Désoeuvrement

Si tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir…

Lev Marshall, 32 ans, East City, sorti premier de sa promotion… Sully Caron, 29 ans, Slivening, Décoré sur le front de Drachma pour comportement héroïque… Edwin Stabb, 30 ans, chaleureusement recommandé par le Général de Brigade Olivia Mira Armstrong…

Roy Mustang interrompit sa lecture, un sourire s'étirant sur ses lèvres. Chaleureusement recommandé. Tu parles. Au vu de son dossier, cette harpie blonde avait du menacer le pauvre type de le jeter du haut des murs de sa forteresse, s'il n'allait pas chercher une affectation ailleurs. Le Colonel lui-même se demandait parfois s'il aurait tenu le coup, avec une supérieure hiérarchique comme elle, qui plus est dans cet horrible bastion de pierre noyé par le blizzard. Les deux militaires se vouaient un respect mutuel, mais le Général, dévorée par la même ambition que l'Alchimiste d'Etat, ne l'aurait jamais laissé gravir les échelons si elle l'avait eu sous ses ordres.

Il repoussa la pile de dossiers qu'il effeuillait, le regard dans le vague. Ils seraient une centaine, au printemps prochain, à passer l'examen d'Alchimie. Pour ce qu'il avait pu voir, seuls deux ou trois d'entre eux pouvaient espérer parvenir à leurs fins. Les autres, peut-être, tenteraient à nouveau leur chance l'année suivante, mais la plupart abandonneraient et se contenteraient de leur statut de chair à canon. Les examinateurs, ces dernières années, se montraient de plus en plus sévères, et les candidats développaient des trésors d'imagination pour les impressionner, ce qui aboutissait souvent à des incidents plus cocasses que dramatiques. Mustang se remémora l'année où le jeune Edward Elric s'était présenté parmi les candidats, dépassant de loin le niveau général. Cette session-là, un type dont le Colonel se remémorait l'allure empâtée avait voulu éblouir le jury en créant une petite tornade, et s'était fait emporter par son propre coup de vent, pour se retrouver le cul dans une fontaine. Le Flame Alchemist, qui ne notait pas les candidats mais adorait assister à l'épreuve pratique, en avait presque pleuré de rire.

Lui-même avait passé l'examen, alors que le conflit à Ishval commençait à enfler. Le niveau n'était pas meilleur, mais au vu de la guerre qui se préparait, de nombreux candidats avaient été admis malgré leur médiocrité. Roy Mustang, qui n'avait jamais douté de son propre niveau, était conscient d'avoir été le meilleur élément du cru. Les applaudissements des Généraux et le regard insondable que le Führer lui avait lancé, après qu'il ait en quelques claquements de doigts fait une démonstration de ses aptitudes, en étaient les preuves. Tout comme la médaille de Guerre qu'on avait épinglée à son plastron, après la Guerre. Il était l'un des plus jeunes à en avoir jamais été paré. La décoration était toujours sagement rangée dans le tiroir central de son bureau. Il ne s'en attifait que pour les occasions très solennelles. Du reste, moins il la voyait, mieux il se portait.

Un grincement de gonds le tira de ses pensées, il fixa la poignée la porte de son bureau. Des éclats de voix dans la pièce à côté lui indiquèrent que la visite ne lui était pas destinée. Le Colonel se renversa en arrière, faisant pivoter le dossier de sa chaise pour faire face à la fenêtre. Le ciel était sale, les murs de Central grisâtres. L'atmosphère, ces derniers jours avait été particulièrement morose à la caserne. Ou peut-être était-ce juste Mustang qui en avait l'impression. Sans se retourner, il visualisa la salle vide qui s'étendait autour de lui. Les bureaux désertés de ses hommes, sagement rangés. Disparu, le monceau de clopes dans le cendrier d'Havoc. Disparus, les bouquins imbuvables de Falman. Disparu, le flingue d'Hawkeye, toujours prêt à servir si le Colonel rechignait à remplir ses paperasses. Un lourd silence, brisé seulement par les battements de l'horloge murale, avait succédé aux joyeuses âneries que ses subordonnées déblatéraient à longueur de temps.

Cela faisait une semaine que son équipe avait été dissoute, sur les ordres de King Bradley, et disséminée aux quatre coins d'Amestris. Un véritable coup du berger, efficace, rapide, implacable. Mustang se retrouvait seul à mener sa barque. Et il avait les mains liées par le lourd secret qui l'avait mené jusqu'à la pénombre du bureau du Führer, après s'être ridiculisé devant ces vieux satyres du Haut Commandement. A ce moment-là, il ne s'était jamais senti à la fois aussi loin et aussi proche du fauteuil de Généralissime. Repenser à l'air suffisant de Bradley et à sa propre humiliation lui retournait l'estomac, gonflait son cœur d'une haine incontrôlable. Si cette espèce de monstre pensant qu'il avait gagné, il se fourrait le doigt dans l'œil jusqu'à l'omoplate. Celui qui freinerait Roy Mustang dans sa course vers les arcanes du pouvoir n'était pas encore né.

