NON, je ne suis pas morte. C'est juste que ce monstre voulait pas s'écrire (d'ailleurs il est toujours pas terminé) :D
Donc on reprend, hello, ici Sedna de retour comme promis avec sa fic Reborn-centric ! Forme de la chose : quatre parties (donc quatre chapitres), sous forme de série de drabbles divers et variés sur la vie de Rebornounet telle que je l'imagine. Ça a été commencé bien avant l'arc Curse of the Rainbow, alors niveau arcobaleno, évidemment, rien à voir avec Miss Amano. J'ai pas la foi de tout récrire, ne m'en veuillez pas, s'il vous plaît.
Pairings : Aucun dans ce chapitre, mais il y aura du Reborn x Luce, du Colonello x Lal et un soupçon de Tsuna x Enma dans la suite.
Disclaimer : Tout appartient à Akira Amano, je fais juste joujou avec son univers.
Warnings : Violence. OOC. OCs mineurs (ils disparaissent rapidement). Spoilers Arc de la Succession. Oh, et je sais qu'on ne dirait pas qu'il s'agit de Reborn, en tout cas au début. C'est normal. Bonne lecture !
Note : Bêta-lecté par mon amour Tama Hachi. Merci infiniment ma belle !
Dans la lumière
I. L'enfance
Abramo parlait toujours beaucoup, et de beaucoup de choses. Comme s'il cherchait à faire honneur à son nom de prophète, il semblait estimer qu'il était de son devoir d'incarner à la fois leur guide et leur tyran. Orphelin de l'ancien chef d'un groupe de mafiosi et visiblement destiné à en devenir un plus tard ― d'après ce qu'il disait, il voyait régulièrement les amis de son père, mais Fiore ne l'avait jamais vu en compagnie d'un adulte autre que les Sœurs ―, ses activités principales alternaient entre conteur et racketteur. Plus souvent racketteur que conteur.
Fiore le suivait tout de même, parce qu'Abramo était la tête et qu'il était le dernier de la file. Et parce qu'il n'avait surtout, surtout pas envie de finir comme le pauvre Eugenio. Même s'il devait avouer que tenir les bras d'Eugenio lorsque l'envie prenait à Abramo d'organiser un pizzo miniature n'était pas ce qu'il préférait non plus.
Il y avait tout de même de bons côtés. Abramo était une brute, mais pas une mauvaise brute, et surtout il était une brute avec de l'argent. Fiore bénéficiait donc, à un rythme bimensuel, d'une glace à moitié fondue achetée sur le chemin vers l'église, chose bienvenue surtout lorsque la chaleur asséchante de juillet s'installait sur le port. Il paradait avec elle dans le cloître dès que le curé avait le dos tourné, s'attirant toujours les regards mi-envieux mi-hargneux des autres enfants de l'orphelinat, et heureux que son association privilégiée avec le "tyran" lui épargnât les coups accompagnant habituellement la jalousie.
Il n'était cependant pas le plus démuni d'entre eux. Après tout, il avait un membre de sa famille encore en vie, et qui envoyait régulièrement à l'orphelinat de quoi payer sa pitance. Mais que les autres apprissent l'existence de sa tante un peu folle, logée hors de Palerme dans une baraque à moitié en ruine, lui paraissait plus humiliant que d'être pris pour un abandonné de plus. De plus, Abramo se serait méfié s'il avait su que lui aussi conservait un soutien adulte.
- Mais toi, tu seras jamais rien, disait Abramo. Tu seras normal. Mais t'en fais pas, tu pourras me suivre quand même. Tu diras rien. T'es trop une mauviette pour ça. C'est toi que je brise sinon, de toute façon.
Fiore buvait ses paroles avec fierté et envie mêlées, ses deux pieds nus trempant dans les eaux sales de l'Oreto.
- Je peux devenir quelque chose, protesta-t-il. Si je veux.
Abramo éclata de rire et vida sur lui le reste de la chope de bière qu'il avait réussi à trouver dans la sacristie le matin même, fourrée entre deux soutanes. Sans doute pour éviter de se forcer à en boire la fin. Malgré l'expression soigneusement raide du garçon, Fiore avait remarqué ses narines se retrousser avec dégoût. Il ne fit cependant aucun commentaire, se contentant de s'ébrouer avec un cri piteux et de se lamenter sur la tête qu'allait faire Sœur Amalia lorsqu'il allait rentrer.
