Septembre

Le nombre de marches d'escalier lui apparut comme un mauvais présage dès le jour de son emménagement. Il y en avait trop, et cela constituait un facteur négatif dès d'entrée de jeu. Il pensait déjà à quel point il serait pénible de tout remonter, chaque soir. Deuxièmement, ces escaliers ne lui inspiraient pas confiance : une tapisserie vétuste, parcourue de tâches d'humidité à la jonction avec le plafond – et à fleurs, comme chez sa grand-mère, encore mieux -, les marches en bois qui craquaient à la moindre pression – il eut une pensée pour les habitants des paliers des différents étages -, et un je-ne-sais-quoi dans l'air, une odeur qu'il assimilait à de la poussière et une vague senteur de sent-bon pour toilettes. Et enfin, il était certain que monter les cartons jusqu'à son appartement, redescendre, et ainsi de suite, ne participerait pas au fragile maintien de la bonne humeur de sa mère. Il ne lui donnait pas plus de quatre voyages avant qu'elle reprît ses mauvaises habitudes.

#

« Shika ! »

Il soupira et leva le nez. Deux étages plus haut, il aperçut le visage de ma mère, penchée au-dessus de la rampe. Les sourcils froncés, la bouche mince et des mèches s'échappant de son chignon d'ordinaire impeccable tout prédisait des ennuis.

« Vous n'avez pas encore monté les produits d'entretien, dis à ton père de me les amener ! »

– Maintenant ?

– Tu crois que je vais dormir là et faire ton ménage demain ?

– Mais...

– Ne reste pas planté là !

– Galère... », marmonna-t-il.

Tant bien que mal, il redescendit péniblement les niveaux précédemment atteints, repassa par la grande porte cochère aux épais battants repoussés sur les côtés. Il reprit contact avec la rue et les bruits des voitures, klaxons et rugissements de moteurs lorsque le feu passa au vert, les passants et les claquements de leurs chaussures, le roulement des poubelles qu'un éboueur chargeait à l'arrière du camion, les cris des enfants en chemin pour l'école de l'autre côté de la route, le silence des gens qui attendaient à l'arrêt de bus, la musique qui s'échappait de la boutique d'une esthéticienne pas encore ouverte, les effluves chaudes qui sortaient du café lorsque quelqu'un y entrait ou en sortait...

C'était sa nouvelle vie, alors pourquoi s'y sentait-il comme un intrus? Les quelques arbres d'un vert triste et terne, un ciel uniformément couvert et gris – cette ville était-elle un microcosme où on ne connaissait pas les nuages blancs ? -, trop de gens dans la rue, le gaz des pots d'échappement remplaçant l'air dans ses poumons... Beaucoup de détails ne correspondaient pas à sa vision ordinaire des choses, ou du moins sa perception n'incluait que très peu, et très rarement, d'éléments extraordinaires. Très peu familier du changement, il n'en était pas non plus un fervent partisan. Moins sa vie changeait, mieux il se portait. Cet était de fait pouvait expliquer son manque d'entrain ou d'excitation, au seuil d'un nouveau quotidien. Mais il y avait quelque chose de déprimant dans ce nouvel environnement, une tristesse qui s'accrochait au train-train de cette rue et s'inscrivait dans les rides des visages, un morceau de ciel sale appliqué sur toutes les couleurs.

Il s'arracha à ses pensées et les chassa, les jugeant trop compliquées pour ce qu'elles contenaient. Il se dirigea vers le Kangoo familial à la couleur métallique, le coffre ouvert et son père plongé à l'intérieur, assénant des jurons bien sentis à l'adresse de ce qu'il ne trouvait pas.

« T'as de la chance que maman ne soit pas dans les parages pour t'entendre parler comme ça.

– Aide-moi au lieu de me faire la leçon.

– Non merci, je suis déjà de corvée. Le sac avec les produits de ménage, il est où ?

– C'était lequel ?

– Je sais pas, moi... C'est pas celui avec les dessins de citrons, d'oranges... ?

– D'accord je vois. Tu l'as rangé où ?

– Pardon ?

– Tu l'avais en main avant qu'on parte, non ?

