Je ne parlerai pas je ne penserai rien
et l'amour infini me montera dans l'Âme
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, — heureux comme avec une femme.
Sensations, Arthur RIMBAUD
I.
Ce n'était pas véritablement la première fois que ce sentiment si particulier l'envahissait. Alicia était assise à son bureau et travaillait sur une nouvelle affaire impliquant les tribulations sexuelles de Colin Sweeney. Etait elle vaguement excitée par la lecture des documents relatifs à l'affaire ? Ou au contraire, cherchait elle à regagner sa zone intérieure de confort suite aux si nombreuses situations sordides dans lesquelles son client l'avait entraînée ?
En réalité, peu importait. Elle leva soudain les yeux de son écran, s'adossa à son fauteuil et émit un souffle d'incompréhension et de désir mêlés. Perdue dans la pensée qui émergeait, sortie de nulle part, elle avait le regard dans le vide, partagée entre l'envie de se laisser happer dans cette vague de chaleur sans réfléchir, et celle de secouer la tête pour la faire disparaître. Sous les pulsations de son cœurs, elle céda cependant un instant de rêverie.
Alicia se glissa lentement dans ses pensées. Son corps se détendit instinctivement, ses jambes s'écartèrent imperceptiblement, et sa bouche s'entrouvrit sur un soupir muet. Elle était à peine consciente de la potentielle dangerosité de sa position, toute absorbée par les vagues de chaleur qui faisaient battre son cœur à la chamade. D'ailleurs, il ne valait pas la peine de s'inquiéter outre mesure. Un fantasme qui s'imposait à soi, quel qu'en soit le héros, restait un fantasme que l'on pouvait balayer, dont on restait maître.
Kalinda… Il n'était finalement pas si innocent – façon de parler – que ce soit l'enquêtrice qui vienne prendre possession de son esprit. La jeune femme était un fantasme pour la plupart des personnes qu'elle côtoyait. Sa façon d'être, de parler, de bouger, et pour finir de s'habiller, ne laissait que peu de chance à un esprit un minimum sexualisé. Kalinda devenait assez rapidement, sinon un fantasme, du moins une personne qu'on a envie de voir, de toucher, de sentir près de soi. A cela s'ajoutait l'importance que Kalinda avait eue dans la vie d'Alicia ces derniers mois. En mourant, Will avait réussi à rapprocher les deux femmes, à les faire réfléchir (surtout Alicia) sur les surprises, souvent cruelles, de la vie, … Elles avaient passé beaucoup de temps à panser leurs blessures personnelles, dans la tequila, dans le boulot, rarement dans des discussions sans fin : Kalinda n'était pas douée pour parler, mais la présence l'une de l'autre, avait fini par faire ses œuvres. Et peu à peu, toutes ces petites et grandes attentions qui font l'amitié, avait resurgit, de sorte que depuis quelques semaines, les deux femmes occupaient une place importante dans la vie l'une de l'autre. Si importante pour Alicia, que le sentiment d'amitié tendre avait eu une nette tendance à se transformer en quelque chose d'autre, plus fort, plus sensuel, pour ne pas dire sexuel…
L'avocate sentit son pouls s'accélérer à mesure que l'image de son amie s'affirmait devant elle. Elle imaginait Kalinda dans cette tenue si sexy qu'elle portait parfois, la jupe noire taille haute, le chemisier blanc bien trop décolleté, les bottes à talons, la veste en cuir cintrée. Elle n'avait jamais été attirée sexuellement par une femme, c'est ce qui la rassurait le plus quant à ces pensées sensuelles. Il ne pouvait s'agir que de sa libido, en berne ces derniers mois, qui re pointait fortuitement le bout de son nez, associé au fait que son amie était sans doute la seule véritable avec qui elle pouvait discuter ces jours ci.
A la périphérie de son cerveau alanguit, elle sentit plus qu'elle ne vit, bouger une ombre dans son champs de vision. Revenant à elle même, elle pu constater qu'il s'agissait de l'objet de ses pensées, tout à coup incarné dans la réalité. Kalinda arrivait, de sa démarche altière, haut perchée sur ses bottes à talons, et se dirigeait vers le bureau de Diane. Comme ralentie par un trop long sommeil, Alicia ne put détacher son regard du corps de l'enquêtrice. Il y avait bien cette chose qu'elle ne savait pas nommer et qui faisait battre son cœur plus vite. Dans sa démarche, dans la forme de son corps, sur son visage. Mais c'est dans le regard noir de Kalinda que résidait ce qu'Alicia désirait. Un défi, que son esprit avait comme imposé à son corps. Tout son corps électrisé lui criait qu'il fallait qu'elle le relève.
Soudain elle se rendit compte que, dans la réalité, loin du cocon dans lequel elle se pelotonnait, elle fixait l'enquêtrice. Depuis combien de temps ? Elle n'aurait su le dire. Par chance, Kalinda était en discussion animée avec Diane et Cary. Le regard d'Alicia remarqua alors le regard de Cary sur l'enquêtrice. Il était sombre, presque triste, et à la fois, son corps tout entier se tendait imperceptiblement vers elle. Il sauta à la conscience d'Alicia qu'elle avait à peu près la même posture que son collègue. Il devenait évident que ses sentiments pour son amie, fraîchement retrouvés, avaient pris une tournure inattendue. Balayant les craintes d'un revers de pensée, Alicia sourit, toute à l'appréciation de ce qui pourrait arriver si – et seulement si – son amie partageait les mêmes envies.
C'est à cet instant précis – sacrée destinée – que Kalinda leva les yeux vers elle. Alicia se redressa et croisa les jambes, fébrile, comme prise sur le fait. L'enquêtrice lui fit un signe de tête amical, auquel Alicia répondit par un sourire timide et un geste de main.
Elle se força ensuite à se replonger dans son dossier. Mais le contrôle qu'elle exerçait sur son cerveau n'avait aucun pouvoir sur l'envoutante pulsation qui faisait vibrer l'intérieur de ses jambes.