Il était toujours le seul puni de leurs escapades, mais il l'acceptait sans broncher, en guise paiement pour la protection relative accordée par Abramo. À treize ans, celui-ci était le plus âgé d'entre eux, et ses relations empêchaient quiconque de s'opposer à lui. Dans son ombre, Fiore était tranquille.
- Avec un nom comme le tien, tu peux rien faire de ta vie. Tu finiras comme Giuseppe Albanese, un couteau dans le bide, si t'essaies d'ouvrir ta gueule. Joue pas avec la Cosa Nostra, Fleurette.
Ses déclarations devenaient de moins en moins menaçantes avec le temps, mais Fiore les écoutait avec assiduité, alors même que ses lèvres étaient capables de former à l'avance les mots qu'il allait entendre.
Sa vie d'alors, bordée par les visages anguleux des Sœurs, les paroles d'Abramo et le lit vaseux du fleuve, lui semblait une place gravée pour lui à l'avance. Un quotidien confortable d'étés caniculaires, d'aubes larmoyantes dans la brume du port, de voiles de bateaux engorgées de soleil dansant dans l'air comme des jupons de femmes.
L'hiver, quand la faim les tiraillait, ils chapardaient sur les étalages des boutiques, se glissant entre les charrettes et entre les jambes des chevaux ― Fiore était toujours terrifié, mais c'était un exercice qu'Abramo adorait, et il n'avait pas le choix.
- C'est aussi pour ça que tu seras jamais rien. T'as peur de ton ombre.
- C'est faux !
- C'est vrai, Fleurette. Maintenant ferme-la et ramène-moi cette tomate.
Et Fiore la lui apporta. Il avait peur, c'était vrai, mais il parvenait tout de même à trouver en lui, à chaque fois, un frisson d'anticipation qui n'était pas désagréable. Le vent humide chargé d'odeurs de poisson fouettait ses cheveux noirs, et il savait déjà qu'à leur retour, Sœur Amalia le reniflerait et devinerait ce qu'ils étaient partis faire. Il avait toujours aimé la comparer à une espèce de bête ; ses traits porcins suggéraient très certainement une ascendance animale, tout autant que sa manie de faire passer chaque centimètre carré de leurs corps sous ses narines frémissantes.
Leur orphelinat minuscule jouxtait l'église dans laquelle ils passaient chaque jour pour recevoir des cours rudimentaires de bonne conduite. Fiore ne l'aimait pas. Il était entré, une fois, dans la cathédrale, en compagnie d'Abramo. Ce dernier n'avait rien éprouvé d'autre qu'un profond ennui, mais Fiore s'était senti à la fois émerveillé et écrasé par ce bâtiment immense, dont le souffle puissant laissait respirer des effluves d'un autre monde. Rien à voir avec les colonnes délabrées et le toit en bois de la nef qu'il voyait quotidiennement.
- Tu sais, il paraît qu'il y a un trésor, avait murmuré Abramo.
C'était le moment de partir, décida-t-il. Par un jeu habile de paroles ― y'a de la tarte ce soir, on peut revenir demain ― il parvint à détourner son attention. Il devenait de plus en plus facile de comprendre l'esprit relativement simplet de son aîné. Celui-ci se concentrait toujours sur ce qu'il avait sous les yeux plutôt que sur l'ensemble des choses, et c'était peut-être là la plus grande différence qu'il y avait entre eux.
Deux heures après, une part de tarte au citron dans le ventre et entre les mains son argent de poche du mois, Abramo avait complètement oublié l'existence du fameux trésor.
Fiore ne se rappelait rien de sa vie avant l'orphelinat. Pourtant il y était arrivé à l'âge de six ans. Il aurait dû se souvenir. Tout ce qu'il savait, c'était ce qu'on lui avait dit : que ses parents étaient morts inexplicablement et que sa tante avait décidé qu'elle était incapable de s'occuper d'un enfant. Non pas qu'il se plaignait. Cette femme était folle à lier.
Inexplicablement. Les gens mouraient souvent inexplicablement à Palerme, comme si les flaques de sang dans lesquelles on les retrouvait au petit matin avaient décidé toutes seules de fleurir autour de leurs corps. Je ne vois pas, je n'entends pas, je ne parle pas. Omertà.
