Rating : PG-16 (violence suggérée, infantidice)
Disclaimer : Les personnages appartiennent à Lewis Carrol.


Margaret avait entendu la clé tourner dans la serrure. Son épaule cogna contre le mur alors qu'elle se retournait, le cœur au bord des lèvres. Pendant un fol instant la jeune pensionnaire eut l'envie de se jeter contre la porte, d'implorer la miséricorde de ses camarades. Quitte à griffer le bois jusqu'à en perdre ses ongles. Néanmoins Margaret avait accepté le défi – s'y soustraire n'aurait pas été digne d'une lady en devenir.

La jeune fille inspira longuement, fermant les yeux le temps de calmer les battements de son cœur. Quand elle releva les paupières, elle fixa le miroir qui avait été abandonné dans ce placard désuet. L'inscription sur le métal s'était si érodée qu'elle en devenait illisible. Mais nul besoin d'en connaître la teneur pour connaître l'usage de l'objet. Margaret avait vu l'exacte copie dans la demeure de ses parents. Tout individu assez fortuné pouvait s'octroyer un miroir magique, objet indispensable permettant de communiquer à distance avec la plus grande des facilités. Celui-ci avait du cesser de fonctionner et avait été jeté au placard comme on se débarrassait d'un quelconque objet devenu obsolète.

Une araignée passa, à défaut d'un ange, telle une ombre vivace, n'arrachant pas même un sursaut à Margaret. Lentement l'Anglaise psalmodia l'incantation.

— Bloody Mary... J'ai tué ton enfant.

Par trois fois, Margaret répéta l'incantation. Le verre dépoli du miroir ne se troubla point, demeurant ce qu'il était : du verre. Un soupir s'échappa des lèvres de l'Anglaise. La jeune fille se retourna vers la porte, s'apprêtant à appeler ses amies pour leur annoncer sa réussite.

Sa gorge émit une plainte déchirée.

Un corps venait de la plaquer contre la porte. Des doigts enserraient sa gorge, la serrant, meurtrissant sa chair et ses organes. La main de Margaret frappa la chambranle, tâtonna à la recherche de la poignée. Qui s'en prenait à elle ? Quelqu'un s'était-il caché dans le placard ? Ses camarades lui avaient-elles joué une mauvaise farce ?

Fuis ! hurlait chaque cellule de son corps, mais fuir elle ne pouvait pas. Sa main n'était plus qu'un oiseau affolé qui frappait les barreaux de sa cage, incapable de trouver la sortie. Sa bouche n'éructait que des sons dénués de sens, des appels à l'aide avortés. Sa tête cogna contre la porte.

Une, deux, trois fois.

Les trois coups avant le lever du rideau. L'annonce du nouvel acte.

La porte s'ouvrit sous l'impulsion du concierge, sollicité par les appels éperdues de ces demoiselles les pensionnaires. Le corps de Margaret gisait dans le placard, aussi désarticulé qu'un pantin auquel on aurait coupé les fils.

Lors de son autopsie, le médecin imputa la mort de Margaret à une crise de panique, probablement causée par un élan de claustrophobie. Personne ne sut expliquer comment ses camarades n'avaient pu réussir à ouvrir le placard alors qu'elles détenaient la clé. Ni comment le ventre de Margaret s'était retrouvé ouvert, telle une fleur écarlate éclose.


Rapport de police sur l'affaire Bloody Mary

La zone géographique des meurtres s'étend sur tout le Royaume-Uni touchant aussi bien la capitale que les contrées de l'Écosse. Au vu des autopsies pratiquées sur les corps, et du délai très court observé entre certains meurtres, l'affaire doit être menée par plusieurs personnes localisées à différents endroits. Aucun profil n'a encore été dressé au vu du peu d'informations en notre possession.