– Ça se peut, mais je l'avais laissé sur le trottoir pour que toi tu le ranges dans la voiture !... »

Regards catastrophés, ouverture des portières à la volée, fouille méthodique, pour finalement découvrir le butin, à l'abri, à côté du siège passager.

« Elle a dû le prendre elle-même de peur qu'on l'oublie... »

– Une femme formidable, tu devrais plus prendre exemple sur elle.

– Et tu viens me dire après que c'est moi qui te fais la leçon, papa... »

Quelle ironie cette remarque contenait, quand il y pensait. Les gens qui avaient connu son père jeune – souvent des oncles et tantes âgés qu'il ne voyait que pour les grandes occasions qui émaillaient l'historique du clan Nara, ou des amis de jeunesse qui lui avaient permis de découvrir les effets de l'alcool lors « d'apéritifs dînatoires de retrouvailles » - juraient leurs grands dieux que sa mère possédait une patience de sainte pour supporter un mari et un fils si peu différents. D'un point de vue physique ou comportemental, la liste des points communs se rallongeait d'année en année : même yeux en amande au regard extrêmement perçant, légèrement plissés comme en perpétuelle analyse, le coin externe de l'œil un peu tombant mêmes cheveux d'un brun foncé, souples et toujours tirés en arrière, dégageant ainsi un visage sans chaleur et le dotant d'un air plus austère la même indolence mais plus marquée chez le descendant, le partage de la même philosophie de la vie, l'héritage de l'intelligence...

Le visage buriné de Shikaku Nara, marqué par deux profondes cicatrices héritées d'un accident de chasse, s'adoucit par le sourire qu'il prodigua à son interlocuteur. Il lui appliqua une claque dans le dos qui eut pour conséquence de faire grimacer Shikamaru, à la carrure moins forte.

« Haha, on a évité une sacrée crise, fils !

– Je suis bien content de ne plus l'avoir sur le dos.

– Ne parle pas comme ça de ta mère ! Elle veut juste que tout se passe bien pour toi.

– Et toi aussi, finis les discours sans fin.

– Tu oublies les portables, jeune homme.

– Ça s'éteint, et faudrait d'abord que tu apprennes à écrire un message »

Les bras chargés, ils refermèrent le véhicule et entreprirent l'ascension une nouvelle fois. Arrivés à l'intérieur, Shikamaru se délesta de son chargement, le bas du dos douloureux à force d'avoir porté si longtemps deux cartons de – il regarda ce qui était écrit sur les boîtes - « livres ». Il profita de cette pause momentanée pour s'étirer et jeter un coup d'œil à l'ensemble. Tout comme dans le couloir, le sol de l'habitation se constituait d'un parquet sombre et grinçant. Les murs blancs réceptionnaient la lumière qui filtrait à travers l'ouverture à balustrade, à laquelle, à sa grande satisfaction, il pouvait accéder. La cuisine communiquait avec la pièce principale, où sa mère liquidait les dernières traces de poussière dans les placards.

« Alors, tu penses pouvoir t'habituer à vivre ici ? Lui demanda son père occupé à sortir un micro-ondes de son emballage.

– Pas vraiment le choix, non ? Les déménagements c'est trop galère.

– Et pour nous aussi ! Simplement pour le prochain, envisage plutôt le rez-de-chaussée...

– Montre-toi reconnaissant au lieu d'être ingrat. Ino t'a quand même bien aidé sur ce coup-là, coupa Yoshino Nara.

– Ouais, elle a un fond de gentillesse, vraiment bien caché.

– Shika, ne parle pas ainsi de ton amie, intervint Shikaku, voyant l'expression du visage de sa femme se durcir.

– Quoi ! C'est bien toi qui trouves qu'elle est de plus en plus cinglée !

– Non, j'ai dit lunatique et...

