Rating : K
Genre : Mystère/Science-Fiction
Disclaimer : Les personnages et l'univers de Doctor Who appartiennent à la BBC.
Note : Ce texte a été écrit sur le thème « Image », à l'occasion de la 89ème Nuit du Fof, le 1er Septembre 2017. Le principe est d'écrire un OS en une heure. J'ai laaaargement dépassé le délai pour ce texte. Il faut compter trois à quatre heures d'écriture plus le temps de relecture et de correction.
N'hésitez pas à me contacter par MP pour plus de détails.
La Compagnie
Louise avait des hallucinations.
Il lui avait fallu du temps pour comprendre ce qu'il lui arrivait. Au début, elle n'avait pas vraiment fait attention. Elle avait croisé l'homme au cache-oeil dans la foule, son regard accrochant sa haute silhouette sans pour autant la retenir. Il n'était qu'un inconnu dans une masse d'étrangers. Son bandeau sur l'œil était étrange, décalé, saugrenu. Mais il y avait plein de gens bizarres de nos jours. Une excentricité de plus ou de moins... Alors Louise avait poursuivi son chemin sans faire plus attention. Elle avait continué sa vie. Son travail pour la Compagnie. Les chiffres qui défilaient sur son écran à longueur de journée. Les calculs continus, absolus et relatifs. La routine, quoi.
Sauf qu'elle avait revu l'homme au cache-oeil. Plus d'une fois. Dans le métro. À la sortie du travail. Derrière le restaurant japonais où elle s'arrêtait une fois par semaine – le jeudi. Le jeudi est un bon jour pour manger des sushis. À la caisse du supermarché où elle faisait ses courses tous les samedis. Dans la rue. Sur le trottoir d'en face. Au passage piéton.
Elle avait cru qu'un fou la suivait.
Il y avait plein de gens dangereux de nos jours. Elle devait se méfier. Alors elle avait demandé de l'aide à un Officier de la Compagnie. Une Enquête avait été ouverte. La Compagnie aimait bien ouvrir des choses : des enquêtes, des dossiers, des filatures, des rapports. On lui avait dit de ne pas s'inquiéter. La Compagnie avait les choses bien en main.
Elle s'était rassurée. Avait repris le travail dans les bureaux de la Compagnie. Les chiffres avaient à nouveau défilé devant son écran, de plus en plus vite, de plus en plus complexes. Calculs linéaires, cycliques et tourbillonnaires. La routine, quoi.
Les mois étaient passés, et elle n'avait eu aucune réponse de la Compagnie. C'est normal, les enquêtes prennent du temps. Surtout ce genre d'enquêtes, lui avait dit l'Officier de la Compagnie. Louise avait acquiescé, compréhensive. Elle ne savait pas à quel 'genre' son enquête appartenait, mais elle savait que cela prenait du temps. Pas de soucis à se faire. La Compagnie avait ouvert un dossier. La Compagnie remplissait toujours un dossier ouvert. Et la Compagnie fermait toujours un dossier rempli.
Elle était entre de bonnes mains.
Pourtant, l'homme au cache-oeil était toujours là. Au coin de la rue. Sur le quai d'en face, dans le métro. Derrière le feu rouge, au carrefour. Il regardait toujours dans sa direction. Il faisait toujours mine de vouloir venir vers elle. Mais il n'y arrivait jamais. Un groupe de passants, un gros véhicule – comme les camions blindés de la Compagnie –, un peloton de cyclistes et une fois, une trottinette, se glissait devant l'homme au cache-oeil, l'empêchant d'atteindre Louise. Et lorsque l'obstacle providentiel s'en était allé, plus de traces de l'homme au cache-oeil.
Elle se disait qu'elle était chanceuse. Mais quand même, c'était bizarre. S'il mettait tant d'ardeur à la suivre partout où elle allait, pourquoi ne l'approchait-il pas ? Pas qu'elle veuille d'une confrontation avec cet homme, loin de là. Mais ça n'était pas logique. Ce type lui voulait quelque chose. Pas de doutes là-dessus. Et il avait largement les moyens de l'approcher de près, elle en avait acquis la certitude. Alors, pourquoi ne pas le faire ? Pourquoi rester ainsi à distance ?