Nous pouvons simplement ébaucher un mode opératoire. Le criminel agit particulièrement en soirée et à la nuit tombée. Les victimes sont exclusivement de sexe féminin. Le coupable semble avoir un attrait particulier pour les prostituées, mais s'est déjà attaqué à des femmes de bonne condition sans distinction de rang social. Le décès est souvent occasionné par l'asphyxie, mais les méthodes peuvent varier selon l'environnement : on a déjà notifié plus d'une noyade mais aussi des traumatismes crâniens causés par des objets contondants. On note sur tous les cadavres, sans aucune exception, que leur abdomen ouvert : si la femme était enceinte, le fœtus est porté disparu. Nous ne savons encore pourquoi un tel mode opératoire : doit-on l'imputer à d'obscurs rituels de sorcellerie ? En attente d'indices plus probants, toutes les possibilités doivent être évaluées.

En attente de l'avancée de l'enquête, prudence et vigilance sont de mises. Des équipes doivent être déployées afin que, chaque nuit, elles quadrillent la ville où elles officient. Un roulement doit être établi pour éviter que la fatigue n'obscurcisse le jugement de nos officiers. Un compte-rendu doit être mené après chaque ronde.

La surveillance doit aussi toucher la population en général, et aucune rumeur ne doit être ignorée. Des « jeux » ont lieu dans certaines institutions : n'oublions pas l'incident du Perfect Ladie's College qui causa le décès d'une de ses pensionnaires et nous ouvrit sur les yeux sur ces pratiques perpétrées dans d'autres pensionnats sous couvert de « mettre à l'épreuve » les nouvelles recrues. Il est fort à parier que ces « amusements » des plus sordides sont menés dans l'ombre.

Toute découverte ou avancée menée sur l'affaire doit être communiquée aux autres postes de police du pays. L'affaire est d'intérêt nationale et ne peut avancer que si nous travaillons dans un but commun.

Que Dieu seconde la main armée de notre Roi et sauvegarde la vertu de notre Reine.

Rupert Dodgson

Chef de Scotland Yard


Lewis Whitness frissonna en lisant le détail des autopsies menées sur les cadavres. La mention même du sang lui arrachait toujours un frisson désagréable. Quant à la vue elle lui arrachait un haut-le-cœur. Autant dire que le détail cru et méthodique d'un rapport d'autopsie ne lui donnait guère l'occasion de se sentir à l'aise. Les doigts tremblants l'officier referma la chemise du dossier, essayant d'oublier ce qu'il avait lu. Les autres occupants du wagon ne lui accordaient pas même un soupçon de regard, enfermés dans leurs propres préoccupations.

Le regard de Lewis glissa sur une jeune fille, adolescente en herbe, jeune pousse lisant méthodiquement son livre aux côtés d'une femme dont la tenue sombre, dénuée de toute fioriture, annonçait la nurse par excellence.

La vision de cette femme en devenir, à demi masquée par la chaperonne, rappela à Lewis cet ersatz d'enquête menée au Perfect Ladie's College, cette entrevue avec Miss Hannah Wood. Malgré ses questions Lewis n'avait pas pu lui arracher plus de quelques mots. La jeune fille n'avait cessé de répéter la même litanie : « Ce n'était qu'un jeu. Un jeu ! Si j'avais su... Je n'aurais pas... Je ne sais pas ce qui s'est passé ! » De toute évidence l'affaire avait marqué durablement Miss Wood.

Les jeunes filles ne devraient pas mener de telles excentricités songea Lewis Whitness en observant le décor campagnard défiler derrière la vitre du wagon. Les lady devraient occuper leur temps oisif à la broderie, l'aquarelle... Et non à vouloir invoquer une quelconque entité du folklore populaire !

L'incident avait donné son nom à l'affaire. Bloody Mary. La figure n'était inconnue de personne dans le pays, néanmoins elle semblait avoir gagné en intensité avec la multiplication des meurtres. Le peuple, désœuvré, avait puisé dans son patrimoine et ses croyances d'une autre époque afin de donner une identité, un nom, comme si par ce biais cela pouvait permettre à, tout un chacun, de mieux affronter l'inconnu.

Ce serait touchant si nous étions dans un roman. pensa Lewis avec amertume. Hélas nous nous trouvons dans la réalité.

