Dans lequel il sera question de questionnements et de départs en voyage. Bonne lecture !
Disclaimer : les paroles d'On Melancholy Hill appartiennent au groupe Gorillaz et au label Parlophone.
Le soleil se couchait au loin, par-delà les illuminations du Rainbow Bridge, sur la baie de Tokyo. Un vent tiède, chargé de poussière et de pollution, soufflait au sommet des grands immeubles, ébouriffant Izuku. Les jambes battant dans le vide, il était assis au bord du toit d'un building longeant la baie, face au pont. Le tumulte de la vie urbaine lui parvenait de la jungle en contrebas d'une manière étouffée, comme si quelqu'un avait appliqué de la ouate sur les haut-parleurs. Les coups de klaxon se confondaient avec les bruits de moteur, mais il n'y prêtait pas attention. De là où il était, les gens ne lui semblaient pas plus grands que des fourmis. Lui se trouvait au sommet du monde, à de nombreux sens du terme. Il était désigné comme le prochain « symbole de la paix », la fondation et la pierre d'angle de la société superhumaine. Il faisait partie des élèves les plus prometteurs de la plus prestigieuse pépinière à héros. Et il se trouvait à plus d'une centaine de mètres d'altitude, avec une vue imprenable sur la guirlande de feux de voitures qui s'étirait dans les deux sens sur le Rainbow Bridge. Quelques navires allaient et venaient dans la baie ; le mont Fuji commençait à se fondre dans l'obscurité. La vue était à couper le souffle, et il ne regrettait pas un instant l'ascension.
Et pourtant, Izuku ne s'était jamais senti aussi mal. La société qu'il allait devoir supporter sur ses épaules le dégoûtait un peu plus chaque jour. Il ne s'était jamais vraiment intéressé au monde qui l'entourait – à l'exception notable de tout ce qui affairait aux héros – avant d'entrer à Yūei. Sa vision des choses avait changé depuis que son rôle d'apprenti héros l'avait fait s'aventurer d'un bout à l'autre de la société, de son hypercentre jusqu'à ses marges – et même au-delà. Izuku faisait partie de cette caste réduite de personnes qui arpentait le fil du miroir, jusqu'à se risquer sur la face cachée du monde. Il notait d'ailleurs l'amusante corrélation entre la « face cachée du monde » et la « face cachée de la mégapole ». Les vilains ne se trouvaient pas dans les gares, les parcs et les grandes avenues illuminées vingt-quatre heures sur vingt-quatre, là où les gens vivaient insouciamment leur vie tranquille. Ils se trouvaient dans les réduits abandonnés, les entrepôts poussiéreux, les terrains vagues sous les voies express du périphérique. Toute une société parallèle qui grouillait sous terre telle une masse d'insectes. Izuku était le désinsectiseur. Et à chaque jour qui passait, il s'interrogeait un peu plus sur la nature profonde de ce rôle et, surtout, se demandait si la société méritait un héros tel que lui. Non pas qu'il fut devenu mégalomane avec le temps : il était toujours le bon vieil Izuku Midoriya, humble comme un ermite et mal à l'aise avec les représentantes du beau sexe. « Les menteurs qui infestent notre société… les criminels qui utilisent sans but leur pouvoir… ce sont les cibles de ma purge ! Tout ça pour un monde juste ! ». La voix de Stain, le tueur de héros, résonnait de plus en plus souvent dans la tête d'Izuku. Quelle est la véritable voie du héros ? Qu'est-ce qu'All Might répondrait à ses interrogations ? Et Ochako, Tenya, Katsuki et tous les autres, que diraient-ils ?
Izuku étendit ses bras derrière lui pour se pencher en arrière. Sa main heurta alors quelque chose : la valise de son costume. Les souvenirs affluèrent alors : sa mère lui confectionnant le costume, Ochako changeant à tout jamais la signification des lettres « Deku », le trac qu'il ressentit en portant pour la première fois son costume devant les autres, Katsuki détruisant la cagoule du costume, Ochako déclinant son plan de bataille face à Katsuki…
« Enfin je te trouve, Midoriya ! »
Penser plusieurs fois d'affilée à sa camarade de classe semblait l'avoir invoquée, puisque la jeune fille se tenait là, juste derrière lui, les mains dans le dos.
« Ce n'est pas très sympa de nous avoir faussé compagnie comme ça, tu sais. Je… on s'est inquiétés pour toi !
