Terre, 2172, Vancouver, milieux interlopes.

Des visages durs, des expressions froides, des regards exprimant le calcul, le désespoir ou la faim. Le visage lunaire de la rue. Johanna Shepard avançait prudemment sur le trottoir, pleinement consciente de son environnement hostile, au milieu des fauves et de la vermine, environnement auquel elle appartenait depuis son enfance, où elle avait grandi, seule. A cette heure tardive, les rues grouillaient toujours d'activité dans le coin. Le meilleur moyen de passer inaperçu ou de passer à l'action au service de vils desseins.

Instinctivement, Johanna pouvait sentir des menaces fondre de toutes les directions à la fois, lointaines ou proches, évanescentes ou persistantes. Indifférente aux échantillons de packs de drogue apparaissant subitement dans la main d' adolescents aux yeux et dents rougies par des substances douteuses, à la présence de clochards immobiles contre les murs surpeuplées, tout tremblant de froid et de faim, son regard d'un bleu azur était résolument fixée devant elle. Non sans de vraies raisons, elle ne se trouva pas plus concernée par le racket et la bastonnade d'un jeune garçon face à des plus grands, scène qui se déroulait sur l'autre trottoir. La règle était d'or ici, chacun ses problèmes, chacun devait apprendre à se débrouiller seul, à survivre.

Et ceux qui ne s'adaptaient jamais ou pas assez rapidement, finissaient rapidement dans le caniveau, morts écorchés vifs, ou soumis à la servilité, la prostitution, ou le harcèlement moral et physique le plus vil, étape qui menait plus que souvent au suicide. Malgré la courte distance à parcourir depuis chez elle pour atteindre sa destination, Johanna demeurait vigilante, tous ses sens à l'affût d'un moindre danger, son poing fermé dans sa poche, enrobé dans un puissant poing américain qui à l'usure du métal, démontrait qu'il avait été utilisé un nombre incalculable de fois. Un moyen des plus drastiques de se défendre en ce genre d'époque, mais toujours aussi surprenant d'efficacité dans le close-combat dans les quartiers pauvres.

L'adolescente de 18 ans restait sur ses gardes, concentrée sur la projection d'une aura puissante qui signifiait : " Ne venez pas me chercher des noises. " Elle savait comment les choses fonctionnaient par ici. Mais nul ne viendrait lui chercher des noises. Shepard était connue dans le quartier, elle y avait construite lentement mais sûrement sa réputation, une tigresse avenante mais impitoyable contre ceux qui la menaçaient ou lui manquaient de respects. Nombre d'adversaires, et de clochards affamés ou désespérés pouvaient encore compter leur cicatrices.

Mais la plus grande fabrique de sa quasi-immunité dans ces rues, c'était la marque apposée qui entachait son cou, le tatouage serpent rouge enroulé autour d'un 10, la marque des Reds Tenth Street. Le gang auquel elle appartenait depuis plus de trois ans. Des sons bruyants et diverses, de vieille musique et de basse vinrent rapidement écorcher les oreilles de la canaille alors qu'elle était arrivée sur le perron du " ****ing Earth ", une boîte miteuse et décrépit d'où se déversaient des lumières aveuglantes orangées, peut être les seules de toute l'avenue... Deux lampadaires, grandes structures en durabéton hexagonale portant une bande lumineuse qui s'étendaient à une vingtaine de mètres, encadraient l'entrée.

La seule boîte dans un bon pan de la zone qui n'avait pas été vandalisée, été le sujet d'une lutte de pouvoir, ou encore la seule qui n'avait pas encore fermé ses portes après le tabassage ou le meurtre de ses employés et de son propriétaire. Pour la seule et bonne raison qu'il était protégé par les Reds Tenth Street, dûe également à la simple raison qu'ils s'y réunissaient souvent, le lieu commun de leur divertissement et de leur discussions. Evidemment, cette protection n'était pas gratuite, la boîte devait payer pour cette générosité et cet altruisme. Et quand elle ne le faisait pas, il arrivait parfois quelques accidents étranges qui la poussait à changer d'avis rapidement. Quelques désagréments mis à part, la collaboration fonctionnait plutôt bien.

Et à l'instar du " ****ing Earth ", nombre de commerces étaient dans le même cas de figure, concernées par ce genre de partenariat, grâce auquel, les Reds pouvaient compter sur un minimum de fonds pour leur trésorerie. Avec cette manne financière, bien que fragile et mince, ils avaient pu se lancer dans le prostitution, la récup', et ils avaient récemment fait un pas timide dans le trafique de drogue, bien qu'ils n'étaient encore que des amateurs dans ce domaine.