Mais tout de même, c'était quelque chose qui l'ennuyait. Les seules traces de ses géniteurs étaient les ombres immenses qu'il voyait en rêve et une impression de vide dans sa poitrine. Qui donc pouvait oublier le visage de ses propres parents ? Était-il donc véritablement au-dessous de tout ? Ce vide culpabilisant en lui était peut-être la seule et unique chose qui dérangeait son quotidien.
xxx
Il devait avoir à peu près onze ans, songea-t-il. Il ne savait plus sa date de naissance et il était trop horripilé, lorsqu'il visitait sa tante, par les dix-neuf chats que celle-ci possédait pour penser à lui poser la question. Il détestait les chats. D'une manière générale, il détestait les animaux, et se refusait à tout contact avec eux.
- Tu es bien silencieuse, Marzia, déclarait-elle souvent lors de ses rares visites. Comment va ta boutique de chiffons ?
- C'est moi, tatie, répondait-il en frissonnant à chaque fois qu'une queue féline frôlait ses jambes. C'est pas maman. C'est moi, Fiore.
- Aaah, Fiore. Tu es bien silencieuse, Fiore.
- Je ne suis pas une fille, bordel, tatie.
- Quelle vilaine bouche tu as là.
Leurs conversations n'avaient aucun sens. Lorsqu'il ressortait de la baraque bringue-branlante, Fiore finissait même par se demander si sa vie avait un sens, ou s'il était simplement une tache anonyme de plus sur les rues pavées. Une tache crasseuse, pensa-t-il en remarquant ses mains noires et les taches brunes sur ses genoux.
Toujours était-il que ce jour-là, en reprenant sans enthousiasme le chemin qui le ramènerait en ville après deux bonnes heures de marche, sa vie changea.
C'était stupide. Il était seul, sans Abramo, sans personne pour « assurer ses arrières », juste une tache crasseuse et solitaire sur ses deux jambes maigrelettes. Mais il avait soif, et comme il passait devant un champ de citronniers, il décida d'en voler un. Ça n'aurait pas été la première fois, et il était d'ailleurs passé maître dans l'art de grimper rapidement le long des troncs minces pour chiper deux ou trois agrumes. Il se glissa entre les grillages entourant le champ et commença son ascension le long de l'écorce de l'arbre le plus proche. Il aimait l'odeur piquante et fraîche diffusée par les feuilles oblongues et incurvées, l'éclat du soleil heurtant la peau rugueuse des limons.
Un bruit affreux déchira alors le silence, ressemblant au claquement de la foudre lors d'une nuit orageuse, lui donnant l'impression que la terre tremblait et que le petit arbre frissonnait tout entier entre ses bras. Il remarqua à peine la douleur qui traversa son bras, préférant s'accrocher aux branches maigres de toutes ses forces pour ne pas tomber. Ne pleure pas, s'ordonna-t-il inutilement. C'est faible. Ne pleure pas.
Une voix grognait en-dessous de lui, une voix d'adulte qu'il ne reconnaissait pas et qui termina de briser ses illusions de courage. Il se mit à sangloter, remarquant enfin la déchirure écarlate dans sa chemise grisâtre.
- Bordel, c'est qu'un gamin, grommelait toujours la voix. Pleure pas, petit. Pleure pas, bordel, j'ai cru que c'était encore cet abruti d'Armando qui était venu me faire marcher, c'était pas contre toi. Allez, descends de là.
- Non, balbutia Fiore sans desserrer son étreinte.
- Allez, discute pas. J'en ai vu d'autres, des chapardeurs, tu sais. Garde les citrons si tu veux. Je veux juste voir l'étendue des dégâts. C'est pas parce qu'on saigne pas qu'y'a rien.
- Je saigne, répliqua-t-il, presque avec fierté.
- À la bonne heure. Raison de plus.
Il n'aurait de toute manière pas pu tenir plus longtemps ; ses bras s'engourdissaient, et ses mains commençaient à s'écorcher contre la surface râpeuse du tronc. Il se laissa glisser au sol et baissa les yeux, cherchant à dissimuler ses larmes, tandis que l'homme en face de lui reposait à terre un fusil à l'extrémité encore fumante.
- V-Vous m'avez tiré dessus ? s'écria-t-il avec un mouvement de recul.