— Désolé, j'avais envie de réfléchir un peu, répondit finalement Izuku.
— Ça t'arrive beaucoup, en ce moment… »
Ochako plissa sa jupe sous elle et vint s'asseoir juste à côté d'Izuku, si près que leurs épaules se touchaient. Elle le regarda pour dire quelque chose, mais finit par le rejoindre dans son silence contemplatif et ils restèrent assis silencieusement, les yeux rivés sur l'horizon.
« Plus le temps passe et moins j'aime cette ville et ses habitants, finit par dire Izuku.
— Qu'est-ce que tu leur trouve ?
— Ce monde ne tourne qu'autour de lui-même. Aujourd'hui, j'ai vu une douzaine de sans-abris : les gens passaient devant eux comme s'ils étaient invisibles. Ce matin, quand nous avons capturé le vilain de la station de train, les gens se sont tous enfuis sans demander leur reste. J'ai vu une petite fille être séparée de son père par la foule sans que personne ne s'en soucie. Il doit y avoir un monstre tapi dans la ville, qui corrompt l'âme des gens. »
Ochako ne sut quoi répondre à la mélancolie du jeune homme Elle lui donna une tape amicale sur l'épaule, pour lui signifier sa compassion.
« Uraraka ?
— Qu'est-ce qu'il y a, Midoriya ?
— J'ai envie de me barrer d'ici. D'aller faire un tour ailleurs. De me changer les idées. Est-ce que tu veux venir ? »
Ochako maintint sa façade mais sentit son cœur bondir.
« Mais… j'ai dit aux autres que nous les rejoindrions à la gare pour prendre le dernier train, et rentrer à l'internat…
— Ta ta ta, l'interrompit Izuku en pointant sa montre d'un geste triomphal. Nous sommes vendredi et il est vingt heures. Cela signifie que nous sommes en permission pour le week-end depuis déjà plusieurs heures.
— Mais…
— J'ai envie de voir un peu de paysage avant de rentrer à Yūei, déclara Midoriya. Rien que tu puisses dire ne me fera changer d'avis. Alors je répète ma question : est-ce que tu veux venir avec moi ? »
Ochako crut manquer d'air pendant quelques secondes. Puis elle rougit si violemment que les joues lui brûlèrent.
« Je, euh… ce n'est pas comme si j'avais quelque chose de prévu, alors… c'est d'accord. »
En réalité, elle avait prévu plusieurs sorties avec ses amies, et savait d'ores et déjà que son absence serait ô combien remarquée. Mais l'invitation d'Izuku était comme une étoile filante tombée directement entre ses mains : un vœu devenu réalité. Et puis, Izuku avait l'air d'aller mieux que tout à l'heure, alors tout était parfait pour la jeune fille. À ce moment, loin était-elle de se douter que c'était sa présence qui avait soulagé son ami.
Pour dire vrai, Izuku n'allait pas beaucoup mieux. Il était toujours empli de dédain envers la société dans laquelle il évoluait, de doute quant à sa fonction de pilier et surtout de doutes quant à lui-même. Cependant, il existait dans la vie d'Izuku deux personnes qui avaient l'unique talent de pouvoir l'apaiser par leur simple présence. Inko, sa mère, était l'une d'elles ; l'autre était assise à côté de lui. L'optimisme débordant de la jeune fille et l'amitié profonde qui les unissait avait été pour Izuku sources de beaucoup de réconfort.
« Où est-ce que nous allons aller ? demanda Ochako, alors qu'ils empruntaient l'escalier de secours pour retrouver la terre ferme.
— Je ne sais pas trop… quelque part à la campagne, sûrement. Je pensais à la préfecture d'Iwate.
— Dans le Tōhōku ? C'est loin ! s'étonna Ochako, qui commençait à réaliser à quel point Izuku voulait se retirer du monde.
— On n'a qu'à prendre le train jusqu'à Morioka, et de là on avisera. On pourra toujours marcher, au pire.
— Tu connais la région ?
— J'y suis allé en vacances une fois, quand j'étais petit. Je m'étais ennuyé comme un rat mort là-bas, mais j'ai gardé un très beau souvenir du paysage. »
Ochako soupira intérieurement. Izuku semblait redevenir le jeune homme de toujours, et non plus cette version mélancolique et ténébreuse de lui-même, qui l'avait presque effrayée. Quand ils arrivèrent au sol, Izuku vérifia aussitôt sur son téléphone les horaires de train. Le dernier départ pour Morioka était dans plus de trois quarts d'heure.