– Shika ! »

« En parlant du loup » pensa-t-il en reconnaissant la voix. L'exclamation étouffée venait du dehors son père ouvrit la porte-fenêtre et permit le passage à l'éclat blond. Shikamaru était bien conscient de l'exceptionnelle joliesse de son amie d'enfance – à force de comparaisons, il avait bien dû reconnaître que trop peu de défauts ornaient cette silhouette déliée à la peau pâle. Mais son « caractère typiquement féminin » refroidissait l'attraction qu'il aurait pu ressentir s'il avait été sensible à son charme printanier, tout d'or et de rose. La finesse de sa taille, mise en valeur par la hauteur de son jean, dérobait aux yeux appréciateurs une force de caractère surprenante, souvent étouffante, et impitoyable face à toute tentative de rébellion ou uniquement de contestation. L'aphrodisiaque liseré de ses clavicules, l'impure naissance de sa gorge, ne laissaient rien soupçonner de la frivolité, l'imprévisibilité de la jeune femme. Personne ne pouvait imaginer que ses immenses yeux d'un bleu enchanteur, ensorcelants, cachaient un esprit manipulateur qui semblait prendre un grand plaisir à le tourmenter.

« Quand tu parlais de proximité, je ne pensais pas... si près ?

– Eh oui ! J'ai juste à enjamber ton balcon pour venir chez toi ! »

Elle répondit à son regard catastrophé par un grand sourire aux lèvres irisés. Ne serait-il donc jamais tranquille, il échangeait sa mère pour une version plus jeune et plus sournoise ? N'y avait-il donc pas de justice sur terre ?

Ino partageait ses plus agréables, et moins, souvenirs d'enfance, et il lui était impossible de la considérer départie de cette aura. Chacun avait vu l'autre grandir et évoluer, que ce fut après la première bagarre de la jeune fille – et non l'unique -, ou bien quand elle s'était persuadée posséder des dons de coiffeuse et avait effectué ses premiers coups de ciseaux... sur ses propres cheveux. Il était la première personne à l'avoir vue après la pose de ses bagues, et elle après qu'il eut acheté sa première paire de lunettes. C'était ensemble, avec Chouji, qu'ils firent la compétition pour déterminer qui avait le plus de dents de lait tombées, ou qu'ils réalisèrent des colliers avec les fleurs de la boutique des parents de la jeune fille – sans leur permission. Envisager Ino sans faire abstraction de leur passé était... inenvisageable.

« Et moi qui croyais être peinard...

– Arrête de râler. Je suis bien contente de savoir qu'Ino sera dans les parages pour veiller sur toi ! Réagit sa mère en entourant les épaules de celle qu'elle considérait comme la fille qu'elle n'avait eu d'un bras affectueux.

– Vous pouvez compter sur moi, madame Nara, Shika-chou aura du mal à faire des siestes complètes avec moi comme voisine ! »

Ainsi débuta l'enfer personnel de Shikamaru Nara.

Et deux mois passèrent, des semaines alternant entre l'été indien et l'hiver précoce, des nuits plus opaques et permanentes, des journées plus mornes et plus colorées. Parfois il pensait avec nostalgie à sa région d'origine, regrettant l'impression inaltérable de l'odeur de sapin dans le fond de l'air et la terre collée à ses chaussures. Quand, dans l'obscurité, elle entendait le bruit de la mer et le crissement du sable, elle accourait dans sa chambre et l'écoutait râler de son intrusion, une pointe de culpabilité dans ses yeux baissés, mais il supportait de la voir chanter et danser sur du Gun's & Roses le temps de trois chansons. La passion de la jeune fille pour les années 90 semblait s'ancrer durablement, alors il acceptait d'écourter ses grasses matinées le dimanche matin pour aller courir les marchés et les vide-greniers, à la recherche de cassettes audio, d'une Game Boy ou d'un walkman. Avec effarement il s'habitua au ciel oppressant, si près du toit des immeubles, et au vent gémissant au goût de larmes. Novembre s'annonça en chuchotant, boitillant sur les trottoirs froids, la main semant des feuilles mortes à la couleur chatoyante.

