" Si tu recommences, je jure que je te colle une fessée ! " grogna Logan à une Kitty hilare. La tête de la jeune fille avait déjà plongé dans le plancher, et c'est la vapeur qui embuait la salle de bain que rencontra sa mercuriale. Il voulait bien admettre que, dans l'euphorie de sa première victoire au sein des X-Men, la passe murailles se mette à jaillir à n'importe quel moment sans égard pour l'intimité de ses aînés ; mais de là à le surprendre trois fois coup sur coup sous sa douche, il y avait loin.
Quand même l'irruption de la dernière recrue de l'équipe l'avait arraché à sa peine. Wolverine pouvait prétendre le contraire et sembler convaincant, ces derniers jours n'avaient que trop vu de disparitions. Il aurait tant aimé posséder la faculté d'oubli de leurs plus jeunes pensionnaires... Eux qui se coudoyaient à qui mieux mieux dans les couloirs et riaient en se pourchassant, ne prêtaient déjà presque plus d'attention aux trois pierres tombales érigées en place d'honneur à l'arrière du jardin — ou évitaient de laisser leurs pas les entraîner de ce côté. Les élèves regrettaient surtout Jean, leur seconde maman à tous ou presque ; mais l'insouciance de la jeunesse conspirait avec la mobilité de leur esprit pour faire abstraction du deuil qui flottait sur l'école. Et à voir vivre les autres X-Men, Logan ressentait plus cruellement le manque qui l'étreignait : sans passion dans l'existence à la différence d'Ororo, cœur et âme vouée à la perpétuation du rêve de Xavier, et d'Hank leur représentant auprès des nations humaines, ni personne auprès de qui puiser du réconfort, ainsi Piotr auprès de Kitty et Bobby auprès de Marie, sa condition de loup solitaire était bien lourde à porter. Dire qu'il n'avait même plus la ressource de chahuter Cyclope. Leur rivalité lui manquait, quoi qu'il ait pu dire du brun toujours si sérieux.
Ces pensées en amenèrent d'autres qu'il aurait préféré occulter. Il n'avait pas été d'accord, et ne l'était toujours pas, or il était demeuré sans réaction lorsque Colossus, Tornade et Hank avaient embarqué, à l'insu tant de Kitty, occupée à sauver Jamie de ce fou de Fléau, que d'Iceberg encore sous le choc de la transformation corporelle qui lui avait permis de remporter son duel contre Pyro, un survivant inattendu à bord du jet. Peu après leur retour triomphal, les mêmes trois étaient revenus discrètement transférer le garçon d'un caisson médical de l'engin dans une chambre contiguë à la salle de Cérébro. L'homme aux griffes d'adamantium avait beau avoir perpétré nombre d'actions moralement répréhensibles, pour celle-là il se sentait vraiment très mal à l'aise. Magnéto ne méritait nulle pitié, et de ce point de vue invalider ses pouvoirs avait été d'une bien trop grande mansuétude ; mais détenir ce jeune derrière plusieurs mètres de blindage... Si Logan avait dû être traité ainsi à chaque accès de mauvaise humeur, et il en avait eu de mémorables !, à coup sûr il eût fini ses jours dans un cul-de-basse-fosse...
Un changement subtil dans l'atmosphère de la pièce lui fit tourner la tête. Cette odeur de transpiration et de musc appartenait en propre à Piotr. Le Russe avait l'air passablement stressé, à en juger par le dosage de ses sécrétions. Des remords tardifs ? Ou venait-il en ambassade, chargé par sa moitié de lui présenter ses excuses ? Savourant cyniquement d'avance le plaisir qu'il se promettait à faire mariner le petit couple, Wolverine s'empara d'un peignoir dont il se couvrit puis, vêtu de façon à ménager la pudibonderie notoire de son visiteur, il fit jouer le verrou de la porte. Ses traits avaient repris leur contenance détachée. " Oui ? ", fit-il dans l'entrebâillement.
" Logan, euh ? " Le colosse paraissait surpris de son air interrogateur ; il déplaça son poids d'un pied sur l'autre, visiblement embarrassé, avant de se résoudre à river son regard à celui de son aîné. " Toutes les douches sont prises et comme ça fait une heure au moins que tu es là-dedans, je me disais que peut-être tu laisserais la place... " Logan réalisa un peu tard que Piotr était en débardeur, avec une serviette éponge passée autour de sa nuque de taureau. Ses pieds surdimensionnés tenaient à peine dans une paire de mules en fausse fourrure, et il était en caleçon. Tu es un âne, se gifla mentalement l'homme sans âge. Cela aurait dû lui sauter aux yeux, au lieu de quoi il avait été imaginer des choses. Pour le coup, c'est lui qui manqua rougir. Par chance, le couloir était désert ; en ce début d'après-midi, tout le monde devait faire la sieste.
" C'est vrai. On dirait que j'ai perdu la notion de durée. Donne-moi deux minutes... "
Le temps pour la porte de se refermer, une impression de froid gagna le Russe. Son biceps gauche venait d'être frôlé par Malicia, qui passait à cet instant bras dessus bras dessous avec Bobby. Le long gant qui empêchait sa peau d'entrer en contact avec quiconque avait légèrement glissé au niveau de son avant-bras ; il n'en avait pas fallu plus, à la faveur de l'étranglement du corridor occasionné par la silhouette imposante de Piotr, pour que ces quelques centimètres carrés de chair effleurent le colosse.
Il allait prendre la parole quand le cavalier de la jeune fille regarda vers lui. Son regard pénétrant distingua aussitôt la souffrance sur le visage de leur camarade. Bobby rompit l'étreinte. Ce que faisant Piotr eut la très nette sensation qu'il avait impulsé à son geste davantage de force qu'il n'en fallait. Etait-ce la vague culpabilité que le Russe éprouvait à l'égard de l'Américain ? Non. Lui qui savait mieux que quiconque n'avoir guère l'esprit vif, il ne pouvait s'empêcher de trouver Iceberg changé.
Le mutant maître du froid avait passablement grandi depuis les événements d'Alcali Lake ; naguère d'une taille avoisinant celle de son ami d'enfance et camarade de chambrée St John Allerdyce, dit Pyro, le blond dépassait dorénavant Marie, presque aussi grande que le défunt, d'une tête et quelque, et s'était étoffé en proportion. Ses traits affinés et durcis conservaient néanmoins l'essentiel de leur douceur un peu fade — hormis quand toute trace de sa belle humeur les désertait.
Comme c'était le cas à présent qu'il regardait la jeune femme sous le nez.
" Tu devrais faire attention, Marie ; tu as fait mal à Piotr sans t'en apercevoir. Imagine qu'un des petits ait été à sa place... " Son ton de voix était plus sec qu'à son habitude quand il s'adressait à sa petite amie. En fait, à l'éclat brusquement irrité qui habitait ses yeux, on pouvait se demander si cet accroc était le premier qui survenait entre eux. Colossus n'aurait pas risqué sa chemise là-dessus.
La jolie Sudiste bredouilla une excuse à son attention tout en remontant avec vivacité les plis du coton qui s'étaient retroussés. La nervosité du geste fut telle que certaines mailles lâchèrent.
" Et zut ", lança-t-elle avec humeur, " maintenant il va falloir que j'aille le remplacer. Tu t'en sors bien, Robert Drake ; toi qui ne désirais pas faire cette promenade... " L'oeillade en coin dont elle prolongea sa réplique montrait le plus infime effort pour masquer son agacement.
L'intéressé lui répondit avec une froideur mordante :
" Tout compte fait, tu aurais été bien inspirée de te faire enlever ce pouvoir. Mais pourquoi est-ce que je gaspille ma salive ? C'est moi qui ai perdu mon meilleur copain, et je suis là, à supporter les humeurs de mademoiselle qui ne réalise même pas quel danger public elle constitue ! Salut. "
Sous les yeux médusés de Marie et devant un Piotr interdit par cet échange d'amabilités, le blond remonta le couloir à pas nerveux. A ce moment, la porte de la salle de bain s'ouvrit toute grande. Logan en jaillit, un sourire goguenard plaqué sur le bas du visage. Il se campa contre le chambranle, ses mains affairées à fouiller ses poches en quête d'un cigarillo. Il finit par le trouver et l'enflamma à l'aide d'une allumette. Sa voix rauque et sensuelle s'éleva bientôt de derrière le panache de fumée.
" Que lui as-tu encore fait, ma belle ? Tu devrais t'estimer heureuse de l'avoir ; ce garçon est une perle. "
Il y avait belle lurette que Colossus s'était éclipsé à l'intérieur de la salle de bain. Narquois comme jamais, Wolverine, qui ne s'était aucunement effacé afin de lui livrer le passage, avait constaté que la carrure du garçon ne lui avait pas posé problème, dans sa hâte d'échapper aux regards furibonds de Marie.
" Ne réponds pas, va, c'est mieux ainsi ", la coupa-t-il alors qu'elle ouvrait la bouche ; ses joues écarlates témoignaient qu'elle avait pris sa sortie en mauvaise part. " Après moi, il est le deuxième homme dont tu t'entiches avant de découvrir qu'il n'est pas fait pour toi, exact ? Tous les deux, nous avons le cuir dur ; il te reste juste à découvrir jusqu'à quel point... "
" Je ne suis pas comme toi. Merci bien ! "
" Oh que si. Dans le fond, nous sommes des charognes. Séduisantes à l'extérieur mais putrides au dedans. Prêtes à tout si cela peut nous mener à notre but. Ce qui nous paralyse avant de franchir le dernier pas. Pas nos scrupules, non. Simplement la crainte de s'avouer qu'on ne vaut rien. "
Il s'interrompit afin d'écraser le cigare contre le dessus de sa main. Marie fascinée par le spectacle de la brûlure en train de s'estomper, s'était approchée malgré elle de celui qui avait été son premier béguin. La suite de ses propos ne l'en fit que davantage réfléchir. Logan lui montrait sa main désormais guérie en la dévisageant avec une intensité pétrifiante.
