Crédits : les personnages, à quelques exceptions près, appartiennent à Maki Murakami, nous nous contentons simplement de les emprunter.


CHAPITRE PREMIER

Hiroshi laissa son regard errer sur l'étendue blanche qui avait recouvert la capitale en une nuit. Il aimait la neige. Si froide et réconfortante en même temps.

« La neige tombe du ciel quand les anges secouent leurs ailes », lui avait dit Yuji, son frère aîné quand ils avaient sept et trois ans.

Yuji… Où était-il ? Il était parti un matin pour échapper aux obligations familiales et, depuis, parcourait l'Asie. Hiroshi recevait des nouvelles sporadiques. Neigeait-il là où son frère aîné était ?

Le garçon soupira et revint sur terre : il devait passer tôt chez ses parents et s'il ne voulait pas être pris dans les embouteillages dûs à cette neige surprise, autant partir tout de suite.

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Les Nakano habitaient une maison impressionnante dans les quartiers chics. Hiroshi avait trouvé ça superflu, d'autant qu'ils n'étaient plus que deux à l'habiter, rendant le lieu un peu sinistre parfois.

Il arriva pile pour le petit-déjeuner et ne fut pas mécontent du thé chaud et du riz qu'on lui servit. Son père lisait le journal, un sourire aux lèvres.

« Tu arrives à point Hiroshi, lui dit-il en lui tendant le journal ouvert. On parle de nous. »

Le fils prit le journal et lut à voix haute :

« UNE HISTOIRE D'AMOUR EN OR ?
La Diète a donné son feu vert sous conditions à l'acquisition du groupe Juujitsu par son homologue Toshikasu Corporation, donnant naissance à un des plus grands fournisseurs japonais d'informations et de données.
« Les parties à la concentration ont proposé un ensemble de mesures correctives qui offrent de solides garanties que les utilisateurs de données financières ne seront pas lésés par cette opération de concentration de grande envergure», a déclaré dans un communiqué Keisuke Saeba, commissaire à la Concurrence.
Pour satisfaire la Commission, qui craignait un abus de position dominante, les deux parties ont accepté de céder à un concurrent les bases de données utilisées dans certains produits d'information financière, ainsi que les actifs, le personnel et la clientèle permettant de les exploiter.

Les actionnaires de Juujitsu recevront 352,5 pence en liquide et O,16 action de Toshikasu Corporation par action de Juujitsu, soit une opération d'une valeur globale de 1600 milliards de yens.

Peu après l'annonce du feu vert, l'action de Juujitsu a enregistré un léger rebond. Mais le titre a fini en repli de 0,16 pour cent à 605-1/2 pence à la Bourse de Tokyo.
L'action Toshikasu Corporation restait quasiment stable
. »

« Mmmmh, autant de chiffres dès le matin… j'en frétille d'excitation. »

Son père grimaça devant l'insolence de son fils mais ne dit rien et le laissa poursuivre sa lecture.

« Juujitsu et Toshikasu Corporation sont en effet deux grands fournisseurs d'informations financières qui recueillent, compilent et diffusent des données de marché en temps réel ou historiques, ainsi que d'autres types d'informations financières.
Les deux groupes répondent aux besoins des professionnels de la finance, tels que les opérateurs en bourse et les opérateurs vendeurs en salles de marché, des investisseurs ainsi que des analystes sur le marché des services en dehors des salles de marché opérant au sein de banques, de fonds d'investissement et d'entreprises, explique la Commission dans un communiqué.
Toshikasu Corporation est actif sur les marchés de l'analyse juridique, fiscale, comptable et scientifique, tandis que Juujitsu est surtout connu comme étant l'une des plus grandes agences de presse. »

« Blablablabla », commenta Hiroshi en parcourant l'article.

« Juujitsu et Toshikasu Corporation ont dit s'attendre à ce que la transaction soit finalisée la semaine prochaine, le 7 décembre. Juujitsu a été fondée en 1851 par Hideaki Nakano à Tokyo et la famille Toshikasu a acheté son premier journal en 1934 avant de bâtir un empire de presse. Le président et directeur exécutif de Toshikasu Corporation, Hisoka Toshikasu, prendra sa retraite lorsque l'opération sera achevée, tandis qu'Asato Nakano dirigera le nouveau groupe. Quant aux héritiers des deux groupes de presse, le musicien Hiroshi Nakano et Mineko Toshikasu, leurs prochaines fiançailles seront célébrées le soir de la fusion. Un mariage futur sous de bons augures.
Mari Tsuzuki
»

Hiroshi referma le journal :

« Et tu m'as fait venir pour ça ? Je pouvais le lire chez moi. En tous cas, c'est original d'avoir mis une photo de Mineko et moi. Nous avons l'air presque heureux, dit-il en observant la photo de l'article sur laquelle il apparaissait aux côtés de l'héritière de Toshikasu Corporation en habits traditionnels.