Elle aurait voulu en parler à l'Officier de la Compagnie. Mais avant qu'elle n'ait pu exposer sa réflexion, l'Officier de la Compagnie lui avait dit que l'enquête était terminée. Il n'y avait pas d'homme au cache-oeil qui la suivait. Oui, ils étaient sûrs. L'homme au cache-oeil n'existait pas. La Compagnie est toujours sûre. La Compagnie a toujours raison.
Alors Louise avait hoché la tête.
Elle était rentrée chez elle. Et sur le chemin du retour, elle avait vu l'homme au cache-oeil. Elle n'aurait pas du. La Compagnie a toujours raison. Elle n'aurait pas du le voir. C'était sa faute. Puisque ça ne pouvait pas être la faute de la Compagnie. Savoir qu'elle était fautive ne fit pas disparaître l'homme au cache-oeil. Il traversa la route pour rejoindre son trottoir. Cette fois pas de passants, de cyclistes ou de trottinette pour lui couper la route, pour se mettre sur son chemin. Pas besoin. L'homme au cache-oeil n'existait pas.
D'ailleurs, il disparut.
Son image se brouilla. Comme à la télévision lorsque ça capte mal. Puis il disparut. Comme s'il n'avait jamais été là.
La Compagnie a toujours raison.
Satisfaite que le problème soit résolu, Louise rentra chez elle, mit une pizza surgelé au four comme tous les mardis soir et alla à la douche. Vingts minutes plus tard – précisément, pas dix-neuf, ni vingt-et-une, elle mettait vingts minutes à se doucher le mardi soir, le temps que la pizza cuise – elle était en peignoir de bain sur le canapé, la pizza fumante sur la table basse. Elle découpa trois parts – les trois qu'elle mangerait ce soir, le reste irait au frigo pour le lendemain midi – et attrapa la télécommande de la télévision, qu'elle alluma.
Sur l'écran, elle vit l'homme au cache-oeil.
Il avança et cogna contre l'écran. Sa bouche s'ouvrit et il se mit à parler, mais elle n'entendit rien. Le son était coupé. En fait, il ne parlait pas, il hurlait, vu la façon dont ses lèvres remuaient frénétiquement. Il y avait de l'empressement, de l'urgence dans son œil valide.
Elle éteignit la télé. Figée sur place, la gorge nouée et le cœur battant. L'homme au cache-oeil n'existe pas. La Compagnie a toujours raison. L'homme au cache-oeil n'existe pas. La Compagnie a toujours raison. Si elle le répétait suffisamment... L'homme au cache-oeil n'existe pas. La Compagnie a toujours raison. L'homme au cache-oeil n'existe pas. Si elle le répétait suffisamment, cela deviendrait vrai. L'homme au cache-oeil n'existe pas.
Louise ralluma le téléviseur.
L'homme au cache-oeil était là, cognant contre l'écran et criant des mots qu'elle ne pouvait entendre. Tremblante, elle désactiva le mode 'MUET' de la télévision.
« Karen, rappelle-toi ! Je t'en supplie Karen, il faut que tu te souviennes ! »
Affolée, elle coupa la télé. Ses doigts étaient moites contre la télécommande. Un souffle saccadé s'échappait de ses lèvres. Dans sa poitrine, son cœur lui faisait mal. Et dans sa tête, il y avait un flash lumineux. La Compagnie a toujours raison. L'homme au cache-oeil n'existe pas. La lumière dans sa tête brillait de milles feux. La Compagnie a toujours raison. Les flashs s'accéléraient, comme un spot stroboscopique. La Compagnie a toujours raison. La Compagnie...
Le lendemain, Louise alla au travail dans les Bureaux de la Compagnie. Elle s'installa devant son écran et les chiffres défilèrent devant son écran. Calculs astrologiques, mythiques, préhistoriques. La routine, quoi.