Si Lewis avait été un personnage de roman, il était persuadé qu'il ne se trouverait pas là, assis sur la banquette inconfortable d'un wagon à destination d'Oxford. Il ne serait pas collé contre la paroi du train, presque écrasé par la masse superbe d'un homme dont l'embonpoint et le nez gracieusement courbé lui faisaient songer à un dodo. S'il avait été dans un roman, Lewis n'aurait pas été officier de police. Il aurait trouvé le courage de s'opposer à ses parents, de faire ses valises et de partir vivre d'amour et d'eau fraîche comme tout artiste.

Mais Lewis n'était ni un personnage de roman, ni un héros. Il avait courbé l'échine face à la voix parentale, mené les études qu'on lui imposait et s'était retrouvé à essuyer les postillons de son supérieur, le capitaine Grouchy.

— V'là l'affaire que tu dois résoudre, lui avait éructé le capitaine en lui lançant le dossier sur son bureau. On t'a fait une copie complète, rien qu' pour toi. Si tu réussis, t' seras des nôtres. 'tant te jeter dans l' feu main'nant, ça te f'ra les crocs, le bleu.

Et comme Lewis n'était pas un héros, il avait courbé la tête sans mot dire et avait commencé à compulser l'épais dossier. Il devait faire ses preuves, montrer au troupeau qu'il était digne de l'intégrer, que sous ses airs de jeune éphèbe blond il se cachait un homme de terrain prêt à traquer le criminel et à donner son sang pour le bien de la couronne britannique. Lewis s'était si bien enhardi qu'il s'était senti pousser des ailes. Jusqu'au moment où il avait jeté un œil à l'antre du médecin-légiste et tourné de l'œil sous le rire égrillard de ses collègues.

Le train stoppa son avancée dans un vacarme métallique auréolé d'un panache de fumée. Saisissant sa maigre valise, le dossier coincé sous son bras, Lewis joua des coudes pour quitter le wagon bondé, s'infiltrant parmi la file des passagers descendant à la gare d'Oxford. La ville où, il l'espérait, son investigation allait pouvoir pleinement commencer.


The Rabbit Hole n'avait rien d'un hôtel luxueux. La tuyauterie grinçait dès qu'on avait le malheur de tourner le robinet, et l'eau que ce dernier crachotait oscillait entre le glacial et le tiédasse. Lewis était certain que se baigner dans la Tamise lui aurait été bien plus profitable. Quant au tenancier de l'hôtel, il était aussi aimable qu'une porte de prison : bedonnant, les bajoues pendantes, il lorgnait Lewis d'un œil suspicieux depuis son arrivée. L'officier de police avait émis l'hypothèse que l'homme devait faire parti de ces individus qui soupçonnait tout homme comme Lewis, autrement dit les jeunes hommes n'abordant aucune pilosité faciale, d'être du mauvais côté de la sexualité. Opinion à laquelle Lewis était habitué et dont il ne se formalisait guère. L'enquête importait avant tout.

Le jeune homme s'était douté que la tâche serait ardue. À lui seul comment pourrait-il réussir là où toutes les forces de police d'un pays patinaient ? Néanmoins, il avait eu le fol espoir d'obtenir, en quelques jours, quelques témoignages qui auraient pu l'aider. Que nenni. Les gens se dérobaient, mal à l'aise, ou n'évoquaient que de vagues rumeurs. Il faut dire que personne n'avait survécu à un face à face avec le criminel, seuls restaient les proches des victimes. Le nom de Bloody Mary revenait, de temps à autre. D'autres mentionnaient la possibilité d'un homme, échappé d'un asile, agissant sous le coup de la folie. Ou d'un médecin cherchant à comprendre le fonctionnement interne des femmes. Autant de théories basées sur des soupçons, et non des faits, qui ne faisaient que plonger davantage Lewis dans le trouble.

L'espoir s'était, peu à peu, mué en résignation amère. Une bouteille de scotch à la main, Lewis fixait d'un œil morne le plafond de sa chambre. Il pataugeait, enlisé jusqu'au cou. Œuvrer au sein des forces de l'ordre ne l'avait jamais tenté. néanmoins il s'était dit qu'il saurait, peut-être, y trouver son compte en se forçant. Tout semblait lui dire que ce métier n'était pas pour lui. Les indices étaient quasiment inexistants. Il sentait s'enfoncer, peu à peu, au sein d'un puits sans fond.

