Il était neuf heures du matin, un samedi de juin, et le soleil perçait seulement par les vitres sales de l'immeuble. Hinata grimpa les escaliers en courant, comme il en avait l'habitude. Il y avait bien un ascenseur, mais, même lorsqu'il rentrait de courses, il ne l'utilisait pas. Il ne se dérobait jamais devant une occasion de faire du sport, et son endurance était d'ores et déjà prouvée par le trajet en vélo qu'il s'imposait tous les matins et soirs pour aller à la fac. Ledit vélo était abandonné dans le hall de l'immeuble, enchaîné à la hâte. Le jeune homme avait passé la nuit dans la maison maternelle, puisqu'il l'avait promis à sa petite sœur Natsu, et ça lui faisait du bien de se couper un peu de l'appartement. Même s'il n'avait qu'à peine pris le temps de déjeuner avant d'enfourcher son vélo et de revenir au complexe étudiant –l'appart avait ses charmes.

Ses charmes étaient d'ailleurs davantage dans la colocation qu'il avait, avec son petit ami depuis deux ans, Tobio. Lui aussi avait été invité chez les Hinata, mais il avait poliment décliné –c'était pour Shouyou, pour revoir sa famille, sa présence ne lui rappellerait que l'appart et d'ailleurs, il avait mal à la tête. Il avait toujours eu du mal à s'acclimater à la famille bruyante et pleine de vie qu'étaient les Hinata, bien qu'il s'entende avec les parents, et que Natsu l'adorait. Peut-être parce qu'il était fils unique et assez introverti. Mais Shouyou n'aimait pas rester loin de Tobio, n'était-ce qu'une nuit, et il avait encore promis à sa mère et sa sœur de revenir quelques jours en emmenant Kageyama avec lui.

Arrivé devant sa porte, Hinata refoula un sourire. Il glissa la main dans la poche de son short pour trouver ses clés, et apprécia le bruit qu'elles firent en tournant dans la serrure. Il attendit un instant, sans savoir si Tobio était déjà réveillé –souvent, il dormait tard le week-end, pour compenser avec les autres où il allait courir tôt avant d'aller en cours. Il entendit un léger bruit de fond, et entra en refermant la porte derrière lui. Il jeta les clés dans un petit récipient en mosaïque et se trouva satisfait de retrouver ses habitudes, même s'il n'était parti que depuis la veille au matin. Un éclat de lumière lui arriva dans les yeux, et, inclinant légèrement la tête pour faire disparaître l'éblouissement, il sourit au miroir en face de lui. Celui-ci lui répondit d'un sourire identique, qui montrait toutes les dents, et plissait un peu les grands yeux noisette brillants de malices. Il remarqua que ses boucles rousses étaient encore ébouriffées du trajet et ses joues plus roses qu'à l'accoutumée.

Il entra dans le salon, inondé du soleil matinal qui entrait par la fenêtre ouverte, et trouva Tobio affalé devant la télé d'un air neutre. Avait-il seulement entendu qu'il était rentré ? Le volume de la télé était bas, pourtant. Hinata prit une seconde pour contempler Tobio avant que celui-ci ne lève les yeux en sentant enfin sa présence. Assis négligemment, les pieds nus posés au sol, il avait un jean gris craqué aux genoux et un sweat noir retroussé aux manches. Shouyou appréciait le voir en civil, lui qui l'avait tant fréquenté en tenue de volley ou en uniforme. Enfin, les deux orbes d'un bleu profond se levèrent sur lui et parurent s'éclaircir.

-Hey.

-Hey, répondit Hinata en souriant aussi largement qu'il le pouvait.

Il ne savait pas quoi dire ni faire ensuite. Il n'avait pas pris de bagages –ses parents avaient encore de vieux pyjamas à lui, son lit était toujours dans son ancienne chambre-, il ne faisait que rentrer. Mais voir Tobio le rassurait.

-C'était bien ? demanda ce dernier.

Hinata se laissa tomber sur le canapé à côté de son petit ami, s'assit en tailleur et prit un coussin pour s'occuper les mains en parlant.

-Oh, Natsu était contente. Elle va passer au collège, tu sais, elle veut rentrer dans l'équipe féminine de volley mais bon… Yukigaoka quoi… Même si l'équipe féminine est pas mal, je suppose que celle des mecs a sombré, pour le volley en tout cas. Bon, évidemment, elle regrettait que tu sois pas là. Elle aurait voulu te mettre des pinces dans les cheveux et tous vos autres délires bizarres… Et mes parents te passent le bonjour.

Tobio se contenta de hocher la tête et s'étira. Il avait encore les yeux ensommeillés.

-Et toi, hier ?

-Comme d'hab. J'ai été à l'entraînement, et je suis rentré direct. J'ai mis la télé deux secondes, ça m'a gavé, alors je suis allé dormir.

Il bâilla largement et des larmes apparurent au bord de ses yeux.

-'Fin, j'aurais voulu dormir. Les voisins ont fait du bruit toute la nuit, ils recevaient je crois.

-Ah ouais, murmura Hinata.

Tobio hocha une nouvelle fois la tête, l'air pas convaincu. Hinata lança le coussin un peu plus loin et se rapprocha de Tobio. Il l'embrassa sur la joue.

-Tu m'as manqué.