Enfin, pas tout à fait. Elle était plus fatiguée que d'ordinaire. Parce qu'elle avait passé la nuit, en peignoir de bain, devant sa télévision éteinte. La pizza avait refroidi sans qu'elle n'y touche. Elle n'avait pas osé rallumer le téléviseur. Elle n'avait pas osé aller se coucher. Quand son réveil avait sonné, à sept heures du matin, elle s'était levée, habillée, et était allée au travail. Malgré sa nuit blanche. Mais un mot résonnait dans sa tête. Karen. Pourquoi ce nom lui disait-il quelque chose ? Pourquoi l'homme au cache-oeil l'avait-il prononcé depuis l'écran de sa télévision ? D'ailleurs, comment avait-il fait pour entrer dans sa télé ? C'était la Compagnie qui dirigeait les programmes télévisuels. Et on ne pouvait pas pirater la Compagnie.
La Compagnie était bonne avec les chiffres. La Compagnie avait toujours raison.
Pourtant, Louise n'avait cessé de voir l'homme au cache-oeil après ça. Il se faisait de plus en plus présent. À chaque coin de rue, à chaque passage piéton, derrière chaque feu-rouge, dans chaque rame de métro. Il la fixait de son œil valide. Il s'approchait d'elle. Il grésillait parfois comme l'image de la télévision quand ça capte mal. Et il parlait. Depuis peu, il arrivait à s'approcher suffisamment d'elle pour pouvoir lui parler.
« Karen. Rappelle-toi ! Je t'en supplie, tu dois te souvenir, Karen ».
Louise avait peur. Elle ne pouvait pas en parler à l'Officier de la Compagnie. L'enquête avait conclu que l'homme au cache-oeil n'existait pas. Et la Compagnie avait toujours raison.
Sauf que l'homme au cache-oeil était toujours là. Et il répétait toujours les mêmes mots. Le même nom. Karen. Le même injonction. Rappelle-toi ! Encore et toujours. Et, il y avait des choses dans sa tête. Parfois, c'étaient ces flashs lumineux qui ressemblaient à un spot stroboscopique, et après, elle oubliait presque l'existence de l'homme au cache-oeil. Mais parfois, c'était autre chose. Parfois, elle voyait des images.
Un chien qui courrait dans une immense clairière. Un lac avec un pédalo sur la berge. Elle ne savait pas ce qu'était un pédalo, ni à quoi cela pouvait servir. Mais elle savait que l'objet s'appelait un pédalo. Et elle voyait un homme. Elle voyait son visage. Grand, souriant, les cheveux bruns en bataille, un immense sourire aux lèvres. Il ressemblait à l'homme au cache-oeil. Mais sans le cache-oeil. Et ses yeux bruns pétillaient de joie.
Louise aimait bien ces yeux. Ils lui inspiraient confiance.
Mais tout ça n'existait pas. C'était dans sa tête. Et l'homme au cache-oeil n'existait pas non plus. C'est ce que la Compagnie avait dit. Seulement, quand on voit une chose tous les jours, tout le temps, si souvent qu'elle en devient familière, connue et presque... attendue... alors cette chose était peut-être bien réelle, non ? En dépit de ce que la Compagnie disait...
Pourtant, la Compagnie avait toujours raison.
Elle ne savait pas d'où elle tenait cette certitude. Elle l'avait toujours su. Tout le monde le savait, depuis toujours. La Compagnie a toujours raison. Sauf que la Compagnie avait dit que l'homme au cache-oeil n'existait pas. Pourtant, l'homme au cache-oeil était réel. Louise voulait qu'il soit réel, même si elle ne s'expliquait pas cette envie.
Elle était au travail, devant l'écran de son ordinateur. Les chiffres défilaient mais elle ne faisait rien. Elle aurait pourtant du. Il y avait des calculs à faire. Des calculs sarcastiques, ironiques et iconiques. Mais elle se demandait ce que c'était, au juste, un calcul sarcastique ? Karen aimait bien les chiffres, c'est vrai, mais il y avait des limites.
Louise sursauta devant son écran. Sans savoir pourquoi. Qu'est-ce qui l'avait surprise ? Qu'est ce qui l'avait faite sursauter ? Il se passait tellement de choses bizarres. Dans sa tête, et dans son cœur. Elle ne comprenait pas. Et cela avait une saveur... nouvelle. La Compagnie savait toujours tout. La Compagnie avait toujours réponse à toutes vos questions. Car la Compagnie ne laissait rien au hasard. Mais aujourd'hui, la Compagnie ne pouvait pas l'aider.