#

Novembre

Il n'était qu'une heure du matin mais déjà ses yeux le brûlaient. Était-ce du fait de la fumée que dégageait sa cigarette se consumant lentement, dont le rougeoiement répondait à la froideur de la lumière des étoiles qu'il contemplait depuis une bonne demi-heure ? Ou l'air glacial de la nuit qui s'engouffrait par la fenêtre qu'il laissait ouverte pour profiter de son accalmie de nicotine, et ne lui apportait que des relents d'asphalte en réponse à ses expirations vaporeuses. Plus sûrement, peut-être s'agissait-il de l'ambiance tamisée de l'intérieur, toute de noirs et d'orangés, les visages se détachant de l'ombre comme taillés au couteau, les sens engourdis par le chuchotis des conversations et les murmures de l'alcool, mollement bercés par la chaleur promise d'étreintes qui se profilaient.

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Il les observait tous, du haut de son promontoire en inox, dans la cuisine plongée dans l'obscurité, seul endroit où il pouvait fumer en paix. Il analysait leurs interactions, la façon dont leurs rires brisaient les zones d'ombre. Il n'arrivait pas à se mêler aux conversations, il n'avait juste... pas envie. Pas la motivation de quitter son bout de comptoir formica où tout le monde le laissait tranquille, à regarder les nuages couvrir et dévêtir les constellations. La flemme de faire l'effort de tenir une discussion avec des gens trop bruyants, ou silencieux, ou inintéressants. Et il y avait beaucoup à redire quant au choix des invités : l'investigateur de cette soirée avait brassé des étudiants en disciplines variées – sérieusement, que pouvait-il bien avoir à dire avec une première année de médecine, si ce n'est ironiser : « ah bon, tu peux vraiment te permettre une soirée sans révisions », et ce n'était sûrement pas le meilleur moyen pour lier connaissance.

Il soupira. Ç'aurait été plus drôle avec Ino, elle était bien meilleure à observer les gens et en déduire une vie imaginaire. Elle aurait sûrement fait un commentaire sur sa façon de danser - « mais on ne danse pas comme ça sur Lou Bega ! », ou sur la manière dont ses cheveux roses absorbaient la lumière orange à contre-jour, ou établir un jugement sur son physique : « elle manque clairement de poitrine, la pauvre », ou compter le nombre de fois où le locataire des lieux, un énergumène blond au rire trop sonore et sûrement excessivement alcoolisé, se permettait un coup d'œil qu'il croyait discret vers la silhouette sautillant pieds nus sur le tapis rouge au son des percussions... Mais Ino n'était pas disponible.

En était-il vraiment rendu à faire les réponses de la jeune fille dans sa tête ? Ou bien était-ce simplement à cause de la fatigue, que ses yeux le tiraillaient, et qui causait ce manque d'entrain ses parents ne moquaient-ils pas le « petit vieux précoce » en lui, tant attaché à un mode de vie simple et facile. Oui, cette explication universelle, pragmatique, lui convenait amplement.

« Hé, Nara. »

Avec lassitude, son regard délaissa à regret les trottoirs déserts pour l'inopportune dont la voix glissait sur les ténèbres calfeutrées. Épais cheveux bruns réduits à un carré aux épaules et à frange, yeux sombres étincelants, un fantôme de sourire au bout des lèvres, le cliquetis d'un bracelet accompagnant le moindre de ses gestes...

– Yo Tenten.

– Tu peux me dépanner ?

– T'as quoi en échange ? »

Tandis qu'elle s'installait à ses côtés, il farfouilla dans ses poches et en ressortit son nécessaire à rouler. Il lui tendit la pochette, et les doigts féminins s'affairèrent à refermer le papier autour du tabac. La première bouffée qu'elle tira, l'odeur, l'incitèrent à rallumer le mégot qu'il tenait et d'en extraire les dernières volutes.

« Tiens. »

Il baissa les yeux sur le plat qu'elle venait de lui mettre sur les jambes et qui contenait une espèce de... gâteau.

« C'est quoi ton truc, là ?

– Un cake au saumon.

– Je dois te remercier ?

– Oui, parce que c'est moi qui l'ai fait, et j'ai mis des algues, en plus. Vu que tu m'as dit que tu aimais ça, ce qui est vachement étrange pour quelqu'un qui n'est pas d'ici...

– Oh, merci, mais en quel honneur ?

– Toi et Neji êtes les deux seules personnes, à ma connaissance, dans cette salle, à préférer les produits de la mer. C'était l'occasion de faire une recette de chez moi, sur la côte.