Les coins de la bouche de Tobio frémirent et il eut un léger sourire. Avant qu'il ne puisse répondre, Hinata fondit dessus et l'embrassa longuement. Tobio se laissa faire, répondant paresseusement, et Hinata n'en voulait pas plus de toute façon –juste saluer son copain qu'il n'avait pas vu depuis vingt-quatre heures. Il finit par se reculer et passa son pouce sur la lèvre inférieure de Tobio, qui lui lança un regard interrogatif.

-Elles sont gonflées, remarqua Shouyou.

-Je les ai mordues, répondit Kageyama.

Il se pencha de lui-même pour embrasser à nouveau. Hinata sourit en rompant le baiser, puis, sautant du canapé, lui adressa un clin d'œil.

-Je vais me rafraîchir un peu. C'est bon d'être chez soi !

Shouyou fit une pirouette et écarta les bras, planté au milieu du salon, s'exposant à la brise qui entrait par la fenêtre ouverte et savourant l'air d'été qui s'annonçait. Il arriva dans la salle de bains et ôta son t-shirt, remarquant enfin qu'il était couvert de sueur à force d'avoir pédalé plus d'une heure. Il le jeta au linge sale, puis, après un instant de réflexion, délaça ses converses qui brûlaient ses plantes de pieds. Il posa un pied dans la douche encore humide, et le retira aussitôt.

-Tobio ! s'écria-t-il. T'aurais pas pu faire gaffe ? Le shampoing s'est renversé…

Un grommellement lui répondit du salon et Hinata soupira en reposant le shampoing refermé sur son étagère. Il se passa de l'eau fraîche sur le visage avec vigueur, et décida d'aller chercher un t-shirt propre dans sa chambre. Il fonça droit vers le placard, divisé en deux sections, une pour lui et l'autre pour Tobio ; il envisagea un instant de prendre un des t-shirts de Kageyama, puisqu'ils étaient plus grands, et que c'est toujours agréable d'avoir les vêtements et l'odeur de son copain avec soi. Il songea un instant que s'il repassait une nuit sans lui, il emporterait au moins un de ses sweats histoire d'imaginer sa compagnie. Mais considéré la chaleur, il prit un des siens, un t-shirt blanc de l'époque de Karasuno. Un de ceux qu'il préférait porter.

Leur chambre était modeste. Un placard, une étagère où trônaient en alternance mangas et magazines de sport, surtout de volley-ball en fait, avec une balle dans un coin de la chambre. Il y avait un bouquet de fleurs artificielles sur la table de chevet du côté où dormait Hinata. C'était Yachi qui le leur avait offert lorsqu'ils avaient pris un appartement, et Hinata l'avait posé là parce qu'il trouvait que ça rafraîchissait un peu la pièce. Tobio avait, malheureusement, refusé qu'il accroche des posters du « petit géant » un peu partout. C'était le lit qui prenait le plus de place, un lit double dont les couvertures était tendues avec soin. Habituellement, c'était Hinata qui s'en chargeait, puisque Tobio avait un emploi du temps chargé dès le matin, mais il supposait que pour cette fois, en l'absence de Shouyou, il avait dû se résigner à mettre un peu d'ordre. En outre, la fenêtre était ouverte ici aussi, et le chant des oiseaux, perceptible par-dessus les voix de la cité en éveil, conférait à la pièce une atmosphère qui plaisait à Hinata, qui lui évoquait le retour du soleil et les matins d'été.

En revenant dans le salon, il trouva Kageyama en train de somnoler. La télévision diffusait un reportage sur les arnaques, ce qui ne passionnait pas vraiment le passeur.

-T'as déjà mangé ? demanda Hinata, ce qui le fit sursauter.

Des mèches noires lui tombèrent devant les yeux lorsqu'il secoua la tête.

-Non, je t'attendais.

Shouyou dansa d'un pied sur l'autre en se grattant la nuque d'un air embarrassé.

-Ah…euh, j'ai déjà mangé là-bas. Tu veux que je te fasse quelque chose ?

-Ramène-moi une brique de lait, steuplait.

Il n'avait pas changé depuis le lycée, se dit Hinata en souriant intérieurement. Ça avait un petit côté attendrissant. Même s'il était calme ce matin-là, à mettre sur le compte de la fatigue. Mais il était plus doux et gentil lorsqu'il était calme, alors ça ne posait pas de problème. Hinata l'aimait de toute façon.

En ouvrant le frigo, il saisit une des briquettes dans un pack de douze –Tobio avait l'habitude de prendre des briquettes dans son sac, en plus d'en acheter au distributeur de la fac, et Hinata se demandait quelle part de leur budget le lait pouvait bien absorber. Il constata par là même que les courses avaient grand besoin d'être faites s'ils voulaient encore avoir à manger demain. Pour aujourd'hui, les pâtes suffiraient.

Il lança la brique à Kageyama qui l'attrapa au vol, sans problème, étant donné les réflexes dont il était doté. Il décolla la paille et la planta dans la brique, avant d'aspirer le lait en fermant les yeux. Hinata se rassit à côté de lui, plus près. Le reportage marchait toujours. Une fois que Tobio eut fini de boire, il lança la brique sur une table basse un peu plus loin, ce qui indigna brièvement Hinata. Finalement, il posa sa tête sur l'épaule de son petit ami, pas vraiment intéressé par la télé mais plutôt par le fait de le sentir près de lui, de sentir sa respiration régulière, et son odeur l'envelopper. Hinata inhala profondément et, sans relever la tête, nota à l'odeur sucrée :

-C'est pas ton parfum habituel…

-Hm ? Non, répondit Tobio.