Le goût du scotch, lorsqu'il porta la bouteille à ses lèvres, lui arracha une grimace. Il n'avait jamais su apprécier la saveur de l'alcool. Ce dernier lui montait facilement à la tête, raison qui l'avait poussé à s'enivrer tel un vulgaire poivrot du quartier de Winchester. Geste qu'il savait idiot mais qui avait le mérite de lui changer les idées – pour un temps.

Avec des gestes patauds, Lewis se releva à demi de sa couche. Ses yeux se posèrent sur la porte de la salle de bain, entrouverte. Ne lâchant pas la bouteille à demi pleine, l'Anglais se dirigea vers elle, manquant de trébucher à chaque pas. Son coude heurta la chambranle lorsqu'il entra dans la pièce. Au-dessus de l'évier trônait un miroir – un vieux miroir griffé par endroits qui semblait prêt à se briser au sol à tout instant.

Lewis déposa la bouteille sur le bord de l'évier. Le miroir renvoyait son reflet : ses boucles blondes, ses yeux gris terne enfoncés dans leurs orbites cerclés de cernes, les paupières alourdies par le manque de sommeil, les longs doigts pianotant le bord de l'évier... Lewis eut un rire contrit à la vue de son image. Il faisait presque peine à voir. Il entendait déjà son père se plaindre encore de « sa faiblesse de femme ».

Une absurdité traversa l'esprit de Lewis. Une absurdité née de la déception et de l'alcool. Ses mains se plaquèrent de chaque côté du miroir. Front posé contre le verre froid, Lewis psalmodia.

— Bloody Mary, j'ai tué ton enfant. Bloody Mary, j'ai tué ton enfant. Bloody Mary, j'ai tué ton enfant.

Lewis cligna des yeux. Rien ne se passa.

— Bien évidemment. (Un rire nerveux secoua ses épaules.) Ce ne sont que fariboles et-Ah !

Lewis fit un bond en arrière. Un autre visage avait remplacé son reflet dans le miroir. Le visage d'une femme en robe de deuil. Les rides apparentes au coin de ses yeux trahissaient son âge avancé – probablement plus près de la cinquantaine que de la vingtaine. Son épaisse chevelure brune, nouée en une de ces coiffes volumineuses dont étaient friandes les dames, était striée de mèches grises. Une dame comme Lewis aurait pu en croiser dans n'importe quel rue du Royaume-Uni. Un visage presque amical s'il n'y avait eu cet éclat dans le regard – un éclat dur et froid.

Le dos de Lewis heurta la porte alors que l'apparition sortait du miroir. L'homme vit, distinctement, les mains de la femme se poser sur le montant du miroir pour s'en extraire. La bouteille de scotch fut heurtée par le coude de la femme. L'alcool s'écoula, en glougloutant, dans l'évier.

La main de Lewis tâta son torse, n'y rencontra que sa chemise. Évidemment il avait laissé son holster dans la chambre. Il s'en était défait en même temps que son gilet, comme il avait l'habitude de le faire.

— Lewis... Du calme... (Sa voix, nerveuse, sonnait à ses propres oreilles comme totalement efféminée) Tu as trop bu, voilà tout. Tu vas te coucher et...

— Eddy.

La femme venait de prononcer ce prénom en fixant Lewis. Le jeune homme fut troublé par le regard de l'apparition – un regard aimant, comparable à celui que pourrait poser une mère sur son enfant. La femme avait fini par sortir, toute entière, du miroir s'avançant à pas mesurés vers Lewis qui, paniqué, ne bougeait plus. L'homme tressaillit lorsque les doigts de la femme se posèrent sur sa joue.

— Maman t'a trouvé. Maman t'a enfin trouvé. Mon Eddy, mon tendre et cher Eddy Liddell.

— Je ne suis pas... (Lewis s'humecta les lèvres, sentant qu'il tirait sur une corde pouvant ouvrir une trappe qui l'avalerait, tout entier.) Je ne suis pas... Eddy, Madame.

Le regard de la femme se troubla. Lewis vit la faible lueur qui s'y était logé s'éteindre aussi vivement que s'il avait mouché une bougie.

Les mains de la femme le saisirent à la gorge, serres de rapace se refermant sur leur proie.