Il fallait posséder la conscience absolue de son bon droit pour oser interrompre ce moment. La mutante à la mèche blanche balaya d'un moulinet de ses doigts la tension de l'instant, avant de laisser libre cours à ses frustrations. A mesure qu'elle parlait, elle se tordait nerveusement les mains. Elle avait escompté que se confier à son quasi grand frère lui vaudrait le soutien qu'elle ne trouvait nulle part, entre les élèves de son âge que la mort de Jean et du Professeur avaient sonnés comme un coup de bambou, les autres X-Men tout à leurs problèmes et les plus petits déjà passés à autre chose. Car peu importait que Logan se montre dur avec elle ; jamais, au grand jamais il n'avait su résister à la persuasion de ses larmes. Aujourd'hui ne verrait pas la première fois qu'elle échouerait ; pas quand ses yeux se paraient de vraies perles lacrymales.
" J'aime Bobby, alors pourquoi ne puis-je l'avoir ? Pourquoi m'échappe-t-il, maintenant qu'il sait ce que j'aurais fait rien que pour pouvoir le serrer dans mes bras ? John biffé de l'équation, ce maudit pouvoir expédié par dessus les moulins, cela aurait dû lui et moi ; mais non ! Jamie a promis qu'il me l'enlèverait dès que je le voudrais, et comment a réagi Bobby ? Loin, très loin de me sauter dans les bras, il a souhaité réfléchir. Réfléchir ! Comme s'il n'en avait pas eu le temps... "
Son vis-à-vis s'était déplacé dans le couloir de manière à lui tourner le dos. Marie apercevait tout juste de lui les contours taillés à la serpe de son visage et l'extrémité intacte d'un nouveau cigarillo. Il l'alluma, tira une bouffée qu'il recracha sous la forme de plusieurs anneaux vaporeux, inspira de nouveau la fumée et fit volte-face, le Bastos rougeoyant à la commissure des lèvres. Ses pupilles dilatées attestaient du degré de sa concentration. Et de fait, de la part de quelqu'un de peu loquace, le discours qu'il produisit, long, hésitant et interrompu de pauses à chaque fois qu'il tirait sur le cigare, vint comme une surprise. Ainsi que le degré surprenant d'empathie respiré par son monologue.
" C'est là toute la différence entre aller au lit ensemble et s'aimer. Crois-m'en sur parole, face à Jean qui bouillait dans son jus, cela faisait un sacré décalage par rapport à la femme que nous connaissions. Je ne dis pas que j'ai songé à ce que serait devenu le monde si je m'étais abandonné ; j'ai pensé que ce n'était pas moi, que ça ne pouvait être moi qui avait autant envie d'elle quitte à ce que tout le reste aille se faire foutre. Je ne mourrai peut-être jamais, en tout état de cause je vivrai certainement très longtemps après les personnes que j'aime ; je le sais, je l'accepte. Phénix ne me présentait pas un choix, mais une caricature. Toi, tu ne peux toucher quiconque sans risquer de le tuer ; affronte ce fait, Marie, une bonne fois, et cesse de rêver après ce qui aurait pu être. Ce salaud de Magnéto a tellement bien entamé ton capital de vie que tu te mettras en danger si tu recours au talent de Jamie sitôt que tu auras envie qu'on te contente. Je supposais que tu le savais, puisque Hank l'a dit à Bobby... "
L'incrédulité totale ne seyait pas à la beauté potelée de la fille de Savannah ; elle étirait laidement l'ovale de son visage et rendait ses joues plus pleines qu'elles ne l'étaient déjà. Surtout, Malicia apparaissait ainsi l'archétype de la cruche, elle dont Logan appréciait les qualités d'esprit.
" J'ai l'air de quelqu'un qui savait à quoi s'attendre ? ", rétorqua-t-elle d'un ton coupant qui confirmait le laïus de l'homme aux griffes sur sa nature profonde.
Kitty n'en entendit pas davantage. La manière qu'avait Wolverine de humer l'air depuis un certain temps laissait penser à la passe murailles que sa présence dans le mur opposé à celui où l'enfant terrible des X-Men et sa jeune protégée étaient en train de converser, allait être reconnue. Le diable d'homme ! ses sens étaient donc si aiguisés ? Par mesure de prudence, après la quantité de tours qu'elle lui avait joué, Kitty se fit disparaître dans la profondeur de l'appareillage en pierres, là où elle était assurée de la tranquillité. Ce fut pour se matérialiser un étage au dessus, dans la chambre occupée par Bobby.
Elle appréciait beaucoup le blond, aussi bien éduqué que Piotr mais ô combien moins effacé. Il lui peinait de le savoir malheureux, et qu'il le soit à cause de Malicia, fille égoïste devant l'Eternel s'il en fut jamais, toujours à pleurnicher lors même qu'elle n'avait traversé aucune épreuve depuis longtemps ni rien payé de sa personne hormis la mèche plus claire dans son opulente toison, navrait sincèrement la cadette des X-Men. Au demeurant, avec son petit ami officiel sous la douche et les dortoirs qui commençaient à peine à secouer la torpeur de la sieste, elle n'avait rien de mieux à faire que jouer les bonnes âmes.
Si ce n'est qu'elle s'avisa un peu tard que là où elle s'était matérialisée ne ressemblait pas vraiment à une chambre de garçon. Vaste, rectangulaire, très haute de plafond et lambrissée de chêne, la pièce ne laissait pas de donner une impression revêche. Le mobilier anglais tout en pans arrondis et en tissus blasonnés ne lui disait rien, bien qu'elle eût visité à peu près chaque recoin du manoir. Ce pouvait être un bureau, mais aussi différent que possible de la pièce chaleureuse qui restait associée au Professeur.
Une voix qui était l'image de la maîtrise résonna au sein de ses pensées. Ce n'est pas très poli, pour une jeune dame, d'aller et venir comme une voleuse... La panique la submergea ; elle n'attendit pas de savoir si elle avait réellement perçu Charles Xavier user sur elle de sa télépathie, et fila sans demander son reste. Elle ne vit de la sorte pas les contours de la pièce s'estomper pour s'abîmer à l'intérieur des murs nus et froids d'une cellule. Un grand lit médical couplé à une batterie d'instruments de monitoring en occupait une fraction du volume ; le restant était dédié à de grandes barres métalliques, de taille humaine, dont le câblage décrivait des entrelacs complexes sur le sol de béton. Un chuintement continu s'élevait des systèmes à l'intérieur des tours. L'ensemble était dominé par le grésillement qui montait du lit.
Une porte de guingois telle un ventail de cave laissa soudain passer la forme, duveteuse sous sa blouse de chercheur, du docteur Hank McCoy. Le scientifique vérifia le système de projection holographique aux quatre coins de la cellule. Les capteurs indiquaient une irruption récente. Probablement la fille dotée du pouvoir de modifier sa densité moléculaire... La bête grimée en médecin eut un sourire sans joie. La riche idée qu'il avait eue de concevoir ce système anti intrusion. Hélas Kitty aurait presque dû être admise à découvrir la vérité. Ils n'allaient pas pouvoir conserver longtemps secrète la présence du garçon sur son lit de souffrances. Les barres de refroidissement tournaient à plein régime ; pareil pour la ventilation. Et la température de la pièce dépassait déjà les deux cents degrés.
L'ambassadeur extraordinaire avait délaissé ses occupations exprès afin de garder un œil sur le patient. La chirurgie avait été au bout de ce qu'elle était en mesure d'accomplir. Le traumatisme crânien était trop important ; lésées par des fragments de l'os frontal, les méninges avaient souffert à un degré impossible à déterminer en dépit du dégagement très soigneux dont elles avaient été l'objet aux mains des neurologues. Mais ce qui avait pris de cours Hank tenait dans la subite augmentation de l'horloge biologique du jeune homme ; en vingt-quatre heures sa température avait quasiment triplé. Il avait fallu remplacer l'ensemble des cathéters, des tubes et des fils de monitoring par des éléments encaissant plusieurs centaines de degrés puis renouveler à intervalles stricts les appareils avant qu'ils ne soient endommagés par la perturbation thermique. En l'absence de Jean, la mieux placée en matière de physiologie mutante, McCoy se trouvait réduit aux suppositions. Il n'était pas impossible qu'en accroissant sans cesse sa chaleur, l'organisme de l'infortuné tentait de se guérir lui-même.
Nul autre que le croisement de savant et de fauve ne pouvait désormais entrer dans la cellule ; encore lui était-ce toujours plus pénible. Un coup d'œil au thermomètre spécialement conçu pour mesurer le cœur de réacteurs nucléaires lui apprit qu'il faisait près de quatre cents degrés au contact du patient. La chasuble qui le couvrait, les draps sur lesquels reposait son corps et le châssis du lit étaient faits de céramique. A la saignée de ses bras, sur son cou trachéotomisé, de part et d'autre de son visage et sur son nez et sa bouche recouverts du masque du respirateur, les tubes grésillaient avec un bruit déplaisant de cuisson.
Après être resté un temps abîmé dans ses pensées, le savant opta pour l'action. Sa mallette était pleine de drogues, autant les essayer... Il se munit de gants ignifugés et, seringue à la main, fit main basse sur une cornue décorée des marqueurs du danger biologique.
Très loin de ces considérations, Kitty avait trouvé le chemin de la chambre de Bobby. Fidèle à elle-même, elle déboula telle un projectile aux côtés du garçon allongé sur son lit. De discrets festons de givre aux fenêtres attestaient du contrôle fluctuant d'Iceberg sur son talent. A supposer la chose possible, un gros nuage noir aurait flotté au dessus du blond vautré sur son couvre-lit, parmi les coussins ornementaux, les fanfreluches et les supposées poupées de collection. Décidément le goût de Malicia en fait de décoration était aussi criard que ses préférences vestimentaires... La raideur tendue exprimée par la ligne du dos de Bobby s'harmonisait avec l'obscurité entretenue par les fenêtres aux volets rabattus.