« On devrait peut-être appeler un taxi, suggéra Ochako en regardant autour d'elle. »
Izuku se lança dans l'explication de son plan, avec une grandiloquence que Tenya en personne n'aurait pas dénigrée.
« Pas besoin, on est juste à côté d'un arrêt de la ligne Yurikamome. On descend à Shimbashi, on prend la ligne Tokaido et on arrive à la gare de Tokyo. Facile, non ?
— Je… je crois que je vais me contenter de te suivre, bredouilla Ochako. »
Le Shinkansen était très confortable, et Izuku ne regrettait pas d'avoir pris des billets de première classe. Il avait dû avancer le voyage à Ochako, qui n'avait sur elle ni espèces ni carte bancaire. Le départ eut lieu à vingt-et-une heure et six minutes, avec un retard – selon la montre d'Izuku – d'environ quinze secondes. Ochako dodelinait déjà de la tête alors que la rame se mettait en branle. La journée avait été assez éreintante pour tout le monde, à cause d'une chasse au vilain en pleine jungle urbaine, et elle avait à plusieurs reprises failli outrepasser sa limite de poids. Le Shinkansen venait à peine de sortir de l'agglomération tokyoïte lorsque la tête de la jeune fille s'écrasa sur l'épaule de son ami, assis à côté d'elle.
« C'est vrai qu'on en a pour deux heures, alors autant en profiter pour gagner un peu de sommeil… » se dit Izuku, qui se sentait lui aussi fatigué. Il posa sa tête sur celle d'Ochako. Morphée sentait le shampooing aux fruits lorsqu'elle l'enlaça.
Izuku se réveilla lorsque le train s'arrêta. Paniqué, il regarda tout autour de lui pour savoir à quelle gare ils se trouvaient. Un panneau sur le quai lui révélait qu'ils venaient d'arriver à Ueno, le premier des trois arrêts de la ligne. Soulagé, il se laissa aller contre le dossier de son siège. À ce moment-là, il remarqua une passagère assise face à eux de l'autre côté de la rame, à quelques sièges de là. C'était une femme d'une cinquantaine d'années environ, habillée en businesswoman décontractée, qui regardait dans leur direction avec un sourire attendri.
« Elle pourrait passer pour la gentille grand-mère du quartier, avec son chignon. » pensa Izuku, avant de se demander pourquoi elle les fixait en souriant bêtement. Il comprit lorsqu'il voulut faire usage de son bras gauche pour se gratter l'arrière du crâne : il s'en était vu confisquer l'usage par Ochako, qui, toujours endormie, tenait fermement ledit membre comme une peluche. Comme si la businesswoman avait remarqué la prise de conscience d'Izuku, son sourire s'élargit, l'air de dire « quel mignon couple vous faites ! »
Pour son corps défendant, n'importe quel observateur extérieur les aurait immédiatement identifiés comme un couple, peu importe les mimiques paniquées et tremblantes d'Izuku. Par chance pour lui, leur observatrice descendait à Ueno. Elle leur adressa un dernier sourire chaleureux en quittant la voiture, et il se sentait étrangement satisfait. Il s'assurant qu'Ochako était toujours profondément endormie, car il n'avait pas très envie de changer de position ni de devoir subir la situation embarrassante qui allait inévitablement se produire au réveil de la jeune fille.
Izuku ne parvint pas à retrouver le sommeil. Alors, pour tuer le temps, il observa dans le reflet de la vitre le visage d'Ochako. Elle semblait traverser un rêve particulièrement sympathique, au vu de l'expression béate qui illuminait son visage. Izuku se surprit à pencher la tête vers la sienne pour tenter d'humer son parfum ; à ce moment-là, il entendit quelqu'un marmonner son surnom. Paniqué, il inspecta du regard toute la voiture : ils étaient seuls à plusieurs rangées à la ronde.
« Hmm… Deku, non, j'ai la bouche pleine… »
C'était Ochako qui parlait dans son sommeil. Elle s'agrippa encore plus fermement au bras d'Izuku en marmonnant cela. La tête de ce dernier ne manqua d'exploser que de peu. Il bénit les dieux pour l'absence de Minoru. Il aurait juré avoir vu Ochako rougir dans le reflet de la vitre à ce moment-là. De quoi pouvait-elle bien rêver ?