Parce que la Compagnie se trompait. L'homme au cache-oeil existait vraiment. Il n'était pas que dans sa tête. Il était réel. Et elle ne s'appelait pas vraiment Louise, en fait...
- Karen !
Un homme bondit dans son bureau, comme un diable jaillissant de sa boîte. Il était grand et maigre, vêtu d'un costume bleu impeccable et de converses blanches. Il portait des lunettes de vue, noires, rectangulaires et ses cheveux châtains livraient une bataille acharnée sur son crâne. Il avait l'air un peu fou, mais dégageait une impression de confiance. Il paraissait jeune mais son regard était de ceux qui ont vu beaucoup de choses.
- Vous êtes Karen ?
- Oui.
Elle fut elle-même surprise de la rapidité et de la certitude de sa réponse. Elle le savait comme une évidence, qu'elle s'appelait Karen. Mais le nom de Louise était encore solidement attachée à sa peau. C'était étrange.
L'homme eut un large sourire.
- Oh, vous êtes brillante, Karen ! Venez avec moi !
Sans lui laisser le temps d'en placer une, il l'attrapa par le bras et se mit à courir dans les couloirs de la Compagnie. Elle fut bien obligée de le suivre. Mais cela ne fut pas très difficile : elle avait envie de le suivre. Ils empruntèrent les escaliers et montèrent dans les étages. L'étrange inconnu escaladait les marches sans ralentir et sans s'essouffler. Louise... Non. Karen avait du mal à suivre. Elle n'avait jamais été très sportive. Louise non plus d'ailleurs...
Ils atteignirent finalement le dernier étage, là où siégeait la Direction de la Compagnie. L'homme marcha d'un pas alerte vers la grande porte dorée au milieu du couloir. Sans tenir compte de la liste de titres mirobolants qui en ornait la surface, il ouvrit la porte à la volée et bondit à l'intérieur, l'entraînant à sa suite. Louise frémit, elle n'avait encore jamais mis les pieds ici. En fait, elle ne devrait pas être là. Seule l'élite de la société pouvait espérer entrer à la Direction de la Compagnie.
- Allons, ne vous laissez pas impressionner, Karen, dit subitement l'homme en costume en faisant volte-face, collant presque son visage contre le sien. Après tous ces efforts, n'abandonnez pas maintenant... William vous attend...
Karen sursauta à l'entente de ce nom. William. Et les images cascadèrent dans son cœur. Le rire du jeune homme. Les balades à pédalo sur le lac. Le sourire de Will. La cabane dans la clairière. Les jeux avec leur labrador, Lucky. La voix de William dans le creux de son oreille. Je t'aime.
Mon dieu, comment avait-elle pu l'oublier ?
- Du calme, intervint l'homme. Vous venez de briser un conditionnement mental qui dure depuis deux ans. Vous allez vous sentir un peu perdue, mais ça va aller...
- Dites, vous pourriez au moins avoir l'obligeance d'exposer vos intentions lorsque vous faites irruption dans mon bureau comme un diable fou, fit une voix grinçante quelque part derrière l'homme en costume.
Mais il ne sembla pas l'entendre. Ses yeux restaient rivés sur ceux de Karen, et un large sourire déchirait ses lèvres.
- Vous êtes brillante, Karen. Un conditionnement alpha-treize de Zelpution... ils sont réputés inviolables, mais vous l'avez brisé. Brillant !
La jeune femme eut un petit sourire, même si elle ne comprenait pas tout, elle avait l'étrange certitude que les choses allaient s'arranger.
- Si vous ne cessez pas immédiatement cette mascarade, je vais... reprit la voix cliquetante.
- Surveillez vos paroles, gronda l'homme en costume.
Il se détourna de Karen et fit face à la personne qui occupait le bureau de la Direction de la Compagnie. D'un pas leste, il se planta devant son adversaire et retira ses lunettes de vue d'un geste vif.
- Je suis le Docteur, et je suis déjà passablement furieux de ce que vous avez fait à ce monde. Prenez garde à ne pas me mettre davantage en colère, prévint-il, sombre et menaçant.