- Je te l'ai dit, je ne pensais pas que c'était un gamin. J'aurais jamais sorti l'artillerie pour un chapardeur. C'est juste que d'habitude ils viennent pas jusque-là. Ils restent aux abords de Palermu. Alors j'étais surpris, tu vois ?
Sans attendre de réponse, l'inconnu empoigna son bras sans douceur et remonta sa manche, exposant à l'air libre une égratignure sanguinolente. Fiore eut un haut-le-cœur : ça avait l'air bien pire que les bleus du pauvre Eugenio.
- Ça va, ça t'a juste frôlé. File-moi un des citrons.
Il s'exécuta en silence et profita de l'occasion pour examiner l'homme. Il devait avoir une quarantaine d'années, et son visage portait la barbe courte et rude des personnes qui passent la vie en plein air. Deux yeux d'un bleu électrique apparaissaient sous ses épais sourcils blonds. Il remarqua sur son bras un tatouage indéfinissable courir le long de sa peau, lui rappelant les immenses vagues qui déferlaient contre le pied du Monte Pellegrino. Il était allé là-bas une fois, avec Abramo.
Il frémit lorsque le jus d'un des citrons coula contre la plaie. Les Sœurs utilisaient souvent ça pour les autres lorsqu'ils se faisaient avoir par Abramo. Lui, il n'en avait jamais vraiment eu besoin. Ses égratignures, il se les faisait seul, et on lui disait toujours que s'il l'avait cherché, il pouvait se débrouiller. Mais, tout de même. Un coup de feu. Il était sûr que même Abramo ne s'était jamais fait tirer dessus. Un petit sourire brouillé étira ses lèvres.
- T'es bizarre, gamin, déclara l'homme. J'en ai vu qui avaient plus de couilles que tu n'en auras jamais mais c'est la première fois qu'un gosse sourit après avoir failli se faire percer l'épaule. C'est quoi ton nom ?
- Fiore…
- Ok, Fiore. C'est pas très viril. Ça ira plus vite de t'appeler gamin. Appelle-moi Smile. C'est comme ça que tout le monde m'appelle. Smile, ok ?
Fiore sourit, un sourire inhabituel et hagard, avec la vague impression d'avoir une crampe dans la mâchoire.
- T'étais où ? demanda Abramo lorsqu'il fut de retour près de leur coin de l'Oreto.
- Ailleurs. J'ai chouré des citrons. Et j'me suis fait tirer dessus.
Abramo grogna, peu convaincu, et arracha avec force de ses mains les agrumes devenus tièdes.
Il échangea son premier mentor contre un deuxième. Smile l'accueillait toujours en grognant, son air renfrogné contrastant toujours avec son surnom, mais il finissait toujours par le laisser lui garder compagnie, assis à l'ombre d'un des arbres du champ, son fusil posé près de lui.
Smile racontait des choses merveilleuses, bien plus merveilleuses que les fables d'Abramo. Abramo parlait d'avenir ; Smile parlait de passé. Il parlait d'expéditions et de choses incroyables, de machines de guerre immenses, de pays de barbares et de personnes tellement riches qu'elles buvaient de l'or. Fiore essayait d'imaginer boire de l'or, et se disait que cela devait avoir mauvais goût. Il préférait de loin l'acidité des citrons.
Smile racontait, mais n'expliquait pas. Et le garçon préférait ignorer le sentiment gênant en lui, qui lui rappelait que les choses inexplicables avaient toujours un rapport avec la Cosa Nostra, et que seuls ses membres étaient connus uniquement par leurs surnoms. Le fusil reposait innocemment à leurs pieds, comme une branche saugrenue tombée de l'un des arbres, son ombre prenant parfois des allures secrètes et menaçantes lorsque le crépuscule faisait son arrivée. Il ignora tant bien que mal les inquiétudes qui serraient son cœur quand Smile lui disait de ne pas bouger, puis se levait et s'éloignait avec l'aisance d'un gros félin, se coulant entre les arbres comme l'un des chats énormes de sa tante. Fiore tentait de ne pas trembler dans ces moments, alors que l'absence du fusil sur l'herbe lui rappelait la cicatrice qui marquait son bras, et que parfois résonnait dans l'air le déchirement d'un éclair invisible. Il se frottait les jambes, la gorge nouée, en se disant que l'orage passerait.