- Tu n'as vraiment aucunes valeurs.

- Si, dit Hiroshi en terminant son bol de riz. La ponctualité. Et si je reste cinq minutes de plus, je vais être en retard aux répétitions.

- Tu sais que tu devras arrêter tes enfantillages ?

- Mais oui, je le sais, répondit le musicien, badin. Je serais un époux merveilleux et un chef d'entreprise irréprochable, gloussa-t-il avant de saluer ses parents. Bonne journée ! »

Asato Nakano soupira de cette désinvolture, son fils devait et allait changer.

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La répétition de la journée avait été écourtée. Si Tohma Seguchi accordait peu de crédit aux articles des tabloïds, il n'en allait pas de même avec ceux du Nikkei. Il avait failli s'étouffer en lisant l'article sur la fusion de Juujitsu et Toshikasu Corporation. Il avait prié le futur fiancé de venir dans son bureau le plus tôt possible pour des explications et ils avaient abouti à une conférence de presse l'après-midi même.

La conférence avait été brève et le musicien était resté vague sur les raisons du mariage : amour ? Intérêt ? Et même s'il avait assuré que sa carrière professionnelle n'en pâtirait pas, le directeur de N-G Prod. en doutait.

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« EXCLU : NAKANO DE BAD LUCK FIANCÉ !!
La rumeur courait depuis un moment, et c'est maintenant officiel : le beau Hiroshi Nakano, guitariste de talent du groupe de pop Bad Luck, vient de se fiancer avec une étudiante du nom de Mineko Toshikasu. Eh oui les filles, son cœur n'est plus à prendre ! En exclusivité totale, les premières photos des tourtereaux !
Maki Yokoya – Fifteen. »

« Tu te rends compte, Suguru ? C'est une catastrophe !! »

Suguru prit un biscuit fourré au chocolat dans l'assiette posée devant lui et leva les yeux vers son amie Narumi, une adolescente de son âge, qui brandissait un magazine, l'air éploré.

« Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-il d'un ton paisible avant d'avaler tout rond le petit gâteau. Ton Nakano adoré va se marier ? »

Narumi se jeta sur lui et le saisit par le col de sa chemise.

« Comment ? Tu étais déjà au courant ? cria-t-elle en le secouant.

- Mais… Mais non, enfin ! Je disais ça comme ça…

- Regarde ! s'écria la lycéenne en lui fourrant son magazine sous le nez. Il vient de se fiancer !! »

Suguru se saisit de la revue et jeta un coup d'œil distrait à l'article. Sa meilleure amie était une groupie absolue de Bad Luck, plus exactement du guitariste du groupe, Hiroshi Nakano, comme en attestaient les nombreux posters qui tapissaient les murs de sa chambre. Impossible dans ce cas d'échapper au compte-rendu régulier des moindres faits et gestes dudit Nakano, que ce soit au lycée ou lors des leçons de piano que le jeune garçon dispensait à domicile à la sœur aînée de Narumi, Tsubaki.

« C'est épouvantable, poursuivit l'adolescente en s'emparant d'un autre magazine sur son lit. Écoute un peu ça : « Beau et talentueux, Nakano n'a pas dû avoir beaucoup de mal à séduire la charmante Mineko qui, paraît-il, est une grande fan de Bad Luck et a toujours fidèlement assisté aux concerts de son futur mari. La discrétion n'empêche pas la passion », lut-elle d'une voix indignée.

- Et alors ? Tant mieux pour lui s'il s'est trouvé quelqu'un de bien. Au moins elle est jolie », commenta Suguru qui, cependant, était plus intéressé par le fiancé que la fiancée. Nakano n'était pas mal du tout non plus, à son avis ; on ne pouvait pas en dire autant de sa musique…

« Tu parles ! Avec la fortune qu'elle a, elle peut se payer des soins ! » fulmina Narumi, toujours aussi remontée, en ramassant un troisième magazine. Elle le feuilleta fébrilement et s'arrêta à une page sur laquelle s'étalait une grande photo d'Hiroshi et sa promise. « … Mineko est non seulement belle, mais aussi intelligente car elle étudie le droit des affaires à Todai, la plus prestigieuse des Universités du Japon. Elle a aussi passé deux ans en Suisse, dans le très renommé Collège International de Gstaad, où elle a appris l'anglais et le français. » Mais comment tu veux rivaliser avec une fille pareille ?! gémit-elle en jetant la revue sur le lit d'un air dépité. Ooh, mon beau Hiro a succombé aux sortilèges de cette sorcière !! »

Suguru prit un autre biscuit dans l'assiette. La crise finirait bien par passer d'elle-même. Narumi était une fille expansive, tout le contraire de sa discrète sœur aînée.