Hinata ferma les yeux et respira à nouveau.

Ça me rappelle… notre première année à Karasuno. Le volley-ball. Les tournois qu'on a fait cette année-là, les matchs acharnés contre Seijôh, et les autres. C'est pas mal…. C'est ton déo d'époque ou …?

-Même pas. C'est peut-être juste ton imagination. En parlant de ton odeur à toi, je pensais que tu devais te doucher ?

Hinata fit la moue. Il joua un moment avec la manche de Kageyama et se pencha davantage sur son épaule pour caler sa tête sous son cou.

-Tu m'as manqué, répéta-t-il.

Tobio ne répondit pas, mais il appuya sa tête contre celle de Hinata. Ils restèrent ainsi dix bonnes minutes, et Hinata se demanda s'il s'était endormi puisque le poids appuyé contre sa propre tête avait progressivement augmenté. Il changea l'orientation de son visage pour regarder Tobio (le reportage n'étant vraiment pas intéressant). Son regard parcourut les lignes qu'il connaissait bien, de son cou, de sa mâchoire, et s'arrêta soudainement. Il fixa un instant une marque violacée sous la mâchoire de Tobio. Ça ne devait pas être là. Hinata savait pertinemment ce qu'était un suçon, et dans quelles circonstances on en obtenait, alors pourquoi son petit ami en avait-il un ? Une piqûre de doute le fit tressaillir violemment, et Tobio marmonna quelque chose d'incompréhensible, à demi endormi. Hinata recula sa tête et regarda Tobio avec des yeux écarquillés.

Kageyama avait la tête renversée sur le dossier du canapé, les yeux fermés. Ses lèvres –sans nul doute plus gonflées et rouges qu'à l'accoutumée- étaient entrouvertes et laissaient entrevoir ses dents. Ses cheveux portaient encore quelques épis de son réveil, et Hinata mordit sa lèvre inférieure avec angoisse. Non. Ça ne pouvait pas être possible. Il inspira et expira profondément, et l'évidence le heurta de plein fouet.

Le shampoing renversé. Les fenêtres ouvertes. Une présence dans l'appartement. Le parfum étranger, les lèvres gonflées, la marque dans le cou –une présence sur Tobio. Tout s'enchaîna dans l'esprit de Hinata. Qui ? Pourquoi ? Cette nuit ?

-Tobio, murmura-t-il (le grognement qu'il reçut en réponse le fit poursuivre), pourquoi est-ce que le shampoing était renversé dans la douche ?

-Ma faute, rétorqua Tobio sans même ouvrir les yeux. J'ai pas fait gaffe en me douchant.

-Tu t'es pas douché. Tes cheveux sont secs. Ils ont encore la marque de l'oreiller.

Tobio dodelina de la tête sur le dossier et la tourna du côté opposé à Hinata, pour éviter de répondre, mais lui exposant son cou. Cela rendit d'autant plus visible l'affreuse marque. Shouyou tendit un doigt vers elle et appuya jusqu'à ce que Tobio se dégage et le regarde avec des yeux d'un bleu plus foncé qu'ils ne devaient l'être en temps normal.

-Qu'est ce que tu veux ?

-Qui t'a fait ça !?

Hinata avait peur que sa voix ne se brise, et commençait à voir flou sous les larmes qui affluaient. Il tentait de chercher une explication rationnelle, n'en trouva pas, attendit la réponse de Tobio avec angoisse.

-Fait quoi ? soupira celui-ci en lui lançant un regard contrarié.

-Le suçon, là ! cria Hinata en bondissant du canapé pour se tenir debout face à Tobio, le regardant de haut.

Il se campa sur ses deux jambes écartées, les poing serrés à ses côtés et une expression qui passait à la colère.

-Bah c'est toi qui l'a fait, bâilla nonchalamment Tobio.

Il battit des paupières un instant pour refouler les larmes qui lui étaient venues et se redressa dans le canapé pour mieux voir Hinata qui le regardait, le visage rouge et les poings tremblants. Shouyou tentait de maîtriser sa voix, avait encore du mal à comprendre et analyser la situation dans son intégralité. C'était comme si c'était irréel, il voyait les choses à travers un filtre.

-Je le saurais si j'avais laissé un truc aussi dégueulasse.

Tobio cligna des yeux et ses pommettes rosirent un peu. Cela n'échappa pas à Shouyou. Il aurait voulu frapper Kageyama, puis pleurer, mais Tobio était assis, ce qui lui conférait une sorte d'inaccessibilité, et il était calme, trop calme, il aurait dû s'énerver contre Hinata, crier plus fort que lui et se casser d'un air vexé, alors pourquoi restait-il si impassible ? Pourquoi ne se défendait-il pas ? Hinata était prêt à se battre, à se déchirer la voix, à casser quelque chose, seule une information comptait pour lui : quelqu'un avait marqué Tobio, son Tobio, qui avait d'ailleurs l'air de n'en avoir strictement rien à faire.