" Hello. Je passais dans le coin, et je me suis dit que tu avais peut-être envie de parler " Le regard appuyé qu'il lui lança la convainquit de couper court à ses lamentables excuses. " OK, j'avoue : j'ai assisté à la scène avec Scarlett O'Hara ; je vois bien que tu as du mal à digérer ce qui s'est passé l'autre jour. Je suis quelque part ton amie, alors tu devrais essayer de mettre ça en mots. Ça aide, tu sais, de parler. "
Une esquisse de sourire étirait la commissure des lèvres et la joue droite d'Iceberg. Il n'y pouvait rien ; le sobriquet trouvé par la babillante jeune fille détenait un tel pouvoir évocateur qu'il était au dessus de ses forces de maintenir plus longtemps son sérieux. Or ce n'était pas parce qu'il avait eu ses pensées déviées de la boule de chagrin qui comprimait sa poitrine qu'il allait tout déballer. Pas quand il y avait chance que ses confidences terminent en place publique. Allez savoir, avec le caquet des filles...
" Je n'ai aucune envie de me confier ", fit-il avec apathie. Le mouvement de sa main droite signifiait sans ambages son congé à la passe murailles. Les doigts de sa main gauche, eux, jouaient mécaniquement avec un objet menu que la lumière jetée par les interstices des volets parait d'un éclat argenté.
A l'inverse de Pyro, qui faisait claquer l'opercule de son briquet au moindre moment de désoeuvrement, il n'avait jamais vraiment été atteint de gestes compulsifs. Cela allait plus loin que cette seule constatation : calme, posé, réfléchi, Bobby Drake l'était, et davantage qu'on ne l'eût escompté d'un garçon de son âge ; d'aucuns le prétendaient gelé de l'intérieur. L'intérêt machinal qu'il portait à cette chose entre ses doigts était d'autant plus révélateur : son quant à soi se fissurait, point n'était besoin d'être devin pour le voir. Et de fait, si la benjamine des X-Men comptait juste, son changement de personnalité avait commencé peu avant Alcali Lake. Etonnant. La psychologue de l'école avait axé la totalité de son debriefing sur le stress post traumatique consécutif au sacrifice de Jean. Evidemment en pure perte le concernant.
Kitty curieuse fit mine d'allonger le bras ; il se hâta d'escamoter la babiole dans sa poche. Une veine avait sailli sur son front, ses mâchoires s'étaient crispées. La température avait baissé de plusieurs degrés suite à cet éclat muet ; aux vitres, les fleurs de givre formaient dorénavant un lacis épais au travers duquel la clarté du jour ne pénétrait presque plus.
" On ne t'a jamais dit que tu étais trop curieuse ? ", reprit-il dans un souffle. " Laisse-moi, je ne veux voir personne. Ou est-ce trop présumer de ton intelligence que penser que tu m'auras compris ? "
Malgré le calme dont la jeune fille ne voulait pas se départir, son visage se crispa en un rictus au coin des yeux. L'insulte était venimeuse, s'adressant à une tête notoirement bien pleine, et elle s'en voulut de sa comparaison avec Piotr. Exception faite pour sa diction châtiée, Iceberg s'était exprimé exactement de la même manière que Pyro en semblable situation.
" Pourtant ", rétorqua-t-elle en pesant chacun de ses mots, " tu conviendras que tu n'as pas vraiment été seul ces jours-ci. Tu l'as eue sans interruption sur le dos, Miss Nombril, mieux tu semblais apprécier sa compagnie... Comme volonté de solitude, tu repasseras ! "
" Ce que tu peux être collante ! Lâche-moi les baskets !! Dans quelle langue dois-je te le dire ?!? "
Il se leva d'une pièce, son corps parcouru de vapes glaciales qui congelèrent instantanément le lit ainsi que tous les objets limitrophes. Kitty n'avait pas réalisé le revirement de situation qu'elle se découvrit bras, jambes et la moitié du torse piégés sous la croûte vitreuse. Depuis le tapis sur lequel il était posé jusqu'à la naissance de sa gorge, le meuble était inclus en un fragment de glacier. La morsure du froid l'étreignit avec un temps de retard, passées la surprise puis le choc. Elle se mit à claquer des dents.
Les yeux exorbités de Bobby n'annonçaient rien de bon. Le ton d'emphase sur lequel il s'exprima donna à sa prisonnière des frissons qui ne devaient rien à l'action de la glace.
" Avec John tombé en poussière en même temps qu'Alcatraz, compliments de Phénix, tu en es quitte pour te geler un moment, et tu ne l'auras pas volé. " Il marqua un silence avant de repartir de plus belle : " J'en ai assez que toi, Malicia, les autres, vous me disiez quoi faire ! Marre !! S'il n'y avait pas les petits, parole je serais tenté de geler pour toujours cette bicoque ! Oui, c'est ça : laisser les glaces devenir maîtresses de tout. Voilà qui serait magnifique... Ah ah ah ! "
Kitty ne sut ce qui l'effrayait le plus, du rire de dément qui comblait la pièce de ses harmoniques aiguës ou de la transformation que subissait le garçon naguère si rassurant. Le pire était qu'elle ne désirait pas vraiment savoir ce qui allait se passer ensuite. Hélas son visage engourdi par le froid était hors d'état de faire autre chose sinon regarder le blond en train de se métamorphoser.
En effet, son corps hésitait entre la teinte et la texture humaines normales et une coloration bleu électrique qui lui conférait la ressemblance d'un golem de glace. Pire, autour du point où ses pieds étaient campés en terre, un cercle réfrigérant d'où remontaient des vapeurs de chlore était en voie de constitution, avalant le dallage et y substituant une banquise en miniature. Des cristaux de glace aux arêtes à vif dardaient leurs formes géométriques vers l'extérieur du cercle tandis qu'il allait croissant en diamètre. Kitty se remémora une conversation de Jean avec le Professeur, un an auparavant, où il avait été question du potentiel quasi illimité du contrôle de Bobby sur la génération de la glace. La passe murailles se prit à espérer de tout son cœur que la défunte se trompait ; sans quoi, dans son présent état d'esprit, le garçon apparaissait capable de transformer l'école en territoire polaire... La faute lui en incombait ; elle n'aurait jamais dû le pousser de questions, vouloir savoir pour l'aider. L'aider ! Le beau résultat, que le rendre irrationnel...
Et ses propres talents qui ne la servaient de rien ! La glace autour d'elle lui faisait ne former qu'un avec le plancher ; s'essayer à modifier sa densité moléculaire tandis qu'elle était reliée à une portion de la pièce eût été encourir le risque, en devenant immatérielle afin de s'échapper puis en recombinant son enveloppe physique en lieu sûr, de rater le processus, donc d'apparaître avec des atomes de plancher mêlés aux siens propres. Soit la mort assurée. Iceberg l'avait bel et bien réduite à sa merci.
C'est alors qu'on frappa à la porte. D'abord deux coups brefs et espacés, timidement portés contre le bois robuste du battant, puis, en l'absence de réponse, un cognement viril. Les ferrures raclèrent dans le penne. Une voix claire et bien timbrée s'éleva. Le désir d'être entendu y luttait contre une timidité naturelle.
" Je sais que vous êtes là, M. Drake. Je vous ai vu vous enfermer par le judas de ma porte. Ouvrez, c'est Warren. Warren Worthington... Il était convenu que l'un de vous m'emmènerait visiter les installations souterraines. Or Tornade est occupée et ne peut se libérer, Wolverine a filé je ne sais où et Colossus m'a dit que cela vous changerait, de jouer les cicérone. Donc me voilà. "
" Moi aussi je suis débordé ". La voix de Bobby se recala avec une étonnante aisance dans son registre de prédilection ; dénotait seule une certaine dureté dans sa prononciation, que le mutant milliardaire ignora évidemment avec parfaite bonne foi. " Repasse dans un moment, là tout de suite je n'ai pas une minute à te consacrer. "
Kitty se garda bien de proférer le moindre son. L'un des doigts bleutés d'Iceberg s'était allongé de façon à frôler de l'extrémité recourbée de son ongle la jugulaire de la brunette. Le plus infime mouvement de la main du garçon lui ouvrirait le cou aussi sûrement qu'un rasoir.
Le mutant de l'autre côté de la porte maugréa entre ses dents quelque chose qui ressemblait à un " Fais chier, qu'est-ce qu'ils ont tous à me renvoyer des uns aux autres, aujourd'hui ? " mais il se le tint pour le dit et, la démarche lourde, s'en retourna dans la chambre individuelle qu'on lui avait assignée. Bobby fixa le ventail un certain temps, puis rétracta le doigt dont il menaçait la fille. Un spectacle inattendu s'imposa à sa vue lorsqu'il focalisa sur le bloc de glace emprisonnant la tête de linotte qui s'était crue autorisée à le confesser comme un gamin pris en faute. Du sang avait dégoutté le long de sa gorge. Rien que quelques gouttes, même pas un filet, en provenance d'une coupure au niveau de la pomme d'Adam de la passe murailles, mais qui luisaient sauvagement de leur rouge rubis sur la transparence du givre. L'effet en était saisissant. Bobby en fut frappé ainsi que d'un coup de foudre.
La confusion qui dominait son esprit se déchira à la manière d'un voile. L'horreur de ce qu'il avait failli accomplir lui apparut avec netteté. Toute sa colère, toute sa frustration passèrent au second plan. Cela lui ressemblait si peu de perdre son contrôle, et face à la plus inoffensive de ses nouveaux amis, de surcroît ! Le poids des non dits était sien à supporter, et celui de ses actions ; il n'avait pas à en présenter l'addition à quiconque. Il se devait de regarder la vérité en face : insensé qu'il avait été de se croire prêt à affronter John ! En dépit de l'exhortation de Logan à empêcher 'son pote' de déchaîner l'enfer sur eux, tandis que Magnéto bombardait les X-Men et leurs alliés humains de voitures enflammées comme d'autant d'obus, Iceberg n'avait jamais eu rien en tête excepté de ramener Pyro à la raison. Malheureusement il n'avait reçu de réponse que la haine déformant le visage du maître ès pyrotechnie. Son cœur sensible en avait été meurtri, son sang s'était rebellé dans ses veines, et pour finir avait précipité son acquisition d'un niveau supplémentaire de sa mutation, signant la défaite de son meilleur ami devenu sa Némésis.