Le prochain arrêt de la ligne était Ōmiya. Quand le Shinkansen s'y arrêta, Ochako émergea de son profond sommeil, et mis elle aussi un long moment avant de comprendre l'embarras de la situation dont elle était responsable. Elle repoussa le bras de son voisin de siège comme si ç'eut été un animal féroce, et Izuku regardait autour de lui avec un air innocemment coupable.
« Je… je suis désolé, bégaya-t-elle en rougissant et en se cachant le visage dans les mains. »
Izuku essaya de la réconforter, mais aucune réponse satisfaisante ne put franchir ses lèvres. Non pas uniquement à cause de la panique sociale qui sourdait en lui dès qu'une fille était trop proche, mais parce qu'il aurait préféré qu'elle ne se réveille qu'au terminus et qu'elle continue à se blottir contre lui jusque-là.
Il n'eut finalement pas à attendre longtemps. Une dizaine de minutes après Ōmiya, Ochako était de nouveau somnolente ; elle ne tarda pas à s'effondrer contre l'épaule d'Izuku, qui ne tarda pas non plus à poser sa tête par-dessus la sienne et à s'emplir les poumons à grandes bouffées de l'odeur de son shampooing. Au bout de quelques minutes, il se figea comme un cerf surpris par les feux d'une voiture : il venait de prendre conscience de ce qu'il faisait. Il reniflait délibérément Ochako, et il y prenait goût ! Il vit en pensée le visage lubrique de Minoru, le félicitant d'un pouce levé, et il en ressentit un grand choc.
« Ça pourrait être pire, je pourrais être en train de la peloter… » se dit-il.
Dans le même mouvement, il ne put s'empêcher de pencher la tête pour essayer d'apercevoir la forme de la poitrine d'Ochako.
« Attends, je fais quoi là ?! »
Scandalisé par son propre comportement, il s'infligea une sévère punition mentale et vint à se dire qu'il n'était pas même digne de cirer les chaussures d'Ochako.
Entre Sendai et Morioka, Izuku ne parvint pas à se rendormir, malgré la chaleur qui irradiait du corps de son amie, toujours appuyée contre lui. Il se replongea dans ses réflexions sur la condition héroïque sans même y penser. Il regardait défiler à toute vitesse les lumières des lampadaires à l'entrée de Morioka, tout en se disant qu'un héroïsme plus strict et plus pur ne serait pas un mal pour ce monde.
« Mais ce monde le mérite-t-il ? »
C'était la grande question qu'il se posait systématiquement, dès qu'il en venait à ressasser les préceptes de Stain.
« Purger ce monde, hein… »
À ce moment-là, la voix de l'annonceuse résonna dans les haut-parleurs de la rame, annonçant l'arrivée imminente en gare de Morioka.
« Ochako, rév… dit-il en se penchant vers son amie. »
Mais elle était déjà réveillée, et le fixait par en-dessous avec un grand intérêt. Leurs regards se croisèrent en toute sincérité pendant une fraction de seconde.
« À quoi tu penses, Deku ? »
« Je n'ai pas envie de t'ennuyer avec ça, Uraraka. »
Puis, ils rougirent assez fortement et détournèrent le regard, comme si de rien n'était.
À cette heure-là – près de vingt-trois heures – la gare de Morioka était presque déserte. Seuls quelques employés de l'équipe de nettoyage peuplaient le hall d'entrée, ainsi que les voyageurs du Shinkansen. Dehors, une demi-douzaine de taxis attendait les clients sur le parking. Un homme passa au loin, le long d'un bâtiment, suivi d'un chien qui allait sans laisse. Les lampadaires jetaient leur lumière jaunie sur le monde urbain, le privant de ses couleurs. Seules quelques cigales égayaient l'ambiance presque sinistre de l'endroit.
« Où va-t-on ? demanda Ochako, qui regardait autour d'elle avec l'air ingénu qui faisait toujours fondre Izuku.
— Euh… c'est-à-dire que je n'avais pas vraiment d'idée derrière la tête… répondit le jeune homme en se frottant les cheveux, l'air désolé. »
Un souvenir d'enfance lui revint. Une colline avec un arbre et une vue imprenable sur la ville. Son père l'y avait amené une fois qu'ils étaient en vacances chez de la famille à Morioka.
« Je connais un endroit. Il va falloir marcher un peu, en revanche.
— Je te fais confiance, Deku ! »
Le sourire brillant d'Ochako força Izuku à se retourner rapidement. Pour restaurer sa crédibilité, il déclara :
« On devrait peut-être passer par un conbini avant de partir en excursion. On n'a que nos costumes avec nous.