En se penchant sur le côté, Karen réalisa que le Directeur de la Compagnie n'était pas humain. Enfin, pas totalement. Des plaques métalliques et des circuits électriques recouvraient une partie de son visage et la moitié de son crâne était constitué d'une paroi transparente, qui laissait apparaître de minuscules rouages de cuivre qui s'incrustaient dans la matière grise du Directeur. Son œil droit était une diode lumineuse qui émergeait des plis de ses paupières de chair. Le clignotement de la diode rappelait un spot stroboscopique.
Un écho résonna dans la tête de Louise. La Compagnie a toujours raison. Karen secoua la tête, se focalisant sur les souvenirs de Will, la chaleur de son sourire et la force de ses bras quand il la serrait contre lui. La jeune femme prit soin de ne pas regarder la diode clignotante directement.
- Nous faisons cela pour le bien de ce monde, dit l'androïde de sa voix métallique. Nous apportons les chiffres et la connaissance. Les chiffres sont la clef de tout. Les chiffres peuvent résoudre tous les problèmes...
Le Directeur tourna la tête vers Karen.
- Retournez travailler, Louise. Les chiffres vous attendent. Les calculs vous attendent...
Un « Oui, Monsieur » faillit lui échapper. Elle se mordit violemment la lèvre inférieure et détourna la tête pour échapper au clignotement de la diode lumineuse. William. Son sourire, sa chaleur, son rire. Je t'aime. Elle s'accrocha à ses souvenirs comme un noyé à une bouée. Ses poings se crispèrent, elle se redressa et bomba le torse. Elle ficha son regard dans celui, stroboscopique, de l'androïde mais ne laissa pas la lumière l'atteindre.
- Non ! clama-t-elle.
Et il lui sembla que le mot résonna, dans sa tête, dans chaque fibre de son corps, dans ce bureau démesurément grand, dans chaque pièce de ce bâtiment tentaculaire, dans chaque rue de cette ville asphyxiée par les chiffres.
Le Docteur sourit.
- Vous voyez ? Ça ne fonctionne pas. Vos chiffres ne peuvent rien contre la force des sentiments humains. Vos chiffres sont impuissants face à Karen Fenlock !
Cette fois, elle ne fut pas surprise par le nom de famille. Parce qu'elle s'en souvenait.
- Zeptulion est un précurseur du calcul mathématique. Vous êtes les maîtres du calcul tourbillonnaire, préhistorique, iconique... Mais les chiffres ne peuvent pas remplacer ce que nous avons dans le cœur. Vous vous êtes perdus en cours de route, mais vous pouvez encore changer...
- L'élément 'Louise' est une erreur mathématique...
- Oh non, elle n'est pas une erreur, rectifia le Docteur. C'est un virus. Vous le sentez non ? Elle a brisé votre conditionnement, et les fêlures sont en train de se propager. Partout dans la ville, partout dans ce monde... La conditionnement Zeptulion se craquelle, se fissure de toute part. Et les gens se souviennent de ce qu'ils ont oublié.
L'androïde porta à nouveau son regard sur Karen.
- Cela peut être arrêté. Cela doit être rectifié. Nous pouvons sauver la Compagnie. Nous devons éradiquer le virus.
Le Directeur leva un bras mécanique, fait de plaques dorées et de rouages de cuivre, vers Karen qui frémit, mais ne recula pas, même lorsqu'un petit canon pointa dans sa direction.
- Je ne vous laisserai pas faire ! s'écria le Docteur en brandissant un drôle d'instrument qui bourdonnait, avec une diode bleue à l'extrémité.
L'androïde se figea et commença a émettre des cliquetis saccadés et inquiétants.
- Je ne vous laisserai pas effacer la mémoire de ces gens, les souvenirs de leurs aventures personnelles, le visage des personnes qui leur sont chères, le rappel de la complicité, de l'affection, des liens qui les unissent ! Je ne vous laisserai pas leur prendre leur bien le plus précieux !
Le Directeur de la Compagnie tressautait de plus en plus dans une cacophonie métallique mais Karen ne le regardait plus. Elle avait les yeux fixés sur le visage du Docteur. Sur la douleur qui marquait ses traits. Elle sursauta quand l'androïde explosa dans une gerbe d'étincelles et de fumée. L'homme en costume resta immobile un moment, face aux restes fumants de son ennemi, avant de ranger son drôle d'instrument dans la poche de sa veste. Il se tourna alors vers elle, tout sourire.