Le choc l'avait empêché de réfléchir un certain laps de temps, à la suite de quoi Phénix s'était jetée à son tour dans la bataille. Ce fut alors qu'il oublia John toujours inconscient au milieu des décombres. L'ordre donné d'évacuer les soldats et les mutants encore en état de tenir sur leurs jambes pendant que Wolverine distrairait la furie auparavant connue comme la douce Docteur Gray, s'était accompli au détriment de son intérêt — et John était demeuré sur le lieu de l'affrontement, parmi les bâtiments qui volaient en éclats, désagrégés par le vouloir de la démente. Le rapport du Pentagone intercepté par Ororo avait confirmé que l'îlot était absolument désert après que Logan se fut débarrassé de la super mutante. Quel genre d'homme oubliait ses amis pour sauver sa peau et déférer à un commandement inepte ?
Bobby s'affaissa sur lui-même, sans plus une once de tonus musculaire. Ses bras repliés en croix figés sur sa poitrine, en appui sur ses cuisses, voici qu'il sanglotait en silence. Le bloc de givre se délitait déjà. La fonte accélérée de ses couches le faisait se liquéfier à une allure qui stupéfia Kitty. Peu de secondes après le revirement psychologique du maître de la glace, elle était libre de ses mouvements. Transie et trempée jusqu'aux os, mais ne pouvant retenir sa bonne âme de compatir à la vue de la souffrance du garçon.
La totalité de la glace qui encombrait la chambre s'était muée en une eau claire, d'un bleu de cobalt, les ruisseaux de laquelle devaient être animés de leur vie propre, dans la mesure où, très loin de couler d'une façon naturelle, dans le sens de la pente le long des volets et des murs naguère étoilés de motifs neigeux, ils se regroupaient et convergeaient sur Bobby. Fascinée, la passe murailles les vit remonter le long des tibias du jeune homme et s'ajuster à même ses vêtements, qui à ses hanches, qui à son abdomen, qui à son torse. L'un d'eux même grimpa jusqu'à son cou pour venir disparaître dans la peau de sa joue gauche, à deux ou trois centimètres de l'œil. Kitty se rendit à l'évidence ; la mutation en Bobby ressortissait à plus, infiniment plus, que la capacité d'extraire le froid de l'air. Elle en ressentit sur l'instant un pincement au cœur. Elle, jalouse ? Définitivement oui, analysa-t-elle ; quand bien même ce pouvoir possédait des côtés qui ne laissaient pas de l'effrayer, combien plus appréciable était-il que son piètre talent de modeler à son gré la densité de son être ! La brunette n'avait pas éprouvé ce sentiment d'amère envie depuis le jour qui avait vu Pyro démontrer sa domination sur le feu. Un élément aussi indomptable, obéir à doigt et à l'œil à ce punk en herbe — elle se souvenait avoir songé à part elle qu'il aurait été cool de disposer de ce talent. Son appréciation avait évolué depuis ; la faute aux sautes d'humeur destructrices de John, quand il mettait ses flammes en batterie. Et au récit circonstancié, prodigué par cette langue de vipère de Marie, de certain déplacement de l'incendiaire flanqué de Logan, de la greluche et de Bobby, chez les parents de ce dernier. Elle avait été horrifiée davantage que surprise d'apprendre qu'il avait manqué griller la moitié du quartier pour son plaisir sadique. De son point de vue à elle, il avait rencontré le destin qu'il méritait, à l'instant où Phénix l'avait désintégré avec les infortunés restés sur Alcatraz.
Elle balaya ces pensées indignes. Il y avait plus urgent à faire. Hors de question que le reste de la bande voie Bobby dans cet état. Elle s'en voudrait le restant de son existence si elle ne l'aidait pas à remonter la pente. Cela passait d'abord par le tirer de son état végétatif.
" Je suis désolé ", articulait sans fin le blond entre deux gros soupirs. " Je suis si désolé... "
" Chut, fais-moi confiance. Tout va bien se passer. "
Malgré leur différence de stature, elle put le replacer en station debout et lentement, très lentement, en lui parlant sans cesse à l'oreille et en s'aidant de son pouvoir pour réduire la densité de chacun d'eux, se mit en devoir de l'entraîner jusqu'à la salle d'eau attenante. Elle escomptait qu'il se laisserait faire ; peut-être que se voir dans le grand miroir surplombant le lavabo provoquerait un choc salutaire, autrement il lui faudrait le placer tout habillé sous le jet brûlant de la douche. C'est ainsi que procédait sa mère lorsque le père de Kitty avait une de ses crises de tétanie. La jeune fille implora le Ciel de l'assister pendant qu'elle entraînait devant le lavabo le blond inerte et raide ainsi qu'un somnambule...
Warren avait déployé ses magnifiques ailes dans son dos. En cas de contrariété, il lui était trop difficile de les laisser pliées contre ses omoplates. Décidément, depuis son entrée à l'Institution Xavier pour surdoués, il volait de surprise en surprise, et rarement, comme à l'instant, pour le meilleur. Il n'avait guère espéré que ses origines, appuyées par les subsides généreux déboursés par les juristes de son père, lui vaudraient un traitement privilégié ; cependant l'espèce de muflerie impatiente avec laquelle les membres fondateurs des X-Men, en charge de l'école, le traitaient le plus clair du temps, portait sur ses nerfs. Personne n'avait le loisir de s'occuper de lui, nul ne lui disait plus de trois ou quatre phrases d'affilée avant de s'en aller, à l'image de Logan toujours si avare de paroles, ou d'être appelé à des tâches plus urgentes, tels l'ensemble des autres. Bobby, avait-il pensé dans un premier temps, devait être différent, du fait qu'il lui consacrait des soins qui ne semblaient pas purement contraints ou polis. Mais c'était sans compter avec la fille gantée jusqu'aux yeux. Il suffisait qu'elle apparaisse, pour Drake de virer au toutou à sa mémère. Son visage changeait, une expression indéchiffrable passait dans ses yeux, et il suivait cette mutante ni spécialement jolie ni outre mesure. charismatique Or ne voila-t-il pas maintenant que Drake l'envoyait sur les roses ! Et pourquoi, si ce n'était rester seul avec cette Malicia ? Pour qui le prenait-on ?
C'était décidé ! Il devait s'éclaircir les idées. Warren ouvrit la fenêtre la plus proche ; agacé de rencontrer de la résistance, et ne se rappelant pas qu'occupant une chambre d'enfants, dans l'attente de mieux, les vitres s'écartaient sur un tiers seulement de leur amplitude, il usa de sa force. Le cadre plia, rompit et sortit de son chambranle. Cela suffirait à lui livrer le passage. Il étendit ses ailes, et, au terme de quelques pas de course, la silhouette de celui qui s'était baptisé Angel défonçait les vitres et les volets pour prendre l'air. Ah, la délicieuse sensation de la glisse en plein ciel ! La caresse du vent sous les plumes de ses appendices ! La sensation d'être d'un autre monde ! Il ne parviendrait jamais à se lasser de tout cela. Bien qu'à cet instant il n'ait pas pris d'altitude et planait à moyenne vitesse au dessus de la masse du principal corps de logis de l'école. Comme pour un bon repas, le jeune fils de famille préférait débuter en douceur ses escapades aériennes. Se mettre en ailes, ensuite se fixer des challenges. Et en cet après-midi qui tirait vers son milieu, l'envie d'aller à fond n'était pas très pressante.
Son cerveau releva la présence de Wolverine à l'ombre d'une tourelle. Sa forme adossée à la maçonnerie ressortait sur un fond de tabac. Comment un individu apparemment nanti de sens exceptionnels pouvait-il tolérer de fumer ces cigarillos au fumet immonde, pire les griller à la chaîne, cela Warren avait peine à l'appréhender. Déjà qu'il tolérait à grand peine la pollution omniprésente...
Il vira à angle droit comme il survolait la balustre ornementale qui marquait la limite du toit. Il plongea au tout dernier moment en rectifiant légèrement sa course et il allait prendre son essor de manière à traverser les jardins lorsqu'une idée s'imposa à son esprit. La chambre de Drake donnait sur la façade nord, à peu de distance sur sa droite ; pourquoi ne pas y jeter un œil tant qu'il y était ? Cela ne serait pas se montrer indiscret, puisque, à supposer son 'tuteur' désireux de n'être pas surpris, à coup sûr Angel tomberait sur des volets clos. Aussitôt dit aussitôt fait. Des trois fenêtres qui l'intéressaient au second étage, l'une, celle qui illuminait la salle d'eau attenante à la chambre, avait ses persiennes entrouvertes à l'espagnolette ; les volets des deux autres étaient hermétiquement fermés. Le grand jeune homme savait qu'il aurait dû partir, bien que cet état de fait ne répondait guère à son intérêt, mais sa curiosité l'emporta. Ses ailes décroisées au maximum de leur amplitude lui rendaient possible de planer quasiment à l'arrêt. Un talent fort utile s'il s'agissait de se mettre aux aguets.
Il s'approcha de la sorte sans bruit de l'embrasure de la fenêtre. Un coup d'œil circonspect ne montra rien d'intéressant. Tout au moins jusqu'au moment où, s'étant enhardi, il colla sa joue au chambranle et coula un regard appuyé au dedans de la pièce. Drake pâle comme un linge était affalé au sol dans les bras d'une assez jeune adolescente. Celle-ci lui passait une main apaisante dans le dos sans cesser de lui prodiguer des paroles de réconfort. Ou ce qui sembla tel à Angel, dont l'ouïe n'était pas de beaucoup supérieure au commun des mortels. La fille, brune, menue et assez mignonne, lui était vaguement connue ; mais il avait côtoyé tellement de monde depuis son entrée à l'école qu'il était à peine étonnant que cela n'aille pas plus loin. Il crevait les yeux, rien qu'à la regarder, qu'elle n'accomplirait pas de miracles sur le garçon prostré. Warren décida d'intervenir. Deux coups d'aile le menèrent à l'intérieur, une poignée de pas de ses grandes jambes le conduisit devant le couple assis sur le carrelage.
" Que se passe-t-il ? ", fut son entrée en matière. A son image, il s'était montré sobre et direct.