– Neji ?

– Hyuuga.

– Le Lord-Perfection-Glaciaire ?

– Lui-même. Celui à l'air renfrogné en chemise blanche, en train de jouer aux cartes. »

Dans l'ensemble, Tenten était certainement la moins compliquée des filles qu'il connaissait. Tous les deux inscrits en première année de licence d'histoire, les pauses passées à s'enfumer et à se plaindre du cours – pédagogie, contenu, public, salle... - aidant à sympathiser, Shikamaru découvrit une jeune femme, certes au caractère bien trempé – ce qui était parfois un peu effrayant quand elle défendait ses arguments lorsqu'elle intervenait lors de travaux de groupe ou en amphithéâtre – mais surtout à la personnalité très simple à comprendre facile à vivre, farouchement indépendante, d'humeur stable et paisible, tranchée dans ses opinions mais pas imperméable au dialogue, un peu secrète mais très observatrice. Elle ne se sentait pas obligée de combler chaque silence par ses mots, ni ne changeait de tempérament d'une heure à l'autre... ce dont Shikamaru lui était grandement redevable.

Elle parlait très peu de sa vie, mais pendant un cours très ennuyeux sur le système monarchique anglais sous les Stuart, il remarqua la récurrence, dans ses propos, de la mention d'un de ses amis étudiant en droit. Il nota par la suite la manière dont ce dernier suscitait une palette d'émotions chez sa camarade quand elle l'évoquait il savait quelle était la cause de certains moments où ses yeux devenaient plus sombres et avares en paroles, ou d'autres instants lorqu'elle souriait dans le vague, le regard aussi doré que ses pensées. C'était donc à cet homme, aussi dur et contrasté qu'un tronc de bouleau, aux prunelles presque phosphorescentes dans la semi-obscurité, que faisaient référence les nombreux cubes de glaçon qu'elle dessinait dans ses cahiers de cours.

« Et... c'est sans risques ? Demanda-t-il.

– Oui vas-y, il y a déjà goûté.

– Et ?

– Il n'a pas dit que c'était mauvais.

– Il n'a pas dit que c'était bon ?

– Il n'a rien dit en fait. Mais il a fini sa part, tu peux y aller, fit-elle en souriant.

– C'est censé m'encourager ?

– Si c'était mauvais, il l'aurait clairement dit.

– J'ai pas confiance.

– Arrête de râler et d'essayer de te défiler, sinon je serai moins sympa !

– C'est.. pas mauvais, constata-t-il, des miettes de sel sur la langue.

– C'est incroyable, pourquoi personne ne reconnaît-il mon talent ?

Malheureusement, aussi sympathique soit-elle, la perfection n'atteignait pas Tenten, et elle n'échappait pas à certaines caractéristiques féminines, porteuses de leurs lots d'ennuis : la jeune étudiante possédait une tendance assez régulière à laisser ses émotions dicter ses gestes et paroles. Ceci, et une densité intérieure qui démentait sa simplicité apparente elle n'en touchait pas un mot, ou si peu, mais on pouvait deviner des attentes, des déceptions, des colères refoulées, de l'amertume aussi, beaucoup d'espoir, dans ses silences. C'est ce qui lui vint à l'esprit quand, à la fois, il grimaça de l'impact du coude contre son bras qu'elle lui infligea en protestation, et qu'il sentit ses cheveux lui caresser la joue tandis qu'elle laissa tomber la tête contre son épaule.

« Il me fatigue. Rien n'est jamais assez bien. »

Il soupira. Il n'y avait que l'alcool pour expliquer cette soudaine impulsion de briser son espace personnel et cette envie d'épanchement. Il savait très bien ce qu'il devait faire pour éviter encore plus de complications : se taire. Il esquivait ce genre de conversations depuis des années mais on s'acharnait à lui coller le rôle de receveur des plaintes amoureuses, une pièce qu'il abhorrait plus que tout. S'il décidait de le remplir bon gré mal gré, le temps d'une discussion, inextricablement il se retrouvait mêlé à la suite des événements. Et il s'agissait typiquement du genre de situation où la portée de ses mots se révélait plus que jamais incertaine, où la maîtrise des éléments échappait à tout contrôle. Il préférait la lâcheté passive à des crève-cœur qui le dépassaient. Le mutisme s'installa quelques minutes entre eux, disparaissant quand elle reprit la parole :

« Retirons-nous sur une île déserte, Nara. Mon duc de Northumberland* reste stoïque comme un rocher et ta Belle au bois dormant te fait des infidélités.