Mais quelque chose clochait dans ce sourire.
- Tout est fini, Karen ! Vous allez pouvoir retrouver William. Cela fait deux ans qu'il lutte pour vous atteindre à travers les filtres du conditionnement.
- L'homme au cache-oeil que je voyais partout...
- C'était lui.
Le Docteur sortit un objet de sa poche qu'il lança à la jeune femme. Elle le rattrapa de justesse et découvrit un cache-oeil similaire à celui que Will portait dans ses 'hallucinations'. En le retournant, elle vit que de minuscules circuits électriques couvraient sa surface.
- J'ai bricolé ça pour contourner les sécurités de la Compagnie. Grâce à ça, et à l'entêtement de William pour vous retrouver, on a pu infiltrer le système Zeptulion. Mais nous ne pouvions pas briser le conditionnement alpha-treize. C'était toute la difficulté : l'alpha-treize ne peut se briser que de l'intérieur, lorsque l'une de ses victimes recouvre toute seule la mémoire qui lui a été volée.
- C'est ce que j'ai fait ? demanda-t-elle, un peu surprise.
- Avec un petit coup de pouce. J'ai fait entrer l'image de William dans le système Zeptulion. Ça a provoqué comme un écho dans votre esprit... Une image rémanente...
- L'homme au cache-oeil...
- Oui. Et ça a réveillé votre mémoire ! C'est la première fois à ma connaissance qu'un conditionnement alpha-treize est brisé. Vous avez été brillante !
Karen n'avait pas eu l'impression de faire grand chose. Le Docteur continua à parler un moment, de la Compagnie, de chiffres, de calculs, mais elle ne comprit pas grand chose. Les connaissances mathématiques que les Zeptulions avaient inséminé dans son esprit par le biais du conditionnement mental avaient disparu lorsqu'elle avait retrouvé ses souvenirs.
Le Docteur finit par la raccompagner à l'extérieur, où l'attendait un grand homme aux cheveux bruns en bataille. William. Une vague de chaleur monta dans sa poitrine et elle se jeta à son cou, les larmes aux yeux. Il la serra contre lui, répétant son nom à n'en plus finir : Karen, Karen, Karen, Karen. Et à chaque fois, elle sentait comme une pièce de puzzle se mettre à sa place dans sa tête. Clac, clac, clac. Elle était à nouveau elle-même, et elle était à sa place. Avec Will.
Elle perdit un peu la notion du temps, toute à ses retrouvailles avec l'homme qu'elle aimait, mais elle sursauta alors que le Docteur s'apprêtait à partir. Troublée, elle réalisa soudain qu'elle ne connaissait même pas son nom. 'Docteur' n'était pas un prénom, juste un titre. Karen s'arracha à l'étreinte de son homme.
- Docteur !
Il s'arrêta et la dévisagea, interrogatif. Elle avait des tas de choses à lui demander, et plus encore à lui dire. Surtout, elle devait le remercier pour ce qu'il avait fait. Malgré ce qu'il disait, elle avait l'intuition qu'ils ne s'en seraient jamais sortis sans lui.
Pourtant, c'est tout autre chose qui sortit de ses lèvres.
- Vous aussi... Vous avez oublié quelqu'un, n'est-ce pas ?
Il se figea et un sourire triste flotta sur ses lèvres.
- Non. Mais il y a quelqu'un qui m'a oublié...
Karen frémit. Elle ne savait que trop bien ce que cela faisait d'oublier les personnes aimées.
- Vous devez la retrouver, lui rappeler...
- Non, la coupa-t-il, tranchant. Elle mourra si elle se souvient de moi.
Il lui tapota la joue, comme si elle n'était qu'une enfant – ce qu'elle avait un peu l'impression d'être face à lui. Une enfant naïve et immature.
- Ne vous en faites pas, assura-t-il avec un très grand sourire. Elle va bien, et je vais bien aussi. Profitez de votre nouvelle vie avec William.
Il se détourna et leva la main en signe d'adieu.
- Et ne faites plus de mathématiques, ajouta-t-il en s'éloignant.
La Compagnie veut que vous postiez une review. La Compagnie veut que vous postiez une review. La Compagnie veut qu...