Hinata cligna plusieurs fois des yeux vers différentes directions, pendant quelques secondes qui lui parurent très longues, et l'absence de réponse l'agaça encore plus. Il envoya un violent coup de pied dans la table basse qui tomba sur le côté avec un bruit sourd, la brique vide glissa un peu plus loin et une goutte de lait tomba de la paille encore plantée dedans. Tobio était toujours dans le canapé et passait la main sous son visage en grimaçant légèrement.

-Qu'est ce que t'as fait cette nuit ? reprit Hinata, un peu plus calmement après avoir évacué une partie de sa colère. Dis-le moi. Je suis pas stupide.

Le regard de Tobio était indéchiffrable. Ses joues étaient demeurées roses, et il paraissait nettement plus réveillé, quoiqu'il fut buté dans le silence. Le reportage marchait toujours, la voix d'une fausse gravité du journaliste insupporta Hinata qui eut un instant l'envie de renverser la télé aux côtés de la table basse, mais il se contenta de l'éteindre en appuyant excessivement fort sur le bouton off. Le silence, lourd, intenable, se répandit sur la pièce comme une chape de plomb. Hinata s'assit sur un pouf face au canapé et fixa longuement Tobio toujours obstiné, avant de lâcher :

-Quelqu'un est venu ici.

Tobio hocha brièvement la tête en baissant les yeux, mais pas le menton. Il se pencha en avant en posant ses coudes sur ses genoux et soupira.

-Ça compte pas, ça, Hinata, je …

Entendre sa voix réveilla en Hinata l'envie violente de pleurer qu'il refoulait, et il l'interrompit aussitôt :

-Comment ça, ça compte pas ? Quelqu'un est venu ici !

Haletant, il cherchait à exprimer toute l'horreur de la situation qu'il ressentait et que Tobio balayait d'un « ça compte pas ». Quelqu'un s'était introduit dans leur appartement, leur nid, dans leur couple même. Et ça comptait beaucoup, il se sentait violé, trompé. Il trouvait ça atroce. Tobio cherchait ses mots, alors Hinata reprit d'un ton le plus calme possible, d'une voix qui se cassait par moment sous l'indignation et la tristesse :

-Attends… Quelqu'un est rentré avec toi hier… Vous avez dormi ensembles, vu ta tête vous n'avez pas tellement dormi… T'as encore son odeur sur toi. Il s'est même permis de prendre une douche, tu lui as fait à ptit déjeuner aussi, c'est pour ça que tu t'es levé tôt ? C'est pour ça ? Est-ce que j'ai tort ?

-C'est pas…., tenta Kageyama. C'est pas comme ça….Laisse-moi expliquer, au moins.

-Tu m'as trompé ?

Une larme coula sur la joue de Hinata, mais son visage bouillait tellement qu'il ne la sentit presque pas et ne pensa pas à l'essuyer. Il se sentait comme le jour de la rencontre avec Tobio, du haut de ses escaliers, en larmes, furieux, triste, impuissant, sans savoir quels sentiments lui inspirait le garçon face à lui.

-Hinata, soupira Tobio. C'était pas important. C'était comme ça, on était bourrés.

Shouyou se sentit s'adoucir un peu, puis se raffermit.

-A l'entraînement ?

-Après. On a été dans un bar avec l'équipe, je l'ai rencontré là-bas. Juste l'affaire d'une nuit. On ne se reverra pas. C'était un accident. Je suis désolé.

Hinata se passa les deux mains sur le visage, soudain las, essayant de tout saisir. Il fut surprit par l'humidité de ses joues. Il avait l'impression que tout était embrouillé, qu'il allait se réveiller d'une minute à l'autre dans son vieux lit, chez ses parents.

-C'est la première fois que ça t'arrive ? C'est la première fois que tu me trompes ?

Tobio hocha la tête par saccades. Hinata se sentait vide.

-Pourquoi ?

Hinata fixa ses mains croisées plus d'une minute dans le silence. Tobio, en face de lui, ne répondait pas.

-Qu'est ce qui ne va pas chez nous ?

-Ça va, répondit machinalement Kageyama. Je t'aime.

Il n'avait pas l'air vraiment affecté, bizarrement. Ses yeux étaient baissés et seul l'épais voile noir de ses cils était visible sous ses sourcils foncés. Ses joues étaient pâles, à présent. Il avait pourtant l'air sincère, comme résigné à ce qu'il avait fait, sans regrets réels, comme quelque chose à quoi il était étranger, comme s'il n'y pouvait rien et qu'il lui fallait simplement attendre qu'Hinata l'accepte en qualité de léger désagrément. Et qu'ils reviennent à leur vie normale sans jamais tenir compte de cet écart.

Les répliques s'échangeaient avec lenteur, comme s'ils étaient tous deux engourdis. Shouyou, par le coup brutal qu'il avait reçu, qui l'avait assommé ; Tobio, par le désintéressement qu'il manifestait.

-Si tu m'aimes, pourquoi tu te tapes d'autres mecs, dans notre chambre?

Qui avait dormi à sa place ? Il se sentait souillé. Quelque chose disait à Hinata qu'il ne retournerait pas dans la chambre ni la salle de bain avant un bon moment. La présence étrangère semblait flotter là comme un fantôme, le narguer. Il se sentait écœuré, mais plus par le fait que par le comportement de Tobio. Et il s'en voulait pour ça. Il trouvait des excuses à son petit ami.

