Cette fille, il l'aimait. Dès qu'il l'avait vu, il l'avait su. Il n'aurait pas su dire pourquoi. Pour se rebeller face à son thérapeute, Ben Harmon ? Parce qu'elle avait un caractère bien trempé, comme lui ? Elle était magnifique aussi, mais ce n'était qu'un plus. Elle se détruisait à petit feu, à coup de cigarettes et de médocs, mais il n'en avait rien à foutre. Violet était Violet, et il ne la changerait pour rien au monde.
Longtemps, on lui avait dit qu'il était un homme sans cœur. Elle lui avait prouvé que non. On lui avait dit qu'il était mieux mort (enfin, il l'avait entendu.) Ah pour ça, elle lui a prouvé qu'ils avaient raison ! S'il n'était pas mort, sa mère n'aurait jamais vendu la maison les Harmon n'auraient jamais emménagé, ils ne se seraient jamais rencontrés. En plus, maintenant, il était coincé dans sa maison. Bon, il l'avoue, ça fait un peu intrusif, mais il n'a pas vraiment le choix. Et puis, cette fille, il ne faut pas la laisser seule, c'est bien trop dangereux. Sa mère est occupée, enceinte, à essayer de surprendre son mari la tromper avec la femme de ménage. Le père est thérapeute et travaille à domicile : certes il est toujours à la maison, mais les autres habitants y deviennent des meubles. À côté de ça, la vie de Violet lui échappe peu à peu, elle ne mange plus, ne dort plus, ne va plus en cours. Et combien de temps ça leur aura pris pour s'en rendre compte ? Le temps qu'on envoie une lettre pour absence non justifiée. Plus de deux semaines. C'est ça, s'occuper de sa famille ?
Tate, à côté d'elle, se sentait comme un raté : ce qui n'avait jamais été le cas auparavant. Il avait toujours assumé tout ce qu'il avait fait, mais maintenant ? Il était mort fusillé – allez savoir pourquoi – , et il avait peur qu'elle l'apprenne. Il avait peur de ne pas être à la hauteur. Il avait peur de son regard. Peur d'une femme, lui ? Et puis quoi encore ? D'un autre côté, il aurait donné n'importe quoi pour elle … Mais il n'avait pas grand chose pour lui : pas même une vie. Alors, pour compenser, il s'était décidé à prendre soin d'elle. Aussi longtemps qu'elle vivrait dans la maison dans laquelle il était prisonnier, il la protégerait, il se le promettait.
Mais le pouvait-il vraiment ?
Ce fut une journée comme une autre, longue et ennuyeuse. Il avait rendez-vous avec Ben, mais celui-ci ne l'écoutait pas, et Tate se fichait d'en connaître la cause. Violet avait rejoint une amie, Leah, une blonde qui insupportait le jeune homme. C'était à cause d'elle que Violet était dans cet état, il en était persuadé. Cependant, cet état-ci, la jeune fille le traversait également à cause de lui. Ils avaient joué à se faire peur dans la cave, à ça pour sûr, il avait gagné ! Elle avait déclaré forfait directement. Deux jours plus tard, la voilà accro : aux insomnies, aux somnifères, aux envies d'en finir. Par sa faute certes, mais il n'avait pas tant de regret. Elle le prenait pour un monstre. Mais tous les monstres sont humains, ma jolie, voulait-il lui dire. Mais il ne le pouvait pas : elle ne venait plus chez les Harmon, et Tate n'en partait plus. Tout ce qu'il savait d'elle, il le tirait de Violet – qu'elle lui ait dit ou qu'elle en ait parlé toute seule à un moment où il l'écoutait, caché dans son placard.
Pour en revenir à cette journée, pour Tate, elle ne commença que dans la soirée, ou s'y termina, il ne savait plus trop. Comme souvent, il avait attendu qu'il n'y ait aucune chance pour que les parents de Violet ne descendent pour lui rendre une petite visite. Mais, peu de temps avant, il avait eu l'ingéniosité (à moins que ça ne soit l'inverse) de lui annoncer clairement ses sentiments, les inscrivant sur le tableau de la chambre. Mauvaise fut la surprise lorsqu'alors il découvrit, allongée sur son lit, la seule personne pour qui il avait finit par éprouver des sentiments. La boîte de somnifères plus qu'à moitié vide. Le corps sans vie. Il joua le tout pour le tout : il la traîna juste qu'à la salle de bain, l'installa dans la baignoire, se mit derrière elle. Il la força à cracher, à vomir : c'était l'unique chance de la sauver.
Les jours qui suivirent semblèrent heureux pour eux. C'était à partir de ce moment que Violet avait commencé l'école buissonnière. Elle tenait compagnie à Tate, ils passaient un maximum de temps ensemble. Elle avait peur des fantômes. Tate lui apprit à s'en débarrasser. Elle se mutilait. Tate lui fit promettre de ne plus recommencer. Plusieurs fois ils s'embrassèrent, Tate ne les compta plus. Ils vivaient une vie d'adolescent, bien différente des autres, bien plus tragique, mais ils n'en restaient pas moins ce qu'ils étaient.
Tate était heureux, et il ne le cachait pas. Mais Violet ? Qu'en était-il d'elle ? Elle ne souriait pas plus qu'avant, elle semblait juste différente.