— Il y en a un là-bas ! »
Le caissier, s'il fut surpris de voir débouler un jeune couple au milieu de la nuit pour acheter une couverture, un sac à dos et quelques provisions, n'en montra rien. Il ne dissimula cependant pas sa réaction lorsqu'il reconnut Deku et Uravity, au moment où ceux-ci sortaient du magasin en lui souhaitant une bonne soirée, comme si de rien n'était.
Il fallut au « couple » près d'une heure de marche pour atteindre la colline. Quand Izuku constata qu'Ochako grelottait sous sa veste d'uniforme, il se félicita d'avoir acheté une grande couverture au cas où. À vrai dire il n'avait pas très chaud non plus. Même en août, les nuits étaient fraîches, surtout dans le nord d'Honshū.
« C'est joli ! s'émerveilla Ochako en se retournant à mi-pente, en direction des lumières de la ville.
— Attends d'être arrivée en haut ! »
Ils y parvinrent quelques minutes plus tard, essoufflés. La pente était assez raide et les herbes folles ne facilitaient pas la tâche. Un grand pin rouge du Japon, solitaire, étendait son panache d'aiguilles au sommet de la colline.
« Nous y voilà, annonça fièrement Izuku en présentant le paysage du sommet de la colline d'un geste de bras. Je venais ici quand j'étais gosse. »
Muette, Ochako regarda tout autour d'elle pour apprécier le décor. De leur côté se trouvait la ville et ses lumières. Elle pouvait voir les lampadaires le long de la voie rapide qu'ils avaient suivie plus tôt, enchaînés les uns à la suite des autres avec une précision hypnotique. De l'autre, la campagne japonaise. Un lampadaire brillait çà et là, dans un apparent chaos de maisonnettes isolées. Au loin, la majestueuse silhouette du mont Iwate se découpait contre le ciel étoilé. Une fois que ses yeux furent pleinement habitués à l'obscurité quasi-totale, elle se rendit compte de l'ordre qui régissait en réalité les petites parcelles qu'elle avait crues si désordonnées un peu plus tôt. À chaque maisonnette correspondaient quelques champs. Des routes délimitaient chaque parcelle, si bien que vu du dessus, on aurait dit une vaste grille. Puis elle remarqua Izuku, qui semblait chercher quelque chose. Les yeux rivés au sol, il tournait en rond. Elle le regarda faire, un sourire attendri sur les lèvres.
« J'ai trouvé ! triompha-t-il finalement. »
Il lui fit signe de s'approcher.
« C'est exactement comme dans mes souvenirs, dit-il en pointant du doigt un léger renfoncement dans le sol herbeux. C'est là que je m'installais, avec mon père. »
Il posa son sac à côté et s'y assit. L'endroit permettait de s'asseoir convenablement à l'abri des racines du pin ainsi que d'avoir le dos soutenu. Et c'était assez grand pour deux personnes. Installé ainsi, l'on faisait face à la fois au côté urbain et au côté rural, avec le mont Iwate en arrière-plan. Ochako le regarda un instant, puis vint s'installer à côté de lui. Le firmament était illuminé d'innombrables étoiles. Ils s'y connaissaient assez peu en constellations, mais leurs maigres connaissances se complétant leur permirent d'en identifier quelques-unes. Une ou deux étoiles filantes passèrent furtivement. Des vœux furent formulés. Puis Ochako bailla à s'en décrocher la mâchoire. Contaminé, Izuku consulta son téléphone portable. Deux heures et demie du matin. Il tendit le bras jusqu'à son sac et en tira la couverture. Sans lui demander son avis, Ochako vint s'asseoir entre ses jambes et poser sa tête sur son torse, afin de vampiriser sa chaleur corporelle. Izuku se figea un instant, paralysé non seulement par la proximité du corps d'Ochako mais également par sa prise d'initiative. Puis il se rappela qu'elle tremblait de froid, et se dépêcha de s'envelopper avec elle dans la couverture. Seules leurs têtes dépassaient. Ochako, qui n'avait été si audacieuse que car elle était trop fatiguée pour se soucier de la situation, s'endormit en quelques minutes, et Izuku put la renifler autant qu'il le voulait. Il plaça innocemment ses mains sur le ventre de la jeune fille, et soupira. Un soupir de contentement. Le premier depuis trop longtemps.