Tobio inspira profondément.

-Arrête de m'interrompre toutes les deux secondes, déjà.

Voilà qui collait davantage à la personnalité de Tobio. Hinata sentit une bouffée de colère naître en lui en l'entendant parler comme ça –n'était-ce pas lui le fautif ?- mais la ravala aux côtés de ses larmes.

-Hier soir, je suis allé à l'entraînement, normal. Aussi normal que ça pouvait l'être sans toi. Les mecs ont décidé d'aller boire un coup. Au début, je voulais rentrer direct après l'entraînement, mais Tanaka, bah, tu le vois, il a insisté pour que je vienne, enfin il m'a limite traîné là-bas.

-Tanaka était avec toi ? s'ahurit Hinata, qui se stoppa sous le regard noir de Kageyama.

-On s'est posés à une table tous ensembles et les mecs ont bu. J'ai bu avec eux. Je suis sorti dans la cour du bar deux secondes parce que la tête me tournait, je l'ai rencontré là. J'étais déjà pas mal bourré et lui aussi.

-Qui c'était ?

Hinata n'avait pas pu s'empêcher. Qui était ce mec qui avait su séduire Tobio en une soirée, alors que lui y avait mis plus d'un an ? Quel était son visage ? Lui ressemblait-il ? Comment était le garçon qui avait dormi dans son lit, s'était lavé dans sa douche, avait couché avec son copain ? Avait-il au moins pris son nom ? Le visage de Tobio se ferma. Il esquiva.

-On a commencé à parler. L'alcool aidant, on est vite arrivés à…la vie intime, on va dire.

Hinata se sentit tomber. Il n'avait jamais imaginé que Tobio puisse être enclin à révéler ce genre de détails, même alcoolisé. Qu'avait-il bien pu dire ? Ils n'avaient pas de problèmes de ce côté-là non plus, songea Hinata. Il n'avait pas à avoir honte, en somme, mais de là à raconter à tout le monde…Il leva des yeux vides sur Tobio qui poursuivait.

-Je lui ai parlé de nous, je crois. Que tu étais mon premier et seul petit ami. Que, par conséquent, je n'avais essayé personne d'autre. C'est là qu'il a commencé à me faire des avances. On a recommencé à boire, et ensuite…je sais pas. On était là.

Ses joues rosissaient à nouveau. Ainsi donc, c'était par curiosité qu'il avait fait cela ? Pour « essayer quelqu'un d'autre » ? Hinata n'avait jamais eu ce genre de pensée, et estimait qu'il n'y avait pas lieu d'en avoir s'il était pleinement satisfait. Néanmoins, il savait que c'était un phénomène humain et naturel, qui touchait de nombreuses personnes, et par conséquent, il était un peu soulagé. Tobio pouvait quand même continuer à l'aimer. Ce qui expliquait aussi pourquoi il était si calme ce matin, ça n'était qu'une expérience qu'il voulait mener, et, une fois achevée, il n'avait plus de raisons d'y penser, n'est-ce pas ? Bien sûr, ça n'effaçait pas que Shouyou se sentait extrêmement blessé.

-Comment il était ? demanda-t-il à voix basse.

-Beau.

La réponse avait fusé, Hinata se vexa un peu. Il voulait des détails, espérait s'en consoler un peu. Etait-il roux ? Avait-il des yeux marrons ? Etait-il petit, énergique, et son sourire montrait-il toutes ses dents ? Il avait toujours du mal à concevoir que Tobio l'avait trompé, il voulait rendre cela plus réel. C'était un peu maso, se disait Hinata, mais il voulait comprendre, pour pardonner ou condamner Tobio.

-Il a un petit ami aussi, ajouta Kageyama.

Bizarrement, ce détail changea tout. Hinata avait l'image mentale d'un mec qui traînait les bars, un prostitué, qu'importe, quelqu'un qui voulait juste s'amuser, squatter un appart pour la nuit et se faire plaisir. Quelqu'un de peu recommandable, qui avait saisi l'occasion vue dans Tobio, qui avait l'habitude de séduire, l'habitude de faire ça.

Au contraire, le fait que ce soit un mec casé modifiait considérablement cette perception et faisait naître davantage de questions. Voulait-il découvrir de nouvelles choses, comme Tobio, ou était-ce juste le fruit de deux solitudes réunies ? Ce ne devait pas être un coureur, juste une affaire d'une nuit, des deux côtés. Tobio et lui ne pourront pas être réunis, se dit Hinata. Il ne pourraient plus se revoir. Etrangement, Hinata se sentait soulagé. Ce n'était pas quelqu'un qui voulait lui prendre Tobio, Tobio d'ailleurs ne voulait plus recommencer, sa curiosité assouvie, mais Hinata ne voulait pas les détails de la nuit.

Il lança un regard à Tobio en se disant que son état en disait déjà beaucoup. Ses yeux étaient cernés, ses cheveux en bataille, et sa bouche….Hinata détourna les yeux. Lui n'avait jamais rendu Tobio comme ça.

-Je sors.