Pendant que Kitty s'emmêlait dans ses explications, toute à son désir de n'en apprendre pas trop à l'ange blond dont elle avait été à cent lieux de prédire l'irruption, sans pour autant se donner l'air de décourager une assistance qui s'incarnait en si galante tournure, une figure respirant la contrariété remontait quatre à quatre le grand escalier du manoir. Ororo sortait juste d'une altercation avec Logan. Encore et toujours au sujet du garçon détenu au sous-sol. Le ton était très vite monté dans l'intimité du bureau du Professeur. Elle avait dû retenir les éclairs qui démangeaient ses doigts lorsque l'homme aux griffes s'était exclamé que les notes de Jean, a fortiori ces gribouillis jetés à la hâte sur l'un de ses carnets, ne justifiaient pas qu'on le maintienne à l'isolement. Parbleu ! S'ils étaient l'un et l'autre des mutants oméga, avait argué Wolverine, il serait toujours temps de réagir une fois ce point garanti. Folie et refus de ménager l'avenir, avait-elle rétorqué, ce qui lui avait valu une bordée de jurons, y compris lorsqu'elle s'était efforcée de lui faire entendre que de son vivant Xavier lui-même avait maintenu les deux jeunes sous une surveillance discrète. Ils s'étaient quittés sur un constat de désaccord. La suzeraine des nuages n'était pas insensible aux arguments qui lui avaient été opposés ; en sa qualité de leader, elle ne pouvait néanmoins se permettre d'hypothéquer leur devenir en prenant le moindre risque. Bobby manifestait des signes d'expansion de sa force ; qui oserait garantir que l'autre n'empruntait pas déjà un chemin similaire ? Sacré bon sang ! ils avaient pourtant vu, tous autant qu'ils étaient, de quoi le blessé était capable ! Jusque dans le coma il leur pourrissait l'existence, témoins les rapports alarmants qui remontaient de Hank. Et que lui demandait-on de faire, fulminait Ororo, sinon prendre les décisions dont autrui ne voulait à aucun prix ?
Le sourire de façade dont elle gratifia les élèves qui, frais et dispos, descendaient en trombe les marches pour adopter une contenance plus digne sitôt qu'ils la l'apercevaient, ne trompait à dire le vrai personne. Tant cela ressemblait peu à la métisse d'avoir le regard dans le vague et l'expression faciale distante... Il ne lui échappait pas au demeurant qu'on chuchotait sur son passage 'qu'est-ce qu'elle a ?', 'vous avez vu la tronche', 'elle les a à l'envers ou quoi ?', et autres gracieusetés qu'on s'échange à cet âge sur le dos des adultes. Une pierre supplémentaire dans son jardin.
Marie qu'elle croisa sur le palier du troisième étage, arborait sa mine des mauvais jours. Le signe de tête qu'elle lui adressa fut perdu pour la beauté sudiste, dont les yeux brillants et rougis avaient sur-le-champ ricoché par delà Ororo. Tout le monde était à cran, constata cette dernière. Pourvu que les choses n'aillent pas plus avant dans cette voie... Magnéto avait beau être inoffensif, destitué de ses pouvoirs, et ce qu'il devait subsister de ses partisans s'être débandés dans la nature, personne n'était dupe quant à la durée de l'accalmie. L'école n'était nullement à l'abri des entreprises d'un nouveau Stryker ou de quelque cacique gouvernemental parmi ceux qui voyaient avec déplaisir la normalisation de la situation des mutants de par le monde. Hank avait été on ne pouvait plus explicite sur ce point.
Plutôt que de monter directement à son bureau, elle décida de s'octroyer une pause. La salle de lecture se trouvait justement de l'autre côté du vestibule du troisième. Elle s'y engouffra. L'atmosphère reposante du lieu, faite de lambris profonds, de rangées de bibliothèques ajourées de reps vert, de grands poufs et de lumière tamisée, incitait à la mollesse. La métisse gagna son coin favori, dans la pénombre d'une croisée préservée de l'éclat diurne par des tentures damassées ; plusieurs plantes vivaces dans leurs pots émaillés délimitaient un écrin de verdure, entre la cheminée monumentale de marbre rose au milieu de la salle et le pan coupé où s'encadraient les fenêtres. Sur le guéridon de bois et de porcelaine avancé devant le fauteuil était toujours posés, prêts à l'emploi, un service à thé et une lourde carafe d'armagnac. Elle se servit une lampée du breuvage, qu'elle sirota à son aise confortablement calée au fond du siège. Bientôt une torpeur ouatée brouillait ses perceptions. Un quart d'heure, se prit-elle à songer. Elle pouvait bien s'accorder un quart d'heure d'oubli... Cela ne serait pas la première fois qu'elle somnolait avec un ballon d'alcool calé sur son accoudoir. Elle se sentait partir, dériver, vers un monde où elle n'aurait pas à décider. Lentement. Voluptueusement. Pourtant, quelque chose n'allait pas. L'école aurait dû être calme, passée la bousculade du réveil et les coudoiements des élèves en route vers leurs salles de classe. Or à ses oreilles parvenaient distinctement des bruits sourds, répétés, voire s'amplifiant. L'on marchait, l'on s'agitait, l'on discutait à haute voix, des portes battaient à la volée, sans donner signe de vouloir décroître. Relevant d'un à coup ses paupières pesantes, Ororo se dit qu'il y avait anguille sous roche.
Elle sortit de la salle de lecture d'un pas rapide. A cet instant, elle entendit distinctement la voix de Piotr qui dominait un brouhaha indescriptible en provenance du hall d'honneur. Dès lors, Tornade sut qu'elle devait retrouver Hank. Quoi qu'était en train de faire Colossus, elle le pressentait, cela revêtait davantage d'importance que n'en possédait l'étanchement de sa propre soif d'informations.
Elle ne fut pas vraiment surprise de découvrir le savant en train de faire les cent pas dans l'antichambre de son bureau à elle. Il ne l'avait pas plus tôt vue qu'il lui fourrait entre les mains une brassée de courbes et de graphes sur papier listing, tout en l'entraînant, d'une poigne dont il ne devait pas avoir conscience combien elle était écrasante, à l'intérieur de la pièce insonorisée. Les sitgmates d'une extrême agitation se lisaient sur sa physionomie animale.
" En un mot ou en cent, c'est une catastrophe ", attaqua-t-il lorsqu'il se fut pénétré de l'incompréhension devant les documents qu'exprimait la figure de Tornade. " Une réaction nucléaire est en voie de s'initier en lui. Je n'ai aucune explication. Je peux simplement affirmer que les inhibiteurs auxquels j'ai recourus paraissent avoir précipité son ignition. "
" Nous disposons de quel délai ? ", s'enquit la métisse d'une voix chancelante.
" Je ne saurais dire. La chambre de confinement fondra dépassés les cinq mille degrés, or à cette heure sa température croît de cent unités par tranche de cinq minutes. Mais la courbe n'est pas stable, et je redoute une augmentation exponentielle dès que des flammes apparaîtront. Tu sais ce qu'il peut en faire. "
" Il se passe quoi au juste ? "
" Un halo thermique s'est formé autour de lui. J'ai coupé tous les appareils de peur qu'ils ne s'embrasent, mais en vain. C'est comme une bulle de hautes températures. Elle est stable pour le moment, si ce n'est que la chaleur s'accroît en son sein. Je n'ai jamais rien vu de tel, Ororo ; l'ordinateur suppute qu'il s'agit des prémisses à une fusion atomique en miniature, ce qui stricto sensu est proprement inconcevable en milieu terrestre. Mais je maintiens mon idée que c'est une réaction défensive ; son organisme tente de se réparer, et use à cette fin d'un niveau inimaginable de sa mutation. "
Tornade s'était affaissée dans son fauteuil. Ses doigts allaient sans but sur le sous-main. Cela outrepassait ses forces... Elle aurait dû se précipiter sur le plan d'évacuation d'urgence, s'emparer du micro ou de la télécommande de la vidéo en circuit fermé, et s'adresser à tous pour leur donner le top de l'évacuation. Hélas, elle ne s'en sentait pas la force. Tout ce que pouvait faire son esprit groggy était nier l'imminence du danger et la part accablante de ses responsabilités.
" Qui est au courant ? ", put-elle enfin articuler.
" Logan. Il est parti rameuter Colossus et les plus grands afin qu'ils préparent les véhicules. Malicia elle se charge de la check liste du jet. Je n'ai pas trouvé Bobby, je comptais sur toi et lui pour faire le tour des dortoirs, tandis que je fouillerais les jardins dans l'éventualité où des petits s'y seraient égayés. "
" Très bien. Tu as paré au mieux. "
Elle repoussa son siège et fit signe au savant à fourrure qu'elle se sentait mieux. Une résolution farouche illuminait ses traits. Hank réalisa qu'il détestait la lueur qui habitait soudain son regard.
" S'agissant d'une fusion, penses-tu qu'une tornade puisse contenir les premiers stades de son expansion ? Même en évacuant sous un quart d'heure, nous ne mettrons jamais assez de distance avec le manoir. Alors que si j'arrivais à bloquer, ne fût qu'une minute ou deux, la progression de cette saleté... "
" Je te l'interdis !! Ma grande, tu n'aurais strictement aucune chance de t'en sortir. Prends-tu la mesure du phénomène qui va se dérouler ? Magnéto pourrait empiler sur l'école l'équivalent de plusieurs chapes de métal et de béton du type de Tchernobyl, que cela s'y changerait rien. Ce n'est pas une explosion, on ne peut l'étouffer ni la contrôler. "
" Ouais, mais il y a une chance de la refroidir avant d'atteindre la masse critique... "
L'intervention appartenait à Logan. Ororo et McCoy se tournèrent vers lui avec incrédulité. Le leader des X-Men fit mine de parler, il la coupa d'un grand moulinet du bras qui envoya pêle-mêle au sol la liasse de papiers que le scientifique avait reprise un moment plus tôt. L'homme aux os d'adamantium avait laissé la double porte grande ouverte, tout le monde aurait pu les entendre. Comme si ces détails importaient...
