Elle les détestait.
Avec rage, Fiona ramassa une branche qui traînait dans l'immense jardin de sa famille d'accueil. Sans cesser de marcher, faisant craquer les feuilles mortes à chacun de ses pas, elle tendit le bras, laissant la branche se cogner contre les arbres environnants.
Elle les détestait tous tellement.
Cette pensée était la seule chose qui lui permettait de tenir, alors elle se la répétait autant qu'elle le pouvait, savourant la façon dont ces mots résonnaient dans sa tête.
Les détester, c'était la seule chose qu'elle pouvait encore faire. Son seul moyen de révolte, sa dernière arme, que personne ne pourrait jamais lui prendre.
Mais le pire, c'était qu'elle n'était même pas sûr de l'identité de ceux qu'elle détestait.
C'était le visage de ses parents qu'elle visualisait le plus souvent en pensant ça. Frank et Monica. Son père et sa mère. Alcooliques, dépensiers, impulsifs. Malade, aussi.
Elle ne les avait pas revu depuis ce jour-là, où les services sociaux avaient débarqués chez eux. C'était une dame du quartier qui avait donné l'alerte, après que Frank ait laissé Carl et Debbie tout seuls au parc. Pour la troisième fois.
Comme à chaque inspection, ils avaient trouvé un père saoul, une mère dépassée, une maison chaotique, et des enfants livrés à eux-même. Alors comme à chaque fois, Fiona, ses frères et sa sœur avaient été retirés à leurs parents, et confiés à des familles d'accueil. Trois familles différents, pour cinq enfants.
Est-ce que ses parents faisaient les démarches nécessaires pour les récupérer rapidement, ou est-ce qu'ils préféraient d'abord profiter d'une liberté retrouvée, sans enfants? Elle n'en savait rien, elle ne savait jamais avec eux. Ils étaient capables de tout. Mais au final, ils finissaient toujours par les reprendre, que ce soit en quelques jours, ou en plusieurs semaines.
Ce n'était pas la première fois pour elle, ni pour Lip et Ian. Mais ça l'était pour Debbie et Carl.
Les doigts de Fiona se resserrèrent autour de la branche qu'elle tenait alors qu'elle se rappelait des cris de son frère et de sa sœur avaient poussés quand l'assistante sociale les avait fait sortir de la voiture pour les confier à leur nouvelle famille d'accueil.
Peut-être était-ce l'assistance sociale que Fiona détestait. C'était elle qui avait surgi à l'improviste, faisant voler en éclats leur petite vie bancale et la séparant des autres. C'était elle la responsable. Mais pouvait-elle vraiment lui en vouloir d'avoir fait son travail? Elle pensait les protéger de parents incapables de s'occuper d'eux. Elle n'avait pas entièrement tort. Elle ne réalisait juste pas que Fiona, elle, était déjà là pour s'occuper des petits.
Arrivée au fond du jardin, Fiona grimpa sur un tronc d'arbre laissé à l'abandon et s'assit dessus. Prenant son morceau de bois à deux mains, elle brisa d'un coup sec, furieuse.
C'était le système le problème. Ils venaient sans prévenir, ils les séparaient sans leur demander leur avis et ils ne cherchaient pas à comprendre. Jamais.
Au moins, les autres n'étaient pas tout seuls. Ils s'arrangeaient toujours pour laisser les frères et sœurs ensemble, dans la mesure du possible. Carl et Debbie d'un côté, Ian et Lip de l'autre. Et elle. Toute seule.
En voulait-elle aussi à ses jeunes frères et sœur pour ça? Non. Ou peut-être un peu. Ce n'était pas juste qu'eux aillent par deux alors qu'elle-même était seule. Donc oui, une petite part d'elle les jalousait. Mais elle était heureuse, de savoir qu'ils étaient ensemble.
Elle savait que Lip protégerait Ian, quoiqu'il arrive. Et que Ian soutiendrait Lip.
Elle savait que la présence de Debbie allait apaiser Carl, et que de voir son petit frère rassurerait Debbie et lui éviterait de se sentir trop perdue. Abandonnée. Comme Fiona se sentait actuellement.
Sans eux, il y avait un énorme vide à l'intérieur d'elle. Une semaine. Sept jours sans nouvelle, sans savoir s'ils allaient bien, si leurs familles d'accueil les traitaient correctement. Elle ne s'inquiétait pas tellement pour Carl et Debbie - c'était encore des bébés, tout le monde se battaient pour avoir un bébé - mais un peu plus pour ses deux frères. Ils étaient intelligents et débrouillards, mais à seulement dix et neuf ans, c'était encore des enfants.
Elle espérait qu'ils soient bien tombés. Dans une famille correcte, qui les nourrirait et les protégerait un minimum. Sans violence, sans alcool, sans restriction insensée.
Elle-même n'était pas tombée si mal, cette fois-ci. Bon, il était clair que sa famille d'accueil n'était pas à la recherche d'une fille pour compléter leur famille - et même si c'était le cas, qui choisirait une adolescente plutôt qu'une enfant pour remplir ce rôle? - mais plutôt d'une bonne à tout faire gratuite et toujours disponible. Mais en dehors des nombreuses corvées qu'ils lui donnaient, ils lui laissaient toutes les libertés qu'elle voulait, n'ayant pas le moindre intérêt pour ce qu'il pouvait lui arriver. Faire le ménage, la lessive et la cuisine ne dérangeait pas Fiona. C'était déjà elle qui se chargeait de tout chez eux, remplaçant Monica dans ces tâches qu'elle était devenue incapable d'accomplir. Et puis au moins, ça lui gardait l'esprit occupé une partie de la journée, lui évitant de trop penser à ses jeunes frères et soeur, et à quel point ils lui manquaient.
Ils lui manquaient tous tellement fort. Elle rêvait de les serrer dans ses bras, de sentir leur odeurs, de voir leurs sourires. Combler le vide à l'intérieur d'elle avec leurs présences.
La gorge de Fiona se serra et ses yeux se mirent à brûler alors que des larmes les envahissaient, trahissant sa solitude et son mal-être. Seule au fond de ce jardin, elle se laissa aller à sa peine, transformant sa colère en tristesse, et elle se mit à pleurer, comme elle le faisait tous les jours depuis une semaine, alors que l'absence de ses frères et sœur lui déchiraient les entrailles.
Sans eux, elle n'avait plus aucune idée de qui elle était, et de à quoi elle servait.