Shouyou avait besoin d'air. L'appartement lui paraissait étranger, étouffant. Il ne voulait plus rester face à Tobio, ce Tobio inhabituel, qui lui paraissait étranger aussi à présent. Celui-ci ne répondit rien, et regarda Hinata sortir en courant.

Il était onze heures. Après avoir erré près d'une heure dans la ville, en dévisageant chaque passant, Hinata avait atterri dans un parc, assis par terre, assez loin des chemins pour qu'on ne le trouve pas. Il arrachait l'herbe d'un geste répétitif et inconscient, et de ses yeux tombaient des larmes qui allaient éclabousser son short. Il ne voulait pas rompre avec Tobio, mais il se sentait sale, trahi, même si les choses paraissaient un peu moins graves quand il les prenait avec du recul. Qu'allait-il dire à ses parents et Natsu ? Qu'allait-il dire à l'équipe ?

Il fronça les sourcils et se mordit les lèvres en réfléchissant. Sortant son téléphone de sa poche arrière, il textota rapidement Tanaka. Il ne voulait laisser l'impression de rien, et casa quelques smileys habituels pour faire croire que tout allait bien, et qu'il n'était pas du tout brisé.

« Les mecs, vous êtes sérieux, vous avez été boire sans moi ! :o :') »

Il joua distraitement avec son téléphone en attendant la réponse, et se demanda si Tobio était inquiet pour lui. Il se sentit malade en imaginant qu'il y avait encore ce mec étranger dans leur appart, et une peur phobique, un sentiment d'urgence de rentrer, juste pour vérifier, le prit. Il ne quitterait plus jamais Tobio. Il ne le supporterait pas.

Son téléphone vibra et Hinata le déverrouilla d'un geste impatient.

« Déso Shouyou ! On pensait que tu serais là ! On remet ça bientôt ! ;) »

« C'était bien au moins ? :P »

« Nickel, on a pensé à toi, on a vu la tête de flan et son équipe ! »

Hinata resta les pouces suspendus au dessus de l'écran et la surprise mit un instant sa douleur au second plan.

« Kenma ? »

« Ouais, le mec qui jouait à Nekoma. Et son attaquant qui ne le quittait pas. Il étaient venus aussi, c'est con que t'aie raté ça ! »

« Tobio me l'a pas dit ' »

Ils n'avaient pas vraiment eu l'occasion de parler, en même temps. A présent, Hinata était doublement dégoûté. Cela faisait une éternité qu'il n'avait pas vu Kenma, même s'ils se textotaient encore régulièrement. Hinata avait choisi la même fac que Kageyama, réputée pour son équipe, et où ils avaient retrouvé Tanaka, entre autres. A l'instar, Kenma était resté avec Kuroo, mais ils avaient bougé sur Miyagi, pour une raison obscure de petite amie, à ce qu'avait compris Hinata dans les brefs sms que lui envoyait Kenma. L'équipe dans laquelle ils étaient était réputée excellente, avec une partie de Seijôh et de Dateko –Kenma se plaignait souvent d'Oikawa, même s'il lui était reconnaissant de jouer davantage passeur en match que lui. Cependant, il paraissait que la manière qu'il avait de piailler « Aone-chan » à l'immense contreur était impayable. Hinata n'avait pas encore eu l'occasion de jouer contre eux, mais ça le faisait déjà tressaillir d'impatience. Quant à Ushiwaka, le grand champion, il était certes licencié dans un club universitaire, mais c'était juste pour la forme, étant donné qu'il jouait dans l'équipe du Japon.

En ouvrant le nouveau message, Hinata se promit d'appeler Kenma plus tard, pour prendre des nouvelles. Et éventuellement gratter des infos sur le comportement de Tobio la veille.

« Ah, oui il est resté avec nous une bonne heure, et les joueurs des deux équipes ont commencé à se barrer un par un, pour rentrer chez eux, ou pour aller draguer :p Je suis parti pas longtemps après et je suis pas sûr qu'il était encore là »

C'était assez pour l'instant. Hinata ne pouvait pas demander trop de détails de peur d'éveiller les soupçons, et il ne tenait pas à ce que sa vie et la tromperie soient affichées devant toute l'équipe.

Ce n'était, au moins, pas un rendez-vous, juste une rencontre et une envie dans le feu de l'action. C'était pour ça que Tobio disait que ça ne comptait pas. Hinata se sentait déjà lassé de cette histoire. Il en avait assez de réfléchir à pourquoi, comment, qui. Certes, il ne pardonnait pas Tobio, il ne le comprenait pas non plus, mais il voulait revenir à la vie tranquille qu'ils menaient tout les deux. Il se disait que Tobio lui présenterait ses excuses –pas maintenant, mais plus tard. Personne n'avait à le savoir. L'équipe n'avait rien remarqué, personne n'avait rien remarqué, le mec était sorti de leur vie aussi vite qu'il y était rentré.