Au fil des jours, elle avait fini par lui dire qu'elle savait. Il n'avait pas compris. Elle savait ce qu'il ne savait plus : sa fusillade, la cause. Suis-je un psychopathe ? lui avait-il demandé, apeuré, en découvrant sa propre histoire. Il ne se souvint même plus de ce qu'elle lui répondit à cet instant. Il l'avait fait. Il avait tué des gens, des adolescents, des camarades. Il était dérangé. Il était l'ennemi public. C'était ça, leur raison, ils n'avaient pas besoin d'une autre. Le faire interner ? Pas la peine, ça coûte cher à l'État. Contenter les populations, ça, par contre ça avait son avantage. Il suffisait de dire que c'était de la légitime défense – tout le monde le goberait. Même avec une dépouille criblée d'une demi-douzaine de balles. Le psychopathe décédé qui n'avait plus mots à dire ou les autorités ? Qui croire ? Quelqu'un s'était-il vraiment posé la question ? Pas la peine. Il était mort, pour des crimes qu'il regrettait, maintenant, mais qu'il avait bien réalisés. Cette mort, il la méritait. Cette prison, cet éternel supplice. Il l'avait cherché. Au moins, il y avait toujours Violet.
En apparence.
La jeune fille avait découvert autre chose. Le viol de sa mère. C'était lui. L'homme en latex, c'était Tate. Son demi-frère, qui devait naître. Il en était le père. Union non consentie d'un fantôme et d'une mortelle. Un monstre. La goutte d'eau qui fit déborder le vase. Une dispute, puis deux. Elle ne voulait plus le voir. « Je t'aime, Tate, mais je ne peux pas te pardonner. » Son cœur brisé. Les fantômes savent pleurer, il l'avait compris en essayant de la sauver de son suicide. Mais c'était des larmes de désespoir, de rage. Ici, des larmes de tristesse. Un cœur inexistant brisé.
Puis, il y avait eu Ben. Il avait reçu la lettre. Longue dispute, également. Violet supportait déjà beaucoup de son état fatigué et désespéré de suicidaire. Deux disputes avec les deux seuls hommes qu'elle avait aimé. Violentes, de plus. C'était trop. Bien sûr, elle allait retourner en cours, elle lui avait malencontreusement promis. Tate haït cet homme à partir de là. Il regarda Violet partir, quitter la maison. Elle n'était pas morte, elle, elle le pouvait bien. Il l'avait sauvé, après tout. Les larmes coulèrent de ses yeux noisettes. Il serra les poings, ses jointures en blanchirent. Il se mordit l'intérieur de la joue, de rage, toujours. La rage gouvernait sa vie. Il donnait un violent coup de poing, puis de pied dans un oreiller. Des plumes en volèrent. La rage et l'impulsivité. Ça l'avait perdu, ça le perdait de nouveau. Il s'écroula au sol, épuisé, abattu.
Il ne se réveilla que quelques heures plus tard. Il colla son front contre la vieille fenêtre froide. Cela l'aida à rester calme, et maître de ses émotions. Il n'eut à attendre que trois quarts d'heure – c'est peu, dans l'éternité. Alors, elle apparût. Violet, son éternel chapeau noir qui tranchait sur sa chevelure blonde. Comme d'habitude, rebelle, elle traversa hors du passage piéton. Elle s'arrêta au beau milieu de la route. Leurs regards se croisèrent. Il vit dans ses yeux la fureur, toute la haine qu'elle avait pour lui – et un dernier soupçon d'amour. D'un geste majestueux, elle leva son majeur droit dans sa direction. Quelle élégance ! Tate, impassible en apparence, n'y réagit pas. Il continua à l'observer, protégé derrière le verre. Un conducteur klaxonna, elle lui adressa le même geste. Tate vit alors qu'il roulait beaucoup trop vite. C'était la fin. Il garda les yeux ouverts – ou les avait-il fermé en imaginant la scène ? Ce qu'il retient ne fut qu'une mare de sang. Ben Harmon était avec une patiente. Il l'entendait grogner dans la pièce du dessous, fermer une fenêtre … puis la rouvrir en comprenant que sa fille était la victime de ce carnage. Le conducteur sembla énervé, ou bouleversé, de là où il était, Tate n'y comprit rien, il s'en foutait, d'ailleurs, de comprendre. Il ne descendit pas de sa fenêtre. Il regarda Ben s'avancer vers le massacre. Pourquoi quitter la chambre ? Voir la scène de plus près ? Si seulement il avait pu toucher la jeune fille, alors l'aurait-il fait. Malheureusement la route ne faisait pas partie de la propriété.
Violet était morte en dehors.
Il n'avait pas pu la protéger.
Elle ne resterait pas prisonnière du manoir.
Et il redevenait désespérément seul.
Il explosa : ses larmes, ses cris, tout s'expulsa naturellement de son corps. La rage, la tristesse, la haine, la peur, la solitude, l'amour. Il vivait tout. Il en mourrait, une seconde fois.
Ils s'étaient quittés sur une dispute. Il ne la reverrait plus. Il ne goûterait plus ses lèvres. Ne sentirait plus leurs paumes s'unir.
« Alors, peut-être que la laisser mourir comme elle l'avait souhaité aurait été la bonne solution. »