« Au fait, tu dois bien partir pour Tokyo la semaine prochaine ? demanda la lycéenne en se laissant tomber à ses côtés.

- Oui. Mon récital est le 18 mais je pars là-bas le 14 pour pouvoir répéter un peu avant.

- Dis-moi, ton cousin c'est bien Tohma Seguchi ? Le big boss de N-G Prod ?

- Oui, et alors ? répondit le garçon qui se demandait où voulait en venir son amie.

- Eh bien, N-G est la maison de disques de Hiro ! Alors… Tu pourrais me rendre un service et… lui demander un autographe pour moi, s'il te plaît ? » minauda la jeune fille d'un air enjôleur. Suguru poussa un soupir intérieur ; sa camarade ne renonçait jamais !

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« Bien, j'ai terminé. Merci, et à demain. »

Suguru salua l'hôtesse d'accueil très décorative – mais sans nul doute aussi très efficace ; Tohma Seguchi ne s'entourait que des meilleurs – qui le gratifia en retour d'un sourire éclatant, et quitta les locaux bien chauffés de N-G Productions. La bise glacée qui le cueillit sur le parvis lui coupa le souffle et il remonta fébrilement le col de son manteau sur ses oreilles. Quelques passants se hâtaient le long des rues singulièrement désertées en ce milieu d'après-midi. Il avait cessé de neiger depuis deux jours sur Tokyo, mais le ciel était menaçant et de minuscules flocons de neige à demi fondue voletaient dans l'air, portés par le vent hivernal.

Je ferais mieux de rentrer avant que ça tombe… songea le pianiste en fourrant frileusement ses mains dans ses poches, et il partit à pas rapides vers son arrêt de bus. C'était dommage, il aurait bien aimé aller faire un tour après la répétition mais il faisait beaucoup trop froid. Rien que la perspective de demeurer planté en plein vent pour attendre le bus le décourageait, et avec un soupir il décida d'avancer jusqu'à l'arrêt suivant – au moins marcher lui éviterait de complètement geler sur pied.

Tout en cheminant à grands pas, la tête courbée pour se protéger au mieux des rafales qui lui cinglaient le visage, Suguru repensait à la proposition que lui avait fait son cousin la veille au soir. Soucieux de développer la branche « musique classique » de N-G, il envisageait le lancement d'une nouvelle collection sous un nouveau label, et avait proposé à son jeune et talentueux parent de participer à l'enregistrement d'un certain nombres de morceaux de piano. Bien évidemment, il lui avait laissé le temps de la réflexion mais si le garçon était naturellement emballé par l'idée, il hésitait un peu : quid de ses cours au lycée ? Il se voyait assez mal changer d'établissement à trois mois de la fin de l'année scolaire… De plus, répéter des morceaux qu'il ne connaissait pas forcément allait réclamer une charge de travail importante qui ne manquerait pas d'influer sur ses résultats scolaires, corrects mais pas exceptionnels non plus.

Oui, tout ceci méritait réflexion.

Une bourrasque mêlée de neige fondue lui cingla le visage encore plus violement que les autres et Suguru émergea de ses pensées avec un sursaut. Ses pas l'avaient entraîné bien plus loin que ce qu'il l'avait souhaité, il avait largement dépassé l'arrêt, et c'est avec consternation qu'il vit le bus passer à côté de lui à vive allure et disparaître au bout de la rue sans qu'il ait la moindre chance de le rattraper, même en courant. Dépité, Suguru jura et se remit à sa marche. Il ne lui restait plus cette fois qu'à rentrer à pied.

Le vent se faisait de plus en plus fort et les minuscules flocons qui tourbillonnaient dans l'air lui piquaient le visage comme des myriades de petites aiguilles. Le jeune musicien courut s'abriter dans un renfoncement et entreprit de renouer son écharpe de manière à ce qu'elle lui protège un peu mieux le visage, mais un nouveau coup de vent, encore plus fort que les précédents, la lui arracha des mains et l'emporta au loin.

Avec une exclamation irritée, Suguru se lança à sa poursuite.

À suivre…


Juujitsu : enrichissement, perfectionnement
1600 milliards de yens=10,5 milliards d'euros ; 15 milliards de dollars canadiens
L'article économique écrit dans ce chapitre est inspiré d'un article d'Yves Clarisse, publié sur le site web Usine Nouvelle
Nihon Keizai Shimbun (Nikkei) : quotidien économique japonais, quatrième journal le plus lu dans le monde.