– Ce n'est pas ma copine, fit-il en fronçant les sourcils.

– Si peu de vérité dans ta bouche.

– Je n'aime pas les femmes.

– Essaie encore. »

« Non, laisse tomber cette stupide, foutue, intuition féminine ».

Elle avait fait sa Ino encore une fois, virevoltante et bruyante et intarissable : « s'il te plaît Shika, viens avec moi, je ne connais pratiquement personne, et j'ai envie de sortir, s'il te plaît, et je t'aiderai à faire ta vaisselle en rentrant promis, s'il te plaît, s'il te plaît, je n'arrêterai pas tant que tu ne m'auras pas dit oui, on y va ensemble et on rentre ensemble, pas après trois heures promis juré, et je ne te forcerai pas à danser avec moi, mais juste sois là avec moi et tout ira bien... » Et il capitula, non pas car c'était plus facile et demandait moins d'efforts de laisser couler que de s'y opposer, juste car il ne pouvait pas lui dire non. Sa blondeur d'or froid qui nuançait sa peau d'ombres à la couleur d'épis de blé, ses yeux d'une eau si trouble et si mouvante, son nez que plissaient ses lèvres boudeuses ou glorieuses... Faite de soleil et pour danser dans la lumière, elle vivait pour briller, éclater, accaparer. Il vivotait dans son sillage, dans l'ombre que produisait une clarté si aveuglante. La nuit constituait la meilleure des scènes pour ses spectacles où elle se transformait en feu d'artifice pour irradier tous les regards, et il l'observait dans la coulisse.

Mais elle ne se préoccupait plus de lui quand il avait accepté par complaisance pour elle, cédé à ses envies. Il en venait à se demander s'il ne se montrait pas trop obligeant, ou si elle avait pris l'habitude de toujours pouvoir disposer de lui. C'était peut-être cela qui le rendait si amer : l'utilisait-elle à ses dépens ? Car il le voyait qu'inéluctablement il remonterait le boulevard seul prise au piège entre le bras du canapé et le torse aguicheur, encerclée par sa main et ses muscles, il se demandait bien comment elle pouvait paraître aussi à l'aise dans si peu d'espace. Elle offrait à un autre des sourires qu'il ne connaissait pas, invitations au mystère et à la tentation des sens, d'où s'échappaient parfois des éclats d'émail blanc. Il n'avait jamais vu son regard à la fois si grand et si sombre, sans pétillement, enchanteur et captivé. Les deux semblaient chercher des prétextes mortifères pour se toucher : remettre la mèche de cheveux derrière l'oreille, enlever une miette du coin de la bouche...

Ino était une source de problèmes, même quand elle ne faisait rien. Elle troublait sa tranquillité d'esprit son imprévisibilité le rendait incapable d'être en mesure de prédire ses réactions. Il aimait les choses simples et claires, où il n'y avait pas besoin de tergiverser ou de se prendre la tête des qualificatifs qui ne s'appliquaient pas à son amie d'enfance. Elle ne collait à aucun schéma. Il voulait quitter, ne plus voir qu'encore une fois elle ne se préoccupait que de l'image qu'elle renvoyait aux autres après qu'il eût sacrifié sa soirée et une partie de la nuit pour elle, ne plus assister au spectacle de cette Ino qu'il ne connaissait qu'à partir des récits de sa vie amoureuse dont elle l'abreuvait, partir et laisser derrière cet appartement ténu, et cette fête qui puait l'indécence et ces détestables pensées qui le taraudaient depuis des heures. Mais pas encore, il fallait attendre qu'elle s'éclipsât la première avec son preux chevalier alors après il débarrasserait le plancher, avec sa foutue conscience qui lui sommait de tout prendre à sa charge.