En attendant, ce n'était pas tous les jours facile de s'en convaincre. Et aujourd'hui était l'un de ces jours, où l'alchimiste aux yeux de braise attendait que les mouvements de ses pièces sur l'échiquier produisent leur effet sans pouvoir rien faire d'autre que les tâches administratives qu'on lui avait assignées. Conscient que toute hâte pouvait lui être fatale, il vaquait à ses occupations habituelles… enfin, si on pouvait les qualifier de telles. Depuis qu'il était seul, l'Etat Major ne lui avait pour ainsi dire rien donné à se mettre sous la dent, histoire de lui faire sentir un peu plus la morsure de l'isolement. Pour des abominations sur pattes, ces Homonculus cernaient bien les humains… Mustang avait beau être un esprit indépendant, la solitude écrasait sa détermination à coups de boutoir.

Le Colonel lâcha un petit soupir. Assez divagué, il fallait qu'il s'aère, histoire de se ressaisir un peu. Il tassa la pile des dossiers de candidature sur le plan de travail, la prit sous son bras et sortit du bureau. Papillonner avec une secrétaire lui ferait le plus grand bien ! Il parcourut un premier couloir sans croiser personne, descendit les deux étages qui le séparaient de l'administration. En traversant le hall, il croisa la Général Raven, absorbé dans la dictée d'une lettre à un aide de camp angoissé. Le vieux renard prit quand même la peine d'adresser un clin d'œil à Mustang, qui lui fit un salut poli, non sans sentir ses doigts le démanger.

Il pénétra dans la pièce qui servait d'antichambre aux services de gestion de la Caserne, au beau milieu duquel trônait le bureau bien ordonné de Kay. Ha,Kay… Elle leva ses yeux verts comme deux bourgeons éclos par-dessus ses lunettes d'écaille et sembla retenir un sourire.

- Vous avez fini votre lecture, Colonel Mustang ?

L'Alchimiste darda sur elle son regard le plus séducteur.

- Je préfère dire que vous me manquiez déjà !

La secrétaire haussa un sourcil sceptique et se leva pour déposer les dossiers que Mustang venait de lui tendre sur une petite table. Le Colonel ne put s'empêcher de remarquer qu'elle exagérait légèrement son déhanchement. Kay se rassit, faisant mine de vaquer à ses occupations. Mustang s'inclina légèrement au dessus du bureau, tout sucre.

- Vous m'avez l'air bien occupée !

- Je ne vous le fais pas dire, Colonel, répondit-elle d'une voix égale.

- N'épuisez pas toute votre énergie à la tâche, susurra Mustang, se penchant un peu plus, ce serait un beau gâchis !

- Vous recommencez, soupira Kay.

Les yeux de l'Alchimiste pétillèrent les joues de la secrétaire s'étaient parées d'un charmant carmin.

- Je ne fais que me soucier de votre santé, Kay…

La porte du bureau s'ouvrit, interrompant son marivaudage. Mustang se redressa d'un coup.

- Bonjour, Lieutenant !

Le regard perçant d'Elizabeth Hawkeye passa successivement de la secrétaire – qui, pour le coup, eut l'air vraiment intéressé par les papiers qu'elle remplissait – à Roy, qui sentit un léger frisson lui parcourir l'échine.

- Colonel, le Généralissime vous demande.

Pris au dépourvu, Mustang se passa la main dans les cheveux.

- Maintenant ?

- Maintenant. Si vous voulez bien me suivre…

Non sans avoir lancé une œillade significative à Kay, elle pivota sur elle-même et quitta la pièce.

Mustang se ressaisit rapidement.

- Très chère Kay, on dirait que le devoir m'appelle !

- Vous êtes tout pardonné, répliqua-t-elle civilement.

Lorsque Mustang eut fermé la porte derrière lui, la secrétaire leva les yeux au ciel.

- Irrécupérable…

Non sans avoir jeté au préalable un regard à son reflet dans le cadre photo qui trônait sur son bureau, elle reprit sa passionnante besogne.

- Avez-vous une idée de la raison pour laquelle je suis convoqué, Lieutenant ? demanda Mustang, alors que les deux militaires arrivaient dans l'Aile Présidentielle.

Partagé entre l'excitation et l'angoisse, il ne quittait pas du regard la nuque fine de la nouvelle assistante personnelle du Führer, qui marchait un pas devant lui. Mise à part une mèche folle qui dégringolait de son chignon, elle était impeccable, comme à son habitude.

- Le Généralissime n'a pas jugé bon de m'en informer.