Hinata ne doutait pas que le contact allait être difficile les premiers jours. Il ne doutait pas qu'il pleurerait encore, quelques fois, sur le canapé, parce qu'il ne voudra plus dormir avec Tobio pendant quelques temps. Il savait que les questions continueraient à le miner, et que, même s'il ne voulait pas se les poser, c'était irrépressible et qu'elles tourneraient dans sa tête encore et encore sans lui laisser de répit, et que, lorsqu'il serait dans les limbes du sommeil, l'image mouvante de Tobio et d'un inconnu sans visage le hanterait. Et puis, un jour, il se passera quelque chose d'incongru, et Tobio et lui se regarderont d'un air gêné avant d'éclater de rire tout deux, et il le prendra dans ses bras, et ça lui aura manqué. Les choses retourneront alors à peu près à la normale. Les premiers temps, oui, Hinata pensera que les lèvres sur lesquelles il pose les siennes se sont baladées le long d'un corps qui n'est pas à lui, et, lorsque finalement il sera prêt à aller jusqu'au bout de nouveau, il se fera la remarque que Tobio n'est plus totalement sien, et peut-être, qu'il est différent maintenant.

C'était tout cela que pensait Hinata, et ses dernières larmes avaient été séchées par le vent sur ses joues. Cela lui paraissait une solution acceptable. Il ne voulait pas quitter Tobio, et Tobio ne voulait pas le quitter. Kageyama l'aimait lui, non pas un inconnu éphémère. Hinata valait plus que cela ; certes l'étranger avait pu posséder Tobio une nuit, mais Shouyou aurait toutes les autres à venir. Il tapota un instant sur son téléphone, en pleine réflexion, et le porta à son oreille. Chaque tonalité lui donnait un coup dans le cœur, et il eut le temps de s'imaginer mille scénarios avant que le déclic ne retentisse et qu'il ne puisse respirer :

-Hinata ?

La voix de Tobio était posée mais inquiète. Ça réchauffa légèrement le cœur de Hinata de l'entendre ainsi et même un petit sourire vint se loger au coin de sa bouche lorsqu'il répondit.

-Ouais, c'est moi.

-T'es où ?

Hinata inspira profondément. Tobio se préoccupait de lui. Il pensait à lui. Il l'aimait.

-Au parc. Dis, je vais aller faire les courses, le frigo était vide.

-Ah…

Visiblement, il était déconcerté par le calme de la voix de Hinata, et la banalité de ses propos. Comme si rien ne s'était passé. Mais ça ne servait à rien de crier, songea Hinata, ils n'avaient plus quinze ans. S'il se mettait à hausser le ton, Tobio répliquerait, ça monterait jusqu'à ne plus pouvoir se contenir, et ils rompraient. Hinata ne voulait pas ça. Ils avaient une chance.

Avant qu'il ne puisse parler, Tobio se hâta de dire, d'une voix basse et un peu tremblante :

-Je suis désolé. Je suis désolé, tu sais, je le suis vraiment. J'avais pas conscience. C'est de toi dont je suis amoureux, ça change pas, ça changera jamais.

Hinata enfonça ses canines dans sa lèvre inférieure pour éviter de recommencer à pleurer –c'était trop solennel, tout cela, ça l'émouvait, Tobio ne parlait pas souvent ainsi.

-Moi aussi, croassa-t-il, avant de reprendre : tu veux quelque chose en particulier ?

Il n'avait pas vraiment laissé à Tobio l'occasion de continuer à s'excuser et exprimer ses sentiments. Hinata se sentait déjà assez rassuré, d'un côté, et de l'autre, c'était des choses à se dire en face, avec, peut-être, une réconciliation davantage physique à la clé –c'était à voir. Il y eut un silence au bout de la ligne alors que Tobio réfléchissait.

-J'ai besoin de rien, murmura-t-il enfin.

-Bon.

Un silence maladroit s'établit des deux côtés de la ligne.

-A tout à l'heure, dit enfin Hinata.

-Ouais.

Ils ne se dirent pas qu'ils s'aimaient avant de raccrocher. Ça paraissait encore un peu déplacé, trop normal. Mais leurs sentiments survivaient à cet écart, c'était ce qui importait.

Hinata n'était, habituellement, pas le plus volontaire pour faire les courses. Mais il avait passé les dernières heures avec lui-même, dans le silence, seul avec des pensées pas des plus joyeuses. A présent que sa tête lui faisait mal, à la fois d'avoir trop pensé, mais de ne pas avoir pu s'en empêcher, et de la chaleur croissante, il avait besoin de se la vider, et le centre commercial lui paraissait tout indiqué pour cela. Entouré par des dizaines de personnes, bousculé par la foule, focalisé sur quels produits trouver et où, tous ses sens éveillés –la musique de fond, la rumeur des clients, les étagères emplies de produits aux couleurs vives et attrayantes, les odeurs de plastique, de papier ou de nourriture qui changeaient à chaque rayons. Il se sentait tout petit au milieu de ce fourmillement, il se perdait volontiers dedans, oubliait de réfléchir, se laissait aller aux mouvements de la foule, en piochant au passage tel ou tel paquet.

Pour lui, c'était le meilleur moyen de commencer à enrayer les événements de la matinée. D'abord, il avait assimilé, ensuite, il se distrayait. C'était le la manière la plus rapide de s'en éloigner et d'arriver au pardon. Peut-être pas à l'oubli, mais au moins à quelque chose de supportable, à long terme, qui n'impliquait pas une rupture avec Tobio. Il tapota sa carte de crédit dans sa poche et songea qu'il prendrait un taxi pour le retour, vu que le parc où il était arrivé était assez loin de chez eux, et il ne se voyait pas faire la route avec deux gros sacs remplis dans chaque main.