— Rendez-moi Eddy ! Rendez-le moi ! Je suis sa mère !

Les mains de Lewis frappèrent l'air tels des oiseaux paniqués. Sa main gauche réussit à saisir le broc de faïence, frappant à l'aveugle ne cherchant qu'une chose : pousser la femme à lâcher prise. Un cri explosa – de surprise et de douleur. Lewis inspira une large goulée d'air, sentant les mains s'ôter de sa gorge. La femme le fixa d'un regard empli de haine, avant de s'engouffrer dans le miroir comme elle l'aurait fait en usant d'une porte.

Lorsque Lewis se releva et plongea son regard dans le verre, il n'y vit que son propre regard interloqué. Et les traces pourpres des mains de la femme sur la peau de sa gorge tuméfiée.


Le cimetière de Wolvercote paraissait presque chaleureux, ce qui étonna Lewis. L'automne avait paré la nature de teintes flamboyantes et les feuilles mortes, recouvrant à demi les tombes et les pavés, égayait le paysage. Le gardien n'était pas en reste. Le vieil homme cheminait à travers les allées avec la même allure qu'un badaud traînant ses guêtres dans une ville. Il se permettait même de saluer les occupants, retirant son chapeau – geste qui surprit Lewis au début, mais auquel il s'était vite habitué. Il préférait cheminer auprès d'un vieil homme à la folie douce plutôt qu'aux côtés d'une porte de prison.

Le gardien s'arrêta au bout de l'allée, retirant humblement sa casquette.

— C'est là mon 'tit. La tombe des Liddel.

Après avoir eu l'accord du vieil homme, Lewis se pencha en avant pour mieux lire les trois noms inscrits sur la pierre tombale.

— Edward Liddel. Il est mort si jeune...

— La tuberculose ça vous fauche les enfants pire que les blés.

— Le deuxième nom...

— Celui de sa mère. Mary-Ann Liddel. On la voyait pratiquement plus. Alitée et faiblarde de ce que je sais.

Lewis sortit d'une poche de son veston un bout de papier qu'il déplia devant le gardien. Ce dernier s'en saisit, ajustant ses bésicles sur son nez.

— C'est vous qui avez dessiné ça ? Z'avez du talent. C'est le portrait tout craché de Mrs Mary-Ann Liddel. Comment que vous avez fait ?

— C'est bien ce que je me demande...


Alice Liddel leva à peine les yeux de son écritoire lorsqu'elle entendit sa servante hurler. Elle reconnaissait le timbre de ce cri et savait, exactement, quel en était la cause. Elle entendit distinctement le pas rapide de sa domestique Parvarti remonter, en toute hâte, le couloir jusqu'à son bureau. Ce qui fit que Alice accueillit la tornade sans un haussement de sourcil, frottant ses doigts à l'aide d'un mouchoir pour en ôter l'encre.

— Miss, vous devez faire quelque chose. Je ne supporte pas les chats, et celui-ci me rend folle !

— Vous exagérez toujours Parvarti. Vous le disiez déjà il y a des années. Mais nous savons toutes deux que, lorsque Dinah ne vient pas vous ennuyer, cela vous manque. Et que vous lui gardez toujours une écuelle de lait que vous lui offrez, le soir venu, en pensant que je ne le vois pas.

La scène avait beau s'être répété mille fois, jusqu'au froncement de nez de Parvarti vexée d'être percée à jour, Alice ne s'en lassait jamais. De même qu'elle n'avait jamais pu se permettre de se séparer de sa domestique. La femme l'avait connue enfant, du temps où elle vivait en Inde, et depuis elles ne s'étaient jamais séparées. Parvarti était sa domestique, sa cuisinière et chambrière – elle cumulait tous les postes à elle seule. Ce qui n'était guère complexe, la demeure des Liddel ne comptant plus qu'un membre au sein de ses quatre murs.

Une sonnerie se fit entendre à la porte d'entrée ce qui étonna les deux femmes. Voilà qui était moins habituel. Parvarti se précipita au rez-de-chaussée pour accueillir l'invité surprise tandis que Alice se mettait debout, déposant le mouchoir parmi les pages éparpillés sur son écritoire. Ce n'était, peut-être, que le curé de la ville venant s'enquérir d'un acte de charité pour son église. Toutefois le pas précipité de Parvarti, revenant vers sa maîtresse, la dissuada du contraire.