Encore une fois, il ne parvint pas à trouver le sommeil. Alors il écouta avec attention. Le son de la nature, le son des habitants de la nuit, le son de la ville au loin, le son du vent dans les branches du pin qui les surplombait, le son de la respiration d'Ochako, le son presque sourd des battements de son cœur… pour la première fois depuis trop longtemps, cet instant de calme profond ne fut pas troublé par ce qu'il avait fini par surnommer familièrement les « questionnements sur la voie du héros ». Non, son esprit était bien plus calme ce soir-là.
Il pensait à Ochako. Et quand il pensait à elle, rien ne pouvait le perturber.
« Cause you are my medicine when you're close to me… »
Les paroles d'une chanson qu'il avait écoutée récemment lui remontèrent spontanément en tête, pour s'accorder aux conclusions qu'il avait tirées. Sa tranquillité d'esprit n'était pas due à la résolution de ses questionnements. C'était l'œuvre d'Ochako Uraraka qui, après Inko Midoriya et All Might, était la personne la plus importante dans la vie d'Izuku Midoriya, bien que ce dernier ne l'admît pas volontiers – pas même à lui-même.
C'était Ochako qui avait rendu le surnom « Deku », autrefois dégradant, digne d'être porté par le futur symbole de la paix. C'était le premier cadeau qu'elle lui avait fait.
Le deuxième avait été d'être une amie fidèle, en qui il avait trouvé maints conseils et beaucoup de réconfort. Une saine émulation s'était installée entre eux, à l'inverse de la course à la puissance à laquelle Katsuki et lui s'adonnaient.
Le troisième cadeau était l'amour qu'elle lui portait. Non pas qu'Izuku l'eût percée à jour, lui qui n'était même pas capable de nommer ce qu'il ressentait envers elle. Mais les sentiments d'Ochako, qui étaient clairs comme de l'eau de roche pour tous leurs amis, étaient une très précieuse base à laquelle se raccrocher. Un phare pour marins en détresse. De son côté, Izuku se sentait de plus en plus le devoir supérieur de veiller au bonheur spirituel et matériel de la jeune fille. D'aucuns lui auraient diagnostiqué une forme assez virulente, mais discrète, d'amour. Lui, grand naïf de son état, n'y voyait qu'une honnête forme de remboursement à Ochako pour tout ce qu'elle faisait pour lui. « Rien de plus normal », aimait-il à penser pour se rassurer.
La sentir pressée contre lui l'emplissait d'un sentiment nouveau et étrange. Il sentait les respirations de la frêle silhouette blottie contre lui, et la peau douce de ses mains posées sur ses bras. Quand avait-elle mis ses mains là ? Il ne s'en souvenait pas. Une nouvelle étoile filante, si lumineuse qu'elle laissa une traînée visible derrière elle, traversa le ciel entre Persée et Cassiopée. Izuku fit un vœu aussitôt, sans vraiment savoir à qui il s'adressait.
« Permettez à Ochako d'être heureuse. Permettez-moi d'y veiller. »
À ce moment, elle bougea entre ses bras et il se figea, de peur de la réveiller. Mais elle changeait simplement de position, et il se tranquillisa. Jusqu'à ce qu'il réalise qu'ainsi, la poitrine d'Ochako était appuyée sur son bras gauche. Mais comme elle ne semblait pas avoir envie de bouger et qu'il avait encore moins envie de courir le risque de la réveiller, il prit son mal en patience et continua d'observer les étoiles.
« Up on melancholy hill, there's a plastic tree… are you here with me ? »
Le vent soufflait doucement dans les herbes folles qui les encerclaient, ainsi que dans les branches du pin. Bercé par le son de la nature, le seul qui perturbait le calme de l'heure grise précédant l'aube, il finit par se sentir somnolent. Bientôt, la nature allait s'éveiller en fanfare à l'heure bleue de l'aurore ; c'était le moment ou jamais pour s'offrir quelques heures de sommeil. Il nicha son visage au creux de l'épaule que lui présentait Ochako. Juste avant d'être emporté par Morphée, il se sentit traversé d'une sensation de confort absolu qu'il ne se souvenait pas avoir déjà expérimentée. Spontanément, il se souvint d'une phrase d'un livre qu'il avait lu quelques semaines plus tôt.
« Comme un petit pois dans sa cosse. »
Ce fut la dernière chose dont il se souvint avant de s'endormir, le nez chatouillé par les boucles châtain de la jeune fille serrée dans ses bras.