Il se dirigea lentement vers le centre commercial en essayant de se détendre. Le coin de ses yeux lui picotait encore un peu, mais il se forçait à faire face au soleil, comme s'il pouvait absorber la lumière et qu'elle pouvait le guérir. Il aimait le soleil, la chaleur et l'été, et y piochait son réconfort. En entrant dans le centre, une bouffée de fraîcheur l'accueillit alors que les portes coulissantes s'ouvraient devant lui. Il se promena un instant, sans réfléchir où le portaient ses pieds.

Il regarda une femme pressée d'une trentaine d'années chercher un rayon, les cheveux noués en un chignon lâche, une liste à la main. Elle fluotait méthodiquement les produits au fur et à mesure qu'elle les accumulait dans son panier. Hinata se demanda vaguement ce que ça pouvait faire d'être marié à ce genre de femme. Ses yeux la toisèrent de haut en bas, ses vêtements de la classe moyenne, un chemisier à manches courtes ouvert qui mettait sa poitrine en valeur, quelques mèches de cheveux rebelles, ses jambes en équilibre sur des chaussures à talons qui laissaient voir ses orteils peints.

Il préférait de loin le corps de Tobio, mince et musclé. Ses doigts fins étaient aussi soignés que ceux d'un pianiste, ses ongles toujours soigneusement coupés. C'était le lot des passeurs, disait-il. Se casser un doigt aurait été la fin du monde pour lui, songeait parfois Hinata.

Se retrouvant devant le rayon douche, il hésita et piocha un shampoing. Son nez se fronça et ses yeux brillèrent plus que de coutume alors qu'il le lançait dans le panier à roulette qu'il traînait derrière lui. Pour effacer le souvenir fugace, il se concentra sur la chaîne de radio que diffusait le centre commercial via des haut-parleurs pendus au plafond. C'était un des succès du moment, et Hinata le chantonna rêveusement en s'acheminant vers le rayon laitier. Il prit des œufs, du fromage et l'inévitable pack de briques de lait.

Il passa plus d'une heure à se laisser porter, et finit plusieurs fois dans le rayon sport où il n'avait rien à faire, mais il y était allé tant de fois que ses pas le conduisaient là comme par réflexe. Il coula son regard sur les articles de volley-ball et se décida à reprendre une paire de genouillères. Enfin, lorsque les articles commencèrent à déborder du panier, il se dirigea vers les caisses. Il se mit derrière une jeune maman visiblement débordée et imagina la vie quotidienne, tellement différente de la sienne, qu'elle devait endurer jour après jour. Un des enfants lui tira la langue par-dessus l'épaule de sa mère, et Hinata lui répliqua, en se demandant si Tobio et lui pourrait envisager, un jour, dans cinq ou six ans peut-être, d'adopter une petite fille ou un petit garçon. Il fut traversé de plusieurs visions fugitives et attendrissantes et fut rappelé à la réalité par un homme qui se mit derrière lui dans la file. Il était assez âgé et avança pour saisir un journal et commenter tout haut ce qu'il lisait, en haussant le ton sur l'augmentation des prix –sûrement pour que la caissière l'entende, comme si elle y pouvait quelque chose. Enfin, Hinata eut accès au tapis roulant et commença à déballer les produits. Il posa les dosettes à café pour Tobio, et réalisa qu'il avait oublié son jus d'orange, puisque lui ne buvait pas de café. Il se traita mentalement, jaugea le temps qui restait –la cliente bavardait sur les réductions au lieu de payer- puis tenta le tout pour le tout.

-Vous pourriez garder ma place, s'il vous plaît ? lança-t-il au vieil homme toujours dans son journal.

Il n'attendit pas la réponse et se jeta à travers les files de caisses pour rejoindre son rayon. Il esquiva un couple impudique, une poussette où braillait un bébé, sauta au-dessus d'un panier rempli et entra en collision avec un des clients.

-Awph ! lâcha Hinata, le souffle coupé, en reculant d'un pas.

Il inhala pour reprendre sa respiration, et le temps se figea. Il eut l'impression que quelque chose venait de lui percer le cœur, qu'il venait de se faire percuter, il n'eut plus conscience du monde extérieur, tout entier concentré sur l'odeur qui lui pénétrait les narines.

Il connaissait cette odeur. Sucrée, qui évoquait le volley-ball, les sourires faux, les signes de paix. Il l'avait sentie le matin même sur la peau de Tobio. C'était la sienne.

Hinata releva des yeux hagards. Il vit un T-shirt avec le signe d'une marque de luxe mis en valeur, qui seyait parfaitement une taille fine et des épaules développées. Des marques de morsure parsemaient les avant-bras musclés. Shouyou porta enfin son regard sur les yeux chocolats que soulignaient deux marques noires de veille, sur la bouche foncée encore entrouverte de surprise, qui laissait entrevoir une rangée de dents blanches et alignées, et sur les épis mêlés de boucles châtain en bataille, dont certaines encore humides, mais qui paraissaient agencées avec un soin extrême.

-Tiens, la crevette, s'exclama Oikawa Tooru, et un sourire ironique, comme s'il se faisait une blague qu'il était le seul à pouvoir comprendre, étira ses lèvres rouges.