" Demandons à Bobby de générer le même type de froid qui lui a rendu possible la victoire, à Alcatraz. Si Jean a vu juste quant à son potentiel, il devrait nous sauver la peau. "
" Mmm. ", fit Hank qui soupesait mentalement les chance de réussites de cette idée. " Cela me paraît un bon plan. D'autant qu'il sera, n'en doutez pas, hyper motivé... Cela dit, que l'évacuation se poursuive. On n'est jamais suffisamment prudent... "
" Je suis d'accord. Où en est-on, de ce côté-là ? "
" Piotr fait du bon travail, les autres je ne sais pas. On n'a pas de talkie-walkie, c'est dommage. Et Dieu sait où Charles planquait les transmetteurs. "
Sans cesser de parler, le trio s'était transporté du bureau vers la tribune des escaliers qu'il s'était mis en devoir de descendre. Arrivé au second étage, Wolverine s'élança dans le couloir qu'il savait mener à la chambre d'Iceberg. Ororo et McCoy ne l'attendirent pas pour poursuivre leur course et se partager les niveaux inférieurs, avec cette idée qu'un adulte en renfort par étage ne serait pas du luxe.
Guère plus de cinq minutes après, les trois se retrouvèrent sur les tribunes de l'entresol, d'où ils pouvaient dominer l'ensemble du grand hall et du vestibule. L'évacuation serait rondement menée, à en juger par le calme avec lequel les élèves, par rangées de cinq alignées devant la grand porte, patientaient en attendant d'être recomptés par Colossus. Par contre, une nouvelle inquiétante était sur toutes les lèvres : il n'y avait de trace d'Iceberg nulle part dans la maison. Sa chambre était vide, et aucun des enfants et des adolescents qui avaient des affinités avec lui ne l'avait revu depuis l'altercation avec Malicia, survenue environ une heure auparavant. Tornade quant à elle avait pu apprendre que deux autres mutants manquaient à l'appel : Kitty et le petit dernier, Warren. Il n'était même pas assuré que tous les trois étaient ensemble, encore que la déduction fût envisageable dans le cas des deux jeunes X-Men.
" Essayons les caméras extérieures... Avec de la chance, ils seront restés dans l'enceinte du domaine ", suggéra Hank après avoir consulté un dispositif ajusté à la poche de poitrine de sa blouse ; son regard se rembrunit. " Les capteurs que j'ai posés commencent à se dérégler ; il faut que j'aille voir ce qu'il en est, tant qu'il est loisible d'accéder à la chambre... On reste en contact radio. "
" Tu ne prends pas de risques, surtout ", répondit Ororo. " Si ça devient trop dangereux, tu scelles le sous-sol et tu remontes dare-dare. Tu es bien trop précieux à la cause ; je ne devrais même pas te laisser faire. "
" On perd du temps ", la coupa Logan, les poings serrés à s'en faire éclater les jointures. " En ce qui me concerne, je n'ai pas envie de mourir parce que vous serez restés là, à échanger des amabilités. Dénicher le gamin, voilà la priorité... "
" Quel dommage qu'ils n'aient pas voulu transporter le gosse dans mon laboratoire... " La voix de Hank s'adressant à personne de particulier tandis qu'il s'engageait dans le couloir de l'ascenseur, était noyée de regrets. " Ils ne se rendent pas compte du progrès que la physique aurait pu faire, avec un mutant capable de fissurer l'atome rien que par son contrôle calorimétrique. "
Personne ne l'entendit ; le couple de mutants s'était depuis longtemps déjà égayé en direction du poste de commande de la sécurité. Ororo entreprit de rentrer le code sur le clavier qui flanquait le double battant de bois renforcé, mais son compagnon la repoussa sans ménagement. " Pas de temps pour ces conneries ", siffla-t-il comme il sortait ses griffes et en laminait les gonds à coups précis. Très vite, plus vite que si la jeune femme avait désactivé la fermeture, le vantail de droite s'affaissait sur lui-même. Chacun fondit sur les consoles ; bientôt les moniteurs s'éclairaient et deux paires d'yeux avides scrutaient les images. Suite au coup des main des forces de Stycker sur la propriété, la sûreté avait été considérablement améliorée, en particulier plusieurs milliers de dispositifs de surveillance disséminés en des points névralgiques.
" Mets les détecteurs de mouvement en batterie ", lança Tornade. " Les boutons en arc de cercle autour du joystick devant toi. On les éteint d'ordinaire la journée. Tu dois obtenir une lecture à l'aspect de mire ; les présences s'afficheront sous forme d'ondes concentriques. Tu y es ? "
" Je crois. Ça se suit selon le sens du déroulement d'une bande... Eh, j'ai quelque chose dans le secteur bleu... Une seconde, j'affine. C'est ça ; plusieurs personnes sous la serre du quadrant 20, en zone B. "
La jeune femme introduisit les coordonnées en question dans la table vidéo. Les moniteurs crépitèrent quelques secondes puis firent un zoom sur chacune des vues disponibles pour le secteur du jardin vivrier. Au bout de la septième ou huitième caméra Ororo écrasa la touche d'arrêt. L'image dilatée aux dimensions d'un écran de cinéma d'Iceberg affalé sur un banc à côté de Kitty, avec Warren accroupi devant le mutant glaciaire à lui parler avec animation, envahit le mur des moniteurs.
Un cliquetis électronique les avisa que McCoy cherchait à les joindre. Tandis que Tornade lui répondait, et que son visage se décomposait au fur et à mesure des nouvelles qui transitaient par l'oreillette, Logan calculait à toute vitesse. Il sauta sur ses pieds avant qu'elle n'ait fini :
" Les choses se précipitent, n'est-ce pas ? La serre est trop distante pour que j'y aille à pied ; le temps que je sois revenu avec lui, nous serions hors délai. Je pourrais m'y rendre en voiturette, mais on est trop à la bourre... J'ai une autre solution ; pour ça, tu vas devoir remplacer Piotr à son poste. "
La maîtresse des nuées le suivit jusqu'au vestibule où le susdit était en bonne voie de boucler le décompte. L'idée de Wolverine le trouva réticent. Ossature indestructible ou pas, si jamais il manquait sa réception, le temps que mettrait son organisme à réparer les dégâts, le garçon dans sa prison aurait initié la réaction en chaîne. Hélas, ils couraient à bout d'options, de sorte qu'Ororo supplia le Russe de passer outre ces inquiétudes pour se concentrer uniquement sur ce qu'il aurait à faire. Deux minutes après, Piotr et Logan sortaient du manoir par le derrière.
" Je préfère te prévenir que tu vas déguster ", fit le grand gaillard. " Te projeter sur cette distance m'oblige à te faire tournoyer longtemps et très vite avant de te lancer... "
" J'ai connu pire. Ce qui m'inquiète, c'est de ne pas revenir avec le gosse dans les délais... Je n'ai pas voulu angoisser davantage Ororo, mais il tirait une drôle de tête, sur la caméra. "
Colossus passa sous silence le fait qu'à quatre cents mètres de leur objectif, la précision de sa visée serait grandement amoindrie. Il hissa Logan à bout de bras, referma ses doigts sur les poignets velus et décrivit une première rotation avec l'autre à la perpendiculaire tel un lanceur de marteau. A la fin du tour, le corps du Russe était passé de la chair à son alliage indestructible ; la vitesse de Wolverine s'accroissait à une allure folle, au point qu'il se mit à maudire son étoile qui l'envoyait toujours se fourrer dans des aventures suicidaires. Encore une rotation, et tout à coup il ressentit une impulsion d'une terrifiante puissance. Les muscles du géant métallique l'avaient expulsé selon la trajectoire rectiligne d'un missile, en dépit de son poids conséquent et de son médiocre degré de pénétration dans l'air. Logan serra les dents, le moindre de ses muscles bandés paré à se détendre au moment de la réception et veillant pour l'heure à n'offrir aucune prise au vent pour en être le moins possible ralenti. Les jardins en contrebas se réduisaient à de vagues taches de verdure qui défilaient ainsi que dans un kaléidoscope.
Leurs cibles justement vivaient un psychodrame. Kitty avait été impuissante à prévenir l'accès de colère du milliardaire, lorsque le maître du froid eut réitéré l'expression de son dégoût de lui-même et du refus de toute aide. En un tournemain Warren s'était levé et lui avait transmis en pleine face combien puéril il le trouvait. Le cri d'orfraie de la brunette avait reflué dans sa gorge. Elle aussi s'impatientait devant la rage d'auto flagellation montrée par Drake. Mais en brave fille elle avait su se contenir.
Bobby appliqua une main recouverte d'une fine pellicule de glace sur sa joue brûlante. Les yeux, encore plus bleus que les siens, de Angel le fixaient avec l'impressionnante constance de ceux d'un basilic.
" Tu n'avais pas besoin de m'en coller une ", geignait-il avec un rien d'excès dans le timbre.
" Cesse de faire ton bébé, je te traiterai en homme ! "
" Ce n'est pas toi qui a laissé crever ton meilleur pote après l'avoir rendu inconscient ! Mais j'oublie ; j'ai affaire à un héros. A quelqu'un qui est venu exprès sauver son père et lui seul. "
L'ironie méprisante de Bobby lui fit l'effet d'un soufflet à la face. Ses muscles augmentèrent de volume dans ses bras et son torse ; le cou gonflé, il allait réagir physiquement lorsqu'il comprit que son vis-à-vis n'attendait pas mieux. Il devait bien exister un moyen autre de lui river son clou en le forçant hors de sa dépression sans pour autant basculer dans un pugilat... Ce Pyro qui semblait de si douloureuse mémoire à l'Iceberg ; et si Warren amenait la conversation dessus ?