Délivré d'un monde particulièrement hostile, vulnérable à tout assaut dans les ténèbres de la rue, Johanna libéra sa main de son poing américain, et la retira de sa poche, dépassant en toute confiance la longue queue plaintive et impatiente de junkies qui s'agglutinaient devant les portes de la boîte, pour se planter à la vue des videurs. Des hommes qui avaient dû passé toute leur vie et toutes leur journées dans une salle de sport, de toute évidence. Malgré leur taille impressionnante, et sa petitesse, leur pectoraux endurcies et sa gracilité, ils lui adressèrent un hochement de tête respectueux, à la vue de son tatouage, lui dégageant volontiers l'accès à l'intérieur. Sans mots dire, et sans retour de sa part, bombant le torse, Shepard prononça ses premiers pas dans le ****ing Earth, un nouveau genre d'arène animal. Aucun répit, elle devait se montrer forte, se présenter en conquérante, toujours. Le bruit devint alors assourdissant, et la vue et l'odeur passablement désagréable, comme d'habitude, comme à chaque fois qu'elle foulait l'entrée de ce bâtiment complètement délabré, rongé de moisissures.

Des relents de vomis, d'alcool flottaient dans l'air, mélés à d'ignobles fragrances de transpirations et d'odeurs corporelles malsaines, qui la forçaient à plier le nez, franchement incommodée. Malheureusement pour elle, y être habituée ne rendait pas la chose moins difficile à supporter. A ses yeux, jamais sur Terre ou dans aucun monde des colonies humaines, aucune boite ne pourrait paraître plus misérable, avec sa musique ringarde, ses fissures au plafond, ses murs tâchés de graisses et de sang, ainsi que son mobilier et sa vaisselle poussiéreux et crades. Depuis le premier jour où elle avait découvert cet endroit, Johanna s'était promis de ne jamais boire dans l'un de leur verres, préférant directement boire à la bouteille, sans jamais toucher le goulot - il s'entendait-. Alentour, des jeunes gens crottés, et malgré tout plus que prétentieux, foutrement hillards à fourmiller autour des danseuses et des filles en petites tenues. Des tas de Junkies au milieu de ce qui avait pu en des jours lointains, être considéré comme une piste de danse, croulaient au sol à fumer leur joints, d'autres un verre à la main vomissaient leur tripes.

Et pour la plus grande honte de Shepard, les seules filles qui apparaissaient à part à elle-même, se trémoussant de mains en mains ou alors poursuivis par des voix salaces étaient des prostituées. Toutes sans exceptions. Quoi que le mot ne convenait pas tout à fait puisqu'elles n'étaient pas volontaires. On les forçaient. Pour la plupart, elles étaient pratiquement du même âge que Johanna, chopées ou dénichées très tôt à l'orphelinat, ou dans les rues, seules. Les Reds en dépit de leur commerce mafieux et crapuleux avait un minimum de fierté, celles qui n'avaient pas touché leur majorité étaient interdites d'accès au public autre que par la caresse du regard. Ceux qui contrevenaient à cette règle était le plus souvent brisé en mille morceau ou écorchés vifs, selon l'humeur des Reds qui n'appréciaient rien moins que voir leur règles non respectés, qu'on leur manque de respect, pire encore qu'on leur gâche une précieuse marchandise dans de rares cas.

A l'égard de ces demoiselles, Shepard n'avait jamais rien ressenti qu'un panorama de sentiments contradictoires. De la pitié, et du mépris, de la compassion mêlée à de la tristesse, à la peur de leur ressembler ou d'être soumise un jour pareillement à leur conditions. Plutôt mourir. C'était le prix à prix à payer pour leur faiblesse, leur vulnérabilité, peut être aussi le manque de chance concluait-elle presque tout le temps lorsqu'elle s'éprenait à réfléchir sur leur cas. Si on lui avait réservé un sort différent, c'est bien parce qu'elle avait prouvé sa valeur, son utilité, sa force. Parmi la faune, il fallait être plus bestial que les fauves, si l'on souhaitait s'en sortir, si l'on souhaitait survivre, ce mot qui de tous ceux qu'elle avait appris, retenait le plus son attention. Survivre.

Peut être avaient- elles eu moins de chance qu'elle, ou moins de force et de volonté, Johanna qui craignait de voir un jour ce reflet apposé à elle, aimait à penser qu'il s'agissait de la seconde ou dernière hypothèse. Quoi qu'il en fut, Shepard n'eut que dédain et mépris, mélangé à une pointe de dégoût et de culpabilité pour leur situation et ce qu'elles étaient obligés de subir. Son gang pratiquait la prostitution, comme tous les autres, que pouvait-elle faire contre ça ? Rien. Il n'y avait rien qu'elle ne pouvait faire. Ils la protégeaient, c'était tout ce qu'elle avait désiré ardemment dans le passé, demandait aujourd'hui, le reste lui importait peu. La seule chose en son pouvoir était de sauver sa peau dans cette vie brutale, y prendre soin comme la prunelle de ses yeux, comme elle l'avait toujours fait depuis son enfance. Ces jeunes femmes avaient échoué à cette tâche essentielle, avaient failli à leur propre auto-conservation, et leur sort avait donc été décidé par d'autres, cela ne concernait plus qu'elles et leur fierté à jamais brisée.