Mustang, à toute vitesse, se torturait l'esprit. A quoi cela pouvait-il bien rimer ? Bradley avait-il découvert l'une de ses manœuvres ? Quel contact avait bien pu vendre la mèche ? D'un côté, au lieu de demander à le voir, il aurait suffi d'un battement de cils au Führer pour le faire abattre. D'un autre, ces créatures étaient capables de déployer des trésors de sadisme… et Riza serait aussi dans le bureau… Il déglutit.

- Lieutenant…

Ils avaient atteint la porte du bureau, Hawkeye suspendit en l'air le poing qu'elle avait levé pour frapper et contempla avec attention le visage de son supérieur. Elle sourit gentiment.

- Allons, Colonel, il vous attend.

Mustang eut une petite hésitation, puis hocha lentement la tête et entreprit de rajuster son uniforme. Cette femme lisait en lui comme dans un livre…

Hawkeye toqua, l'un des gardes du corps – comme si ce salopard en avait besoin - vint leur ouvrir. Ils franchirent le sas, le Lieutenant frappa trois nouveaux coups sur une seconde porte.

- Entrez.

Comme de coutume, les voilages étaient tirés sur les vastes fenêtres de la pièce. La lumière atténuée habillait de reflets mordorés le vaste bureau de chêne derrière lequel King Bradley s'était tapi comme un vieux lion. D'un geste, il invita Mustang à avancer devant lui, sans lui proposer pour autant de s'asseoir.

- Vous m'avez demandé, Votre Excellence ?

Bradley acquiesça.

- En effet. Mais avant d'entrer dans le vif du sujet, tout se passe bien pour vous ? Vous n'êtes pas trop surchargé, malgré cette petite réduction d'effectifs ? En l'ayant à mes côtés, je me rends compte que le Lieutenant Hawkeye devait vous être d'une aide bien précieuse…

Droit comme un i, le Colonel soutint l'éclat inquisiteur de son œil unique. Ce n'était pas avec ce genre de provocations que Wrath arriverait à attiser sa colère.

- Tout se passe bien, mon Général.

- Vous ne verrez donc aucun inconvénient à ce que je vous confie une mission, dans ce cas…

Mustang remarqua alors la chemise cartonnée que l'Homoncule avait sous la main. Bradley la poussa vers lui et lui fit signe de le prendre.

- Vous avez la réputation d'être un homme de terrain. Faute de pouvoir maintenir vos chers subordonnés autour de vous, il faut tout de même que je vous occupe. Sinon, on pourrait jaser, et ce serait… bien dommage que les gens deviennent trop indiscrets à Central.

Mustang ne pipa mot. Pourquoi fallait-il que Bradley le voie en personne, si c'était juste pour lui refiler un dossier ? D'habitude, ils atterrissaient d'eux-mêmes sur le bureau du Colonel – en trop grand nombre, se lamentait-il souvent -, aussi toute cette solennité était-elle vraiment indispensable ? Avec méfiance, il ouvrit la chemise. Un carré rouge, sur l'en-tête de la première page, indiquait qu'il s'agissait d'un meurtre. Mustang parcourut la feuille du regard.

Son cœur, un instant, cessa de battre.

Impossible. Ils ne pouvaient pas être au courant. C'était une coïncidence. Les mâchoires serrées, il releva la tête.

- Cette affaire n'est pas de mon ressort, dit-il, réussissant à conserver le timbre ferme de sa voix.

Bradley fronça les sourcils.

- Colonel, vous n'êtes pas resté dans l'armée pour choisir vos activités. Après avoir lu le dossier en détail, vous comprendrez mieux pourquoi il nous est parvenu.

Les coudes sur le bureau, il croisa les mains sous son menton et poursuivit :

- Vous avez une semaine pour résoudre cette affaire.

Mustang, sous le choc, ne songea pas à broncher. Comme Bradley semblait ne plus rien avoir à lui dire, le Colonel salua et, sur un claquement de talons, quitta la pièce en évitant de croiser le regard d'Hawkeye. Cette dernière, qui avait assisté à la scène et remarqué le trouble de l'Alchimiste, sentait sa gorge se nouer. Mustang avait-il reconnu la victime ? Cela signifiait qu'elle avait de fortes chances de la connaître aussi…

Lorsque le Généralissime l'avait envoyée chercher Mustang, elle s'était dit que c'était par simple plaisir de l'embêter. Bradley, comme tous les homonculus, était intrigué par les humains, et le Colonel en était un sacré spécimen…

- Lieutenant, pouvez-vous me préparer une tasse de thé ?

- Bien sûr, Votre Excellence.

…Mais à présent, elle flairait le danger. Et sentir que les choses se corsaient alors qu'elle avait pour seules armes une théière et des petites cuillères était tout sauf agréable.