" Tu en parles un peu vite ; j'ai eu ouï dire qu'à cause de ta petite amie, tu ne t'étais pas particulièrement montré bon copain avec — comment s'appelle-t-il, au fait ? Moi, j'avais tellement peu d'amis à cause de ma différence qu'ils m'étaient très chers. Je les cultivais... "
" Va te faire voir ! Tu ne connaissais pas John... Un jour j'étais la chose la plus précieuse au monde, puis le lendemain c'était à peine s'il me parlait. Toujours en décalage. On s'accordait tellement bien avant toute cette merde : Magnéto, la guerre anti mutants. Son caractère s'est aigri, il est devenu plein de rancoeur. Je le suivais, pour sûr ! ce qui ne signifiait pas que ça me plaisait, ce dans quoi il m'entraînait. Marie n'y est pour rien ! Qu'est-ce que j'y peux, si je suis attiré vers les fortes personnalités ? "
" A d'autres ! Pour ce que je la connais, cette fille n'est pas du genre à partager. A fortiori John devait-il être pareil. Je pense que tu as voulu courir deux lièvres à la fois, rester copain comme cochon avec lui et roucouler avec ta belle quand ça t'arrangerait. Tu n'as pas compris qu'il y avait un choix à faire. Que les deux s'excluaient mutuellement. Tiens, je parie qu'ils ne se supportaient pas. "
Bobby pesta intérieurement contre la perspicacité de leur nouveau pensionnaire. Il préférait ignorer toutes ces choses sur les deux êtres qui se partageaient son cœur. Depuis son enfance, sa pente naturelle inclinait à la conciliation plutôt qu'aux partis pris tranchés ; c'est avec parfaite bonne soi qu'il avait de fait joué sur plusieurs tableaux avec celui qu'il considérait comme un alter ego et celle qu'il désirait sexuellement. Le rôle du gentil garçon lui convenait si parfaitement qu'il en était venu à n'oser détromper (ou reprendre) personne, à quelque propos que ce fût, de peur de leur occasionner du chagrin.
La contrariété accrochait des teintes de rose et de grenat en camaïeu sur ses joues. Warren triomphait sous cape ; depuis qu'il avait fait irruption dans le tête à tête de Drake avec Kitty, il n'avait pas encore vu le garçon équilibré et de bonne compagnie qu'il s'était pris à estimer. Or celui-ci était en train de remonter à la surface. Qu'il se retint d'asséner au milliardaire la première vacherie qui pourrait lui traverser la tête, témoignait suffisamment du retour de sa personnalité.
Un glapissement aigu arracha les garçons à leurs pensées. La passe murailles s'était mise debout, ses traits plissés d'effroi. Chacun suivit des yeux le point qu'elle scrutait avec autant d'émotion.
Logan venait d'entrer dans la serre. Mais un Logan clopinant, qui tenait son bras droit contorsionné selon un angle étrange et dont la tête profondément inclinée était maculée de terre et de salissures. Ses pupilles brillantes sortaient quasiment de ses orbites. Aurait-il été catapulté dans une fusée qui se serait écrasée qu'il n'eût pas arboré pire mine.
Warren se précipita afin de lui porter secours, mais il fut éconduit d'un hochement impérieux de la tête du blessé. Pas une seconde le regard de ce dernier n'avait quitté Bobby. Le jeune mutant finit par se lever du banc ; son visage était redevenu inflexible. Il promena ses yeux de-ci de-là, de l'air d'un animal qui flaire le vent en quête d'une odeur. La concentration marquait ses traits tandis qu'il virait brièvement au bleu marmoréen de son état glaciaire. Quand il revint à la normale, ses iris luirent fugitivement.
" Je ne sais pas comment cela a pu m'échapper... ", dit-il enfin. " Je ressens des ondes thermiques ; une chaleur très violente, en constante augmentation, qui remonte de tout autour de nous. J'imagine que c'est ça qui t'emmène, Serval. "
" Gagné. On a besoin de ton talent. Mais l'affaire est pas mal compliquée. Retourne sur-le-champ dans la maison — en quatrième vitesse, il va sans dire. Tornade t'apprendra ce que tu dois savoir. Grouille ! "
L'intéressé ne se le fit pas dire deux fois. Ses sens en émoi l'avertissaient que la chose était mal engagée. Comme il menait un train d'enfer à travers le jardin, le sol roula sur ses bases. La perturbation thermique atteignait des niveaux inquiétants... A cette allure, il serait très bientôt impuissant à refroidir quoi que ce fût qui la générait. A moment donné, il eut le sentiment que certaines de ces ondes ne lui étaient pas aussi inconnues qu'il l'avait cru de prime abord. Pyro. Ses pensées revenaient vers son camarade. Non qu'il en fût aussi obsédé que lorsqu'il avait failli faire un sort à Kitty ; seulement, John avait émis de semblables vapes brûlantes juste avant que ne commence leur dernier duel devant les installations militaires de l'île d'Alcatraz. Il repoussa l'idée avec humeur. Le défunt avait à peine déployé la quantité de flammes requise pour un combat élémental ; aucune mesure par rapport à la force qui pulsait sourdement sous la propriété. Bobby pressentait qu'à son apogée il n'existerait rien sur la Terre d'assez solide pour lui échapper. Cette perspective le terrifiait. Le feu était une chose de laquelle il s'était toujours méfiée, et pas à cause du seul John et de la joie obscène qu'il éprouvait à la voir obéir à ses caprices.
Il atteignit le perron d'honneur. Ororo le guettait au sommet des marches. Il écouta machinalement les propos qu'elle lui tint comme ils se déplaçaient le long du vestibule en droite ligne des accès au sous-sol. Il tiqua tout à coup. Avait-il entendu correctement ? Venait-elle de dire que le responsable de cette fusion pré nucléaire était... John ? Pas de contestation possible, voici qu'elle enchaînait avec un récit dont chaque mot était pire qu'une trahison. Un coup de poignard.
John était en vie. Grièvement blessé par le coup de tête avec lequel il l'avait défait, mais bel et bien vivant. Une note laissée par Jean Gray en marge de son dossier médical, faisant état du statut vraisemblable du maître de feu et de lui-même comme mutants oméga, avait incité Tornade à faire embarquer le blessé à bord de l'avion pour le tenir sous surveillance. La décision avait été d'autant plus aisée à prendre que Pyro dérivait entre la vie et la mort, atteint de multiples fractures de la fontanelle frontale. Hélas pour eux, son organisme avait fini par déclencher une espèce de compte à rebours, au terme duquel s'effectuerait autour de lui la rupture du noyau. L'école entière avait beau évacuer, elle comptait sur Iceberg pour le refroidir avant que son halo thermique ne dépasse la masse critique.
Bobby était demeuré sans réagir. Le signal sonore annonçant l'arrivée de l'ascenseur retentit, suite à quoi il s'engagea dans la cage. Ororo voulut lui mettre une main sur l'épaule. Elle se trouva interdite quand ses doigts s'écartèrent du chandail du garçon au terme du plus infime des contacts. Un air incroyablement froid émanait de son corps. Si ses réflexes n'avaient pas été inhumains, elle aurait pu perdre à tout jamais, en même temps que le toucher, les premières phalanges de la main.
" Ça ne vaut rien, je sais, mais sache que je suis navrée. Charles vous avait à l'œil tous les deux depuis un certain temps, mais il ne disait rien, j'imagine pour vous protéger. Après qu'Hank ait découvert cette note, je ne pouvais ignorer une donnée aussi capitale. Je voulais t'épargner, aussi ; Allerdyce était un vaurien, tu n'allais pas gâcher ta vie à t'accrocher à lui, alors que Malicia t'attend — "
" Epargnez votre salive. " La voix était polaire. " Le prof craignait surtout que Magnéto ne réalise notre valeur et ne veuille nous recruter. Il y a réussi, dans le cas de Pyro... Je vais faire ce que je pourrais, mais que cela soit bien clair : à supposer que nous nous en tirions, tous tant que nous sommes, mon camp sera celui de John. Et s'il lui prend envie de s'expliquer avec Hank, ou vous, Tornade, sachez que je serai aux premières loges... Moi vivant, personne n'interrompra ce combat. "
La porte coulissante se referma sur son visage mortellement blafard mangé par deux yeux étincelants qui ne possédaient plus guère d'humanité. Quelques pouvoirs qu'elle détenait, Ororo était figée sur place. Le dernier regard que lui avait décoché Robert Louis Drake laissait loin derrière lui, pour la haine, le feu que respiraient les yeux de Magnéto quand il avait évoqué les Nazis, dans la forêt du Ponant où Mystique, lui, et le petit groupe passé au travers des filets de Stryker avaient cherché refuge.
Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent deux niveaux et vingt mètres en contrebas. Bobby était passé à son état de glace vivante à la moitié environ du parcours, à l'instant où la température s'était faite sentir. Bon Dieu, comme les jointures de l'appareil gémissaient à chaque mètre que gagnait la cabine sur ses logerons amollis. Cela, joint à la lueur pourpre d'incendie qui montait du puits, renfonçait la sensation de plonger en Enfer. Les portes ne s'étaient pas sitôt rétractées sur les côtés de la cage que l'atmosphère bouillante et confinée frappait le mutant en pleine figure. En dépit de sa peau gelée, cette véritable haleine de dragon le fit reculer d'un pas. Mais non reconsidérer sa décision. Pyro était au delà de ce corridor, il ne rebrousserait chemin qu'avec le garçon dans ses bras. Il s'avança avec résolution sur le sol de béton rendu curieusement spongieux par l'excès de la chaleur. Plus le couloir progressait vers le nord et Cérébro, plus l'air ambiant se faisait irrespirable ; que louée fût sa mutation, de le préserver du besoin en oxygène... La teinte pourpre de l'air virait à une nuance de carmin qui blessait sa rétine, sa peau de glace piquetait en surface et il n'y voyait presque plus rien, pour le reste on n'eût pu dire que la situation était désespérée. Combien pouvait-il faire à la hauteur du sas de Cérébro et de la porte, à peine moins massive, de la cellule de John ? Mille, mille cinq cents degrés ? Considérant que les appliques murales avaient dégénéré en bouillie grumeleuse et que les éléments non moulés en alliage à haute résistance coulaient allègrement sur le sol, à grand renfort de gaz pestilentiels, la température devait de préférence s'établir dans une fourchette plus haute, vers trois mille degrés. On bougea sur sa droite. Mû par un pur instinct, Bobby décocha une projection de cristaux de glace de ce côté — avant de regretter son geste. Une forme humaine, quoique beaucoup trop grande et large sous ca combinaison ignifugée pour être homo sapiens sapiens, avait été instantanément gelée. Hank McCoy. Iceberg ne réfléchit pas cent sept ans ; encore que le gel fondait déjà gros à bouillons aussitôt vaporisés le sol atteint, le mutant prisonnier de son attaque mourrait sous peu s'il ne le renvoyait pas vers la surface. Le maître du froid attrapa la base du pilier gelé où le Fauve scintillait comme une abeille dans l'ambre et détacha celui-ci de sa base, là où sa main libre en appelait à tous les atomes d'humidité qu'elle était en mesure de capter. Un véritable tunnel de glace s'épancha dans la direction du sas fumant derrière lequel il percevait la source des radiations thermiques. La glace enfermant Hank avait adhéré au dos de Bobby ; il découvrit avec joie qu'il lui serait facile de le porter ainsi qu'un havresac. Sa main libérée de cette charge visa le sol ; le froid intense qu'elle générait forma en moins de temps qu'il ne lui en fallut pour en affiner l'image mentale, une rampe blanche et glissante qu'il enjamba ainsi qu'une voie rapide et le long de laquelle il courut sans jamais cesser, de l'autre main, d'ajouter couche après couche au glacier qu'était en train de devenir la portion du corridor opposée à celle qu'il avait empruntée à l'aller. La cage de l'ascenseur atteinte, il déposa à l'intérieur le mutant gelé et écrasa la commande de remontée rapide. La glace presque infrangible dont il avait obturé le chemin de Pyro avait complètement disparu, le temps qu'il vérifie que le tableau électronique confirme l'arrive de l'engin dans le manoir. Alors il enfonça un poing à l'intérieur du système. De cette façon, personne d'autre ne mettrait sa vie en jeu.