Il retournait à l'orphelinat sans plus s'inquiéter de Sœur Amalia, Abramo, ni personne d'autre. Sa tête pleine d'histoires l'empêchait de dormir, le faisant se tourner et se retourner sur sa paillasse sans parvenir à trouver le sommeil. Alors il sortait, encore une fois, jusqu'au bord du fleuve, en rêvant de prendre la mer et d'aller voir ce pays de barbares où les gens buvaient de l'or et reposaient sur des lits de diamants.
xxx
- Tu seras jamais rien, gamin, s'esclaffa un jour Smile en lui frappant l'épaule. Arrête de fréquenter des vieux comme moi et fais quelque chose d'intelligent avec ta vie. Va à l'école. Demande à ta tante de te payer des cours. Ça aide toujours de savoir lire.
- Je sais déjà lire, Smile. Ils nous apprennent ça à l'église, avec cet ivrogne de curé.
- L'église, hein ? Mais laisse quand même tomber, petit. La grande vie c'est pas pour les mioches avec des doigts fins comme les tiens. Tu te les briserais en essayant de frapper quelqu'un.
Il avait douze ans ― il avait réussi, dans un instant de courage, à demander à sa tante sa date d'anniversaire, et celle-ci avait fini par lui répondre après quelques minutes de réflexion intense. Cela faisait presque un an qu'il passait ses journées dans ce champ trop loin de la ville, dans l'odeur piquante des feuilles et les rayons paresseux du soleil.
Il avait douze ans, et il était fatigué d'entendre encore et toujours la même chose depuis ses six ans, depuis le vide dans sa poitrine creusé par l'absence de ses parents.
- Je peux devenir quelque chose ! s'exclama-t-il. Toi et Abramo, vous dites la même chose, mais j'en ai assez ! Je peux devenir quelque chose si je veux !
- Vraiment ?
Il s'interrompit, le souffle court après l'élévation inhabituelle de sa voix, et regarda les orbes bleues de Smile perdre toute trace de sourire.
- Tu crois qu'un gringalet comme toi peut survivre dans le monde ?
- Je peux, répondit-il avec entêtement.
L'homme saisit son bras avec force. Fiore regarda en tremblant le tatouage qui se mouvait sous le roulement de ses muscles.
- Tu tiendrais pas deux secondes. Tu montres ta tête, et paf, plus personne. C'est comme ça la vraie vie. Toujours sur ses gardes, sinon c'est une balle dans la tête, un poignard dans le ventre, et on te laisse te vider de ton sang dans le caniveau. Personne dira rien. Tu sais bien que personne dit jamais rien.
- Je peux, répondit-il en retenant les larmes qui perlaient au coin de ses yeux. Je peux ! Pourquoi personne veut avoir confiance en moi ?
Il mit trente secondes à comprendre l'année qui s'était déroulée. Trente secondes à partir du moment où deux ombres noires se joignirent à celle de Smile, se dressant entre lui et le soleil du soir. Trente secondes, à partir de l'instant où il leva les yeux vers leurs visages effacés par le contrejour, comme couronnés de flammes.
Endoctrinement. Fiore ne savait pas bien d'où lui venait ce mot, qu'il ne se rappelait pas avoir appris, mais une part de lui le hurlait — le hurlait depuis un an. Un endoctrinement en douceur, façon mille et une nuits, à coups d'histoires jamais terminées, jamais expliquées, un an passé dans l'expectative d'une suite qui n'arriverait pas.
- Il a l'air de rien, gronda l'une des ombres. Tu vas le sentir passer si je me suis déplacé pour des prunes, Smile.
- C'est toute sa force, répliqua Smile sans broncher. Il a l'air de rien mais il a toujours une oreille qui traîne et il sait faire fonctionner sa tête. Pas vrai, gamin ? Je parie que tu as déjà compris qui étaient mes amis.
Fiore le regarda sans savoir quoi ressentir. Fierté, trahison, ou peut-être un mélange des deux. Et de la peur. La peur dont les fables d'Abramo lui avaient donné un avant-goût.
- Cosa Nostra, lâcha-t-il en réponse.