— Madame. (Dans sa course, des mèches de cheveux s'étaient éparpillés hors du chignon de l'Indienne. Comme autant de points d'interrogation songea Alice qui nota de reprendre l'expression dans son roman.) Un monsieur veut vous voir.

— Un monsieur que nous ne connaissons pas, je présume.

— Un officier de police.

— Oh. (C'était original comme visite, et inattendu.) Amène ce monsieur dans le salon et apporte-nous du café.

Laissant Parvarti guider l'homme selon les règles de bienséance, Alice prit le temps de refermer son secrétaire avant de descendre. Ses doigts frôlèrent ses cheveux, vérifiant que sa chevelure était impeccable. Il était hors de question de paraître telle une souillon. Son chignon bas caressant sa nuque, la femme descendit les degrés pour se rendre au salon.

L'homme qui l'accueillit n'avait rien de l'officier patibulaire auquel elle s'attendait. Il semblait jeune, à peine la trentaine. Elle remarqua ses mains fines lorsqu'il lui fit un baise-main, et se présenta. Assurément il avait l'allure d'un dandy, prompt à enflammer les cœurs des jouvencelles en fleurs. Alice s'assit en face de lui, lissant la jupe de sa robe bleu roi d'un revers de main. Ses prunelles vertes ne cillèrent pas lorsqu'elle regarda l'homme, face à face.

— Veuillez excuser ma mise et l'accueil chiche que je vous accorde, monsieur Whitness. Je ne m'attendais pas à une telle visite.

— Ce n'est rien, Miss Liddel. Pardonnez-moi si je me montre trop brusque...

— Oh allez sans détour. (D'un signe de la main, Alice fit comprendre qu'elle n'en prendrait pas ombrage.) Et ne me ménagez pas. Si une noire nouvelle doit m'être annoncée, ma domestique saura me soutenir, précisa-t-elle avec un sourire.

Sauf que Parvarti et elle savaient très bien que, des deux, c'était Miss Liddel qui avait le cœur plus accroché.

L'homme sortit un bout de papier de sa poche qu'il déplia et déposa sur la table qui séparait son siège de celui de Alice. Cette dernière caressa le croquis du bout des doigts avant de saisir le papier, et le rapprocher de son visage. Dans son dos, Alice sentit Parvarti se tendre. Nul besoin de se retourner pour savoir que la domestique se sentait mal à l'aise à la vue de ce portrait. Un malaise que partageait Alice dans un tout autre degré. Pour sa part, elle sentait un froid l'envahir.

Pourtant sa voix avait la chaleur d'une hôtesse veillant au bien être de ses invités lorsqu'elle reposa le portrait sur la table.

— Très saisissant comme croquis.

— J'ai rencontré cette femme il y a peu, Miss Liddel. Or, cette femme est morte. » L'officier Whitness avait entrelacé ses doigts sur la table, mais Alice pouvait voir ses mains trembler – signe de nervosité. « Morte depuis plus d'un an si je m'en réfère au gardien du cimetière de Wolvercote et aux registres de la ville. Avez-vous une idée du pourquoi j'aurais pu croiser le chemin de votre mère, Miss Liddel ?

— Comment le saurais-je ? (Le ton d'Alice semblait faire croire que tout ceci n'était qu'une vaste blague.) Vous avez peut-être abusé de la bouteille ou...

— Comment aurais-je pu donner à une illusion éthylique le visage d'une femme que je n'ai jamais vu ?

Alice leva un index.

— Monsieur l'officier marque un point, Parvarti.

De toute évidence ce trait d'humour ne plut guère au concerné. Ce dernier se leva, d'un bond, manquant de renverser sa tasse.

— Dois-je inspecter votre demeure de force, Miss Liddel ?

— Pour perquisitionner... répliqua la jeune femme en croisant les bras, sans se lever de sa chaise. Vous devez avoir un mandat... que vous n'avez pas, je présume, vu votre expression. Voyons, nous sommes entre adultes. Inutile d'user de la menace. Soyez clair, sans détours, et dites-moi ce que vous souhaitez.