Sa peau gouttait d'abondance quand il entra dans la cellule. L'unique information valable qu'il avait tirée de Tornade était précisément le chiffre de la combinaison. Tout ce qu'il s'était attendu à découvrir dedans quitta sa mémoire au premier coup d'œil, tandis que flanchait sa résolution.
Le spectacle était digne de Dante. Les murs n'existaient plus, remplacés par une vague gelée métallique et tremblotante qui se ridait telle une mer au gré des fluctuations du pouvoir de Pyro. Son corps lui-même, étendu au fond d'une dépression vitrifiée par la chaleur gigantesque, était englobé dans une géode parfaite de lumière rouge dont la surface parcourue de protubérances s'enflait et se contractait spasmodiquement. Plusieurs dizaines de flammes arrondies sous l'action de l'extrême pesanteur, parfois juxtaposées dans des configurations à la ressemblance d'anneaux, plus souvent autonomes, gravitaient ainsi que des feux follets à la lisière de la bulle thermique. De puissants arcs électriques reliaient de temps à autre un pôle de cette dernière à l'un des anneaux enflammés ; leur dégagement frappait alors en trajectoires tonitruantes le plafond d'alliage hérissé de stalactites dégoulinantes. Là prenait leur naissance les secousses qui avaient ponctué la progression de Bobby à travers les jardins. Le pire était néanmoins sans nul doute le bruit : un vacarme de haut fourneau, assourdissant, intolérable, jeté par le crissement des métaux au terme de leur liquéfaction, le sifflement de fontaines magmatiques des gaz rares et des éléments lourds se percutant sitôt dégagés, enfin le déplacement d'air continu impulsé par la géode lumineuse dans sa rotation.
Le pas que fit Bobby à l'intérieur de ce pandémonium lui arracha un tressaillement de douleur. Ce n'était pas tant que la chaleur fût insupportable ; à défaut d'être ingénieur ou physicien, les centaines de bars de pression l'avaient surpris. Il se voyait contraint de compenser en intensifiant sa métamorphose. Le plus minime des centimètres gagné vers le halo flamboyant au centre duquel gisait Pyro, se payait comptant en souffrance et en portions de sa peau gelée qui flétrissaient et s'évaporaient. Il fallait coûte que coûte qu'il s'en approche afin d'opérer au plus près du centre névralgique de la réaction. Ororo avait été adamantine sur ce point. Toute tentative d'entrave de la fusion échouerait si d'aventure elle n'était pas portée dans la périphérie immédiate de sa source. A plusieurs reprises des éclairs inimaginables d'éclat frôlèrent Iceberg mais à la fin il se tint à longueur de bras de la bulle écarlate. A cette distance la température était telle que le mutant de glace se serait cru sous les boosters d'une fusée amorçant son décollage. Il n'entendait plus, sa vision se réduisait à un tunnel d'un mètre autour du point focal de ses yeux, ses membres gourds lui paraissaient étrangers, et son corps tout entier cloquait et éclatait en jets de vapeur brûlante aussi vite qu'il en renouvelait les morceaux vaincus par la chaleur.
Il devait se mettre à la tâche dans les meilleurs délais. Le temps était une notion dont il avait perdu le fil, or il pressait. Les décharges électriques croissaient en fréquence et en intensité, les anneaux de feu allaient à un train infernal, la géode elle-même commençait à grossir. Drainé comme il l'était, la besogne semblait au dessus de ses forces. Iceberg n'en puisa pas moins dans ses ultimes réserves afin d'abaisser jusqu'aux parages du zéro absolu la température de son corps. Il percevait certes que cette barrière était condamnée à demeurer hors de portée. Dans sa condition physique et psychique optimale, et pas au beau milieu d'un véritable accélérateur de particules, il aurait eu une chance de l'enfoncer. Mais quelle autre perspective avait-il ? Le froid revigorant l'envahit, luttant pied à pied contre les radiations thermiques. Insuffisant. Il rentra un peu plus profondément en lui-même. Sa volonté, son contrôle lui avaient octroyé la victoire sur le pouvoir apparemment insurpassable de John, quand ils avaient confronté leurs talents ; avec ces qualités il serait capable d'arracher le trésor de son cœur au terrifiant compte à rebours initié par son subconscient. La confiance qui reflua dans ses membres dopa le processus réfrigérant. Ses ondes glaçantes formaient un blizzard cotonneux qui étouffait petit à petit la lumière pourpre et les éclairs de la bulle thermique. C'est ce qu'il crut dans un premier temps. Il apparut vite, pourtant, que les électrons des atomes au mouvement totalement inhibé par sa force frigorifiante, lorsque les pulsations de la géode expulsaient davantage de chaleur et d'énergie, reprenaient leur activité sous l'impulsion du rayonnement rubis.
Le brouillard laiteux et compact cédait du terrain à vitesse géométrique. Bobby était drossé vers l'arrière. Contre son gré. Il aurait été pure démence de prétendre continuer ; il le fit pourtant. Son organisme à bout menaçait d'imploser sous son simple poids, et il luttait pied à pied de toute sa puissance contre la force qui s'épanchait en vapes incandescentes de Pyro.
Mais voici que la bulle vacilla. Une masse de plasma d'un rouge au moins aussi soutenu que le sien venait de ricocher sur sa surface. En provenance de quelque part dans le dos de Bobby. Il ne se retourna pas, pris comme il l'était par la pesanteur et la force de succion des anneaux en lesquels toutes les flammes éparses dans l'air s'étaient concentrées, mais il distingua une voix familière.
Cyclope. Et son rayon optique apparemment plus puissant que jamais.
" Un dernier effort ! Je vais donner tout ce que j'ai pour contenir cette horreur, pendant que toi tu gèleras sa surface et tentera d'y pénétrer. Si tu arrives à abaisser la température interne d'Allerdyce, Hank pense que c'en sera fini du processus... "
Iceberg ne pouvait tenir pour assurée sa compréhension de l'intervention de Scott, compte tenu de tout le bruit qui régnait. Cependant il combla les blancs. Le moment n'était plus aux question existentielles type ce plan est-il le bon. Quoi qu'il advint, cette tentative serait son champ du cygne. Le niveau de son énergie baissait dramatiquement, alors que celui de John ne donnait toujours aucun signe de vouloir marquer le pas. Le laser de Cyclope s'était mis en batterie. Les coups de boutoir en étaient terribles, encore que la membrane extérieure de la bulle noircissait très légèrement à chaque impact pour repartir immédiatement après de plus belle dans un vermillon agressif. Le mutant qu'il croyait mort ciblait une zone particulière, à la hauteur de Bobby. Ce fut là que le blond porta sa charge. La douleur des cinq ou six mille degrés que la bulle titrait en ce point relativement tiède, l'envoya quasiment au tapis. A son extrême surprise, la chaleur solidifiée cédée, et il tomba, correction : bascula, tête la première, sur la forme inerte de Pyro. Le garçon était beaucoup moins chaud maintenant qu'il devait avoir expulsé tout son fluide calorifique, à peine un millier de degrés ; son ami s'en saisit sans difficulté majeure.
Il se préparait à sortir avec son précieux fardeau de l'œil de la tempête thermique quand, sans crier gare, John devint aussi brûlant que la géode. Un regard vers l'extérieur apprit à Iceberg que Scott faiblissait à vue d'œil. Dans l'éventualité où il ne pourrait plus user de son pouvoir, il y avait fort à parier qu'Iceberg se verrait emprisonné à l'intérieur de la bulle. La solution résidait en John. Le garçon à la peau de glace carbonisée d'horrible façon déposa son ami à ses pieds, avant de s'étendre sur lui et de le caler entre ses bras. Simultanément ses ultimes parcelles d'énergie produisaient un linceul de givre sur leurs deux corps entremêlés. La conscience abandonnait Bobby. Chose inexplicable, il n'éprouvait aucun regret de mourir. Mieux, se laisser aller vers l'anéantissement en tenant dans ses bras le mutant de feu, le rendait extatique. Il ne vit pas le corps de John se pousser contre le sien, à mesure que sa température déclinait. Cyclope une minute plus tard les découvrit baignés l'un et l'autre dans une douce lumière orange résultant de l'union de leurs auras. Le véritable enfer qu'était la cellule avait régressé au stade où il ne menaçait même plus de brûler le peu de surface intacte de la combinaison ignifugée de l'homme à la rétine laser...
Ce dernier émit un soupir de soulagement. Pour un retour inattendu, c'est lui qui avait été surpris, pas les autres — car ils avaient vu en lui le Messie. Ses deux petits élèves l'avaient épaté. Et dire qu'avec la mort de Phénix, qui avait ramené à l'existence ses particules éparpillées, il avait cru préjuger qu'aucun mutant aussi puissant ne viendrait leur chercher de noises...
Un pli de contrariété rida son front comme il tâtait précautionneusement le pouls de chaque dormeur. Il ne convenait point de se faire d'illusions. Le réveil d'Allerdyce risquait fort d'être mouvementé. A fortiori si Ororo avait raison de craindre que Bobby n'ait changé dans le même sens que son ami...