« Trop galère, souffla-t-il. T'es pas un poids plume tu sais.

– Ta gueule Nara. Tais-toi cinq minutes.

– T'es chiante. »

Mais les cinq minutes se transformèrent en dizaines, puis finalement une heure, presque deux s'écoulèrent, et la tête brune continuait toujours de peser sur la naissance de son bras, et les cheveux de lui chatouiller le cou. Il fumait au rythme de sa respiration endormie, comptant le nombre toujours plus réduit de fenêtres encore éclairées des immeubles aux alentours. Il n'apercevait plus ses expressions, cachées par une mèche dorée détachée de son accroc, dont l'impudeur se réservait maintenant à celui qui s'y noyait. Il espérait que la crasse dans ses poumons remplaçait les préoccupations de son esprit il ne voulait plus penser. Alors il restait assis là, à guetter les bienfaits de l'oubli.

« Salut. »

Peu avant trois heures, une silhouette sèche s'approcha, le bruit de ses pas motivant Shikamaru à tourner le regard. Il avait une voix de nuit qui se prêtait aux réflexions à l'heure de l'aube.

« Hey.

– Tu es Nara, c'est ça ?

– Shikamaru Nara. Toi c'est Hyuuga.

– Neji Hyuuga. Je vais la ramener chez elle. »

Shikamaru observa ses tentatives pour la réveiller en murmurant son prénom, mais ce ne fut que lorsqu'il la secoua légèrement qu'elle réagit. Il la sentit bouger, et la pression contre son bras disparut tandis qu'elle se redressait paresseusement.

« Qu'est-ce qu'il y a, Neji ?

– J'avais promis à Lee de ne pas te ramener trop tard.

– Je peux rentrer toute seule, ça va.

– Pas question. Lève-toi et va chercher tes affaires. »

Elle n'avait pas le courage de s'opposer à lui elle obtempéra sans un mot, les laissant seuls à se jauger mutuellement, dubitatifs et curieux, mettant un visage sur le personnage issu des récits que racontait la jeune femme, à l'un et à l'autre. Shikamaru assimilait cet être droit, rigidement sérieux, dont les mains exprimaient plus que le portrait, et le laissait l'analyser, essayer de deviner son acabit. Il brisa le silence le premier, certain que son interlocuteur n'en prendrait pas l'initiative.

« Tu es en droit, non ?

– Deuxième année.

– Ça m'aurait bien plu comme matière mais c'est trop de boulot. Et les lois changent trop.

– Elles changent si besoin.

– Ou si le système politique en vigueur le veut.

– Il faut bien quelqu'un pour décider.

– Ça change trop vite pour moi.

– Le désavantage du système parlementaire.

– C'est ça. Au moins de ce côté on est tranquille avec une monarchie. »

Il n'obtint pas de réponse, et quelques secondes passèrent avant que Neji reprit la parole.

« Elle se plaint souvent de ta capacité à défaire tous les plans de bataille qu'elle imagine.

– Et de la tienne à citer une loi ou un jugement comme si de rien n'était.

– Tant que ça ?

– C'est une fille. Les femmes se plaignent beaucoup trop.

– Ça tombe sous le sens. Tu es prête ? Demanda Neji à la jeune étudiante dont le retour marquait la fin de la conversation.

– Oui. Bonne fin de nuit Nara.

– Bonne soirée.

– Rentrez bien. »

Après leur départ, son regard erra en direction du canapé. Deux places vides, leurs occupants éclipsés. Elle était partie sans lui. Il vérifia son portable pas de message reçu. Il soupira. Décida de rentrer, termina sa cigarette. En jetant un dernier coup d'œil du haut de son estrade, il vit s'éloigner un couple dans une rue adjacente, la haute silhouette en manteau noir cerclant la plus frêle de son bras, l'attirant dans ses ténèbres. Shikamaru jeta le mégot, mais il savait qu'il ne réussirait pas à dormir la fumée n'avait pas apaisé toutes ses pensées – et son paquet était vide.


Northumberland : la région la plus au nord de l'Angleterre, et une des plus froides.