. Moi non plus je ne veux pas rester en Amérique, poussin, mais je vais devoir attendre, comme toi. »

L'adolescent se baissa et déposa un baiser sur les cheveux d'un noir de jais de son frère.

« Maman et papa me manquent aussi, Ritsu. Heureusement que tu es là, avec moi. »

L'enfant ne répondit rien et se serra plus étroitement encore contre son aîné. Tous deux restèrent ainsi un long moment à regarder en silence la pluie qui tombait toujours au dehors.

Si tu savais, mon petit Ritsu, c'est grâce à toi que je trouve la force de supporter cette existence grise et froide, pareille à une valse triste dansée par des gens tous plus anonymes les uns que les autres.

C'est pour toi que je vais donner mes prochains récitals en oubliant, l'espace d'un instant, que j'ai l'impression qu'il pleut dans mon cœur depuis bientôt deux ans.

Peut-être qu'il pleut moins, au Japon ?

À suivre…