L'officier se rassit avec une mine déconfite d'enfant qu'on venait de remettre sur le droit chemin. Patiente, Alice lui laissa le temps de reprendre son calme et ses esprits. L'homme se passa une main sur le front. Au vu des cernes qui ombrageaient son regard il manquait cruellement de sommeil.

— Miss Liddel, vous avez probablement entendu parler de l'affaire Bloody Mary. (La jeune femme hocha la tête, laissant l'officier continuer.) J'enquête justement à ce sujet et, par un concours de circonstances tout à fait imprévu...

— Vous avez fait la rencontre de Mère ? hasarda Alice.

— Exactement. Miss Liddel, je vous prie de croire tout ce que je vais dire par la suite. Cela peut vous paraître fou mais...

— Parvarti et moi-même avons vu bien des choses qui, si nous témoignions, nous vaudrait l'asile. Et ce malgré que la magie soit communément admise. En ce cas, croyez-moi, officier Whitness, vous pouvez vous confier sans honte.

L'officier cilla plusieurs fois, son regard passant de la domestique à sa maîtresse avant de parler. Il a l'air aussi perdu qu'un lapin jeté hors de son terrier.

— Votre mère, miss Liddel... Je l'ai rencontré, à la nuit tombée, dans ma salle de bains. Elle est sortie d'un miroir et... a tenté de me tuer.

Alice nota le mouvement des doigts de l'officier sur sa gorge, masquée par le col de sa chemise, en prononçant ces derniers mots. La jeune femme inspira longuement.

— De toute évidence, je ne peux plus cacher cela plus longtemps. Officier Whitness, avez-vous noté la particularité de cette maison ?

— Non... Je ne vous suis pas...

— Il n'y a aucun miroir. Vous pouvez vérifier. Je vous laisserais fouiller dans toutes les pièces. Même ma coiffeuse en est dépourvue. Non pas que moi-même, ou Parvarti, nous soyons des vampires comme l'on peut lire dans ces romans à sensation. Non. Simplement ce fut notre manière de nous préserver.

— De vous préserver de qui ?

— De celle que tous nomment Bloody Mary. Ma mère, Mary-Ann.

Le rire que lâcha l'officier, tel un jappement, fit se redresser les épaules de Alice, avec un mouvement vif comparable à un chat.

— C'est insensé.

— Je ne vois pas ce qui est insensé dans un monde où les navires peuvent voler, où l'on peut communiquer à distance via des miroirs, où des fées vous accordent des dons à leur bon vouloir, où un humain peut se lancer dans la sorcellerie, où des animaux peuvent parler... Et des morts revenir à la vie pour surgir d'un miroir et vous tuer.

Le rire de l'officier l'avait piqué au vif, et ce dernier s'en rendait compte. C'était aussi visible qu'une rose rouge au sein d'un parterre de roses blanches. L'homme se passa la main sur la nuque.

— Je vous ai offensé. Je m'en excuse, Miss.

Alice eut un haussement d'épaules. L'excuse était acceptée.

— Vous avez été honnête dans votre confidence, alors je le serais dans la mienne aussi. Qu'avez-vous effectué auprès de la tombe de Mère ?

— Simplement lu les inscriptions de la pierre tombale. Pourquoi ?

— Si vous aviez voulu vérifier que la morte était bien présente dans sa dernière demeure, vous auriez remarqué une chose... Seul le corps de mon défunt frère cadet repose dans la tombe. Mary-Ann a été déclaré décédée, mais elle est vivante. Comme vous et moi.

L'officier retomba en arrière dans sa chaise, ses mains saisissant les accoudoirs avec fébrilité.

— Vous avez fait enterrer un caveau vide...

— Presque vide. Il fallait bien le remplir avec de quoi faire croire à un poids humain. Des pierres, par exemple.

— Mais pourquoi ?

Le regard de Alice se posa sur sa tasse, vide.

— Pour cela il nous faut plus de café, et des biscuits. Même en étant concise, mon histoire risque d'être longue, officier Whitness.