Il l'avait su. Il l'avait su dans les instants où la façade de Smile se fissurait, lorsque ses mouvements patauds laissaient place à une aisance terrifiante, dans ces instants d'effroi où son sourire un peu trop large semblait dévoiler des dents pointues. Il les avait guettés avec autant d'impatience que de frayeur, tâtant le terrain pour déranger le chat qui dort sans jamais vraiment le réveiller.
Il avait douze ans lorsqu'il fit, à contrecœur, les premiers pas sur le chemin de la légende.
xxx
Alors que les flammes dansaient sur ses mains et que ses yeux laissaient s'écouler des larmes piquantes, Fiore songea à la contradiction. Encore un mot qui avait jaillit dans son esprit soudainement, quelque chose que leur imbécile de curé avait dû dire une fois. Ça lui arrivait trop souvent à son goût, ces mots enfouis et insensés qui s'échappaient de son cerveau comme de soudaines bulles de savoir.
La contradiction, en l'occurrence, était ces échos d'histoires qui résonnaient dans sa tête douloureuse, les pays de barbares, les lits de diamants, les immenses langues de feu vengeur que Smile prétendait connaître et affronter. La contradiction était que Smile le regardât tandis qu'il sautillait presque sur place, l'icône enflammée sautant de main en main, avec à son dos inscrit un nom déjà noirci et illisible. La contradiction était qu'il se sentît lui-même plongé au milieu de la barbarie, mais qu'il refusât de s'en extirper alors qu'il était encore temps.
Le temps brûlait tout comme l'icône, et quand celle-ci devint enfin poussière entre ses mains à vif, il était déjà trop tard pour faire demi-tour. Les paroles de Smile étaient sentencieuses.
- Maintenant tu es notre frère, déclara-t-il avec une accolade. Donne tes mains.
La gorge trop serrée, Fiore ne répondit pas et tendit les bras, refusant de regarder trop longtemps les morceaux de chair bouffie et écarlate qui en faisaient les extrémités. Il pouvait déjà sentir dans sa gorge une bile amère s'amonceler sous l'odeur écœurante de brûlé qui avait envahi la grange silencieuse. Derrière lui, il savait que les deux hommes de la veille étaient toujours présents, figés en statues de marbre, et comme telles, complètement insensibles. Smile avait dit c'est les Anciens, et la seule loi que tu suivras désormais, c'est la leur.
Le jardinier d'Ignazio Florio Junior et son frère. Même du haut de ses douze ans, il pouvait comprendre ce que cela impliquait. À vrai dire… peut-être bien que tout Palerme savait que sa puissance résidait dans les tentacules de la pieuvre Cosa Nostra. Que la famille la plus riche de la ville suçait avidement son pouvoir des entrailles de la créature. Mais personne ne disait rien. Personne n'avait jamais rien dit, et personne ne dirait jamais rien.
Et soudain se courber ainsi par peur de l'invisible lui donnait envie de vomir.
- Faut changer ton nom, maintenant, gamin. Une fois que ce sera fait, comme nous autres, tu auras terminé ta renaissance et tu feras vraiment partie de la famille. Tu peux pas t'appeler Fiore ici. Plus jamais.
Fiore put lire dans son silence qu'il ne reverrait probablement jamais son orphelinat, ni sa tante, ni Abramo, ni personne. Il ne savait pas bien si l'absence de tristesse qu'il ressentait était une bonne ou une mauvaise chose.
Peut-être qu'il était quand même un peu triste. Peut-être que la vision de cette vieille folle seule dans sa baraque en ruine, au milieu de ses chats, attendant la venue d'une sœur et d'un beau-frère qui ne réapparaîtraient jamais, avait quelque chose à voir avec le pincement qu'il ressentait au niveau du cœur. Mais la mort de son ancienne identité avait quelque chose d'irrésistible, et les libertés qui s'ensuivraient étaient trop alléchantes. Il oublia délibérément le prix qu'il payait pour les obtenir.
Il voulait de l'anglais, comme Smile. Il voulait renforcer son lien avec la seule constante qui resterait présente de sa première à sa deuxième vie. Il voulait marquer cette rupture, effacer son passé à grand coup de chiffon, dans l'espoir stupide qu'il oublierait tout avec.
- On n'a qu'à t'appeler Reborn, gamin. T'es peut-être une nouvelle personne maintenant, mais oublie pas qu'une vie ça arrive pas comme ça. Pour le moment… t'es rien qu'un bébé.
AN : Deuxième partie prochainement !
