Il n'a jamais été très bavard.
Alors que ses hommes riaient et se racontaient des épopées de rois lointains aux noms oubliés, il restait sans rien dire à écouter. Le dos droit d'un homme jeune et vigoureux, trop jeune pour certains, les mains calleuses d'un guerrier craint et aguerri, des vêtements chauds et confortables faits par une main habile, il ne semble pas de trop parmi les guerriers vikings. Il ne porte pas de barbe, mais la solitude solennelle qui semble l'accompagner comme une cape justifie au regard du monde cette entorse aux traditions : il est en deuil. Quel est cet être qu'il a perdu ? Femme aimée, enfants chéris, frère tombé sous le joug des épées ?
Tout cela à la fois. Car il est Sweonas, et chaque être qui foule ses terres est une part de lui.
Ces yeux sont bleus comme les cieux sombres des jours d'hiver, bleus comme l'eau des rivières, bleus comme la mer déchaînée qui se fracasse sur les falaises. Aussi changeants puissent-ils paraître, toujours demeure cette mélancolie, mêlée de la sagesse des grands sages qui ont vécus des siècles. Ce sont des yeux qui ont vu le monde, et la vie et la guerre.
Pour ces compagnons, il est un mystère, semblable à eux mais tellement particulier. A ces cotés, on se sent capable de vaincre dix mille hommes, d'abattre montagnes et Dieux sans distinction, et de rester fier malgré les dangers qui menacent. Mais prés d'un feu de camp une fois l'aube tombée, il rappelle un père, un frère, un être aimé, et réchauffe les cœurs nostalgiques.
Personne ne peut véritablement s'approcher de lui. On le regarde de loin, et l'on sent inconsciemment que cet homme n'est pas comme les autres. On reconnaît en lui un roi, un Dieu, un être lointain et inaccessible mais digne d'allégeance et de protection.
Mais les fiers vikings ne sont pas hommes à se laisser intimider. Après une rude bataille, ils lui proposent toujours de se joindre à eux. D'un hochement de la tête il accepte et s'assoit prés du feu. Il ne participe pas aux conversations, mais il écoute toujours.
Alors que les guerriers exaltent les héros d'un temps passé, Sweonas se rappelle de ces hommes auprès desquels il a combattu. Pendant quelques instants, passé et présent se mêlent ensemble : après tout, ce sont toujours les mêmes terres et les mêmes mers que foulent les enfants du Nord.
Puis la nuit tombe, et les bruits meurent doucement avec le feu. Les hommes se reposent, et l'un monte la garde. Il va y avoir de l'orage cette nuit : l'air est lourd et électrique. Mais abrités dans une grotte trouvée au hasard de leur marche, ils ignorent la colère des Ases.
Seul Sweonas est encore éveillé. Le garde ne s'en étonne pas, et se contente de le regarder s'éloigner dans les bois.
Il marche un peu sans se préoccuper d'un quelconque danger. Personne en ces terres ne pourra lui faire le moindre mal. Ces pieds esquive les racines des arbres avec aisance, comme si elles étaient des ramifications de son être. Les animaux le regarde passer, sans fuir ni oser s'approcher. Quelques esprits curieux pointent le bout de leur nez, attirés par sa présence. Il leur jette un regard, mais sait qu'ils ne s'approcheront pas plus.
Sweonas est seul. Hors du temps, sans que personne, mortel ou surnaturel ne puisse rester à ces cotés.
Ces pas sont étrangement légers pour un jeune homme de sa carrure. Il ne dérange pas, force invisible. Sweonas n'a pas l'impétuosité de Daner, coup de tonnerre tombé sur terre, ni la force silencieuse de Noregr dont la magie parcourt les veines. Il sait qu'il partage le même destin de solitude que ces frères. Mais il les voit discuter ensemble, en restant à l'écart.
Les premières gouttes de pluie tombent finalement, comme si la nuit versait des larmes. Sweonas s'assoit sur une pierre et regarde en silence. Il sait si bien le faire. Bientôt, ce chagrin se change en immense peine qui inonde le sol. On retrouve partout les marques de cette tristesse, dans les perles d'eau qui s'attachent aux feuilles. Les seuls sons sont ceux des gouttes qui s'écrasent. Silence encore.
Puis vient la colère. Un premier éclair traverse le ciel, et les nuages grondent. Les yeux de Sweonas reflètent ceux de l'orage qui débute. Le tonnerre tombe et s'abat sur ces terres, cruelle punition née de la solitude d'un être éternel. La foudre se déchaîne, et un arbre innocent en paye les frais. Frappé soudainement, son tronc craque et ces branches prennent feu. Déstabilisé, il se balance dangereusement encore quelques instants, malmené par le vent qui hurle, puis s'effondre avec fracas.
Sweonas reste immobile lorsque l'arbre chute juste à coté de lui, pas plus qu'il ne bouge lorsque la pluie trempe ces vêtements et ébouriffe ces cheveux. Ces yeux bleus orage sont fixés vers le ciel.
L'aurore se lève sur le campement des vikings, et l'orage a cessé. Les traces de son passage sont encore clairement visibles cependant, et l'eau qui a provoqué un éboulement plus loin sert aussi à remplir les gourdes.
Les hommes voient revenir Sweonas a l'orée du bois. Ils le salue, mais reprennent rapidement leurs taches : lever le camp, préparer les navires. Un guerrier l'interroge sur une amulette de bois qu'il n'avait pas vu hier, mais qui orne à présent son cou.
« 'Viens de le faire ». Quelques mots et c'est tout. Personne ne cherche à en savoir plus : ils savent qu'ils n'obtiendront pas de réponse. Car pour Sweonas, le silence est tout ce qu'il est.
« Sve ? »
Son regard quitte la fenêtre sur laquelle ruisselle des gouttes de pluie. Le tonnerre grondant se fait entendre au loin, mais son attention est fixée sur l'homme devant lui, qui lui sourit.
« J'arrive. »
Il se lève et jette un dernier regard dehors. Le temps lui rappelle son passé solitaire. Mais alors qu'il s'assoit, il n'est plus seul. Denmark est aussi bruyant qu'à son habitude, et excité.
« Ça fait longtemps qu'on s'est pas retrouvé pour manger tous ensemble ! »
Il attrape un morceau de pain qu'il fourre dans sa bouche sans cérémonie. Alors qu'il se met à mâcher bruyamment, un coup sur l'épaule vient l'interrompre.
« Mange comme un être civilisé imbécile. »
Norway lâche un soupir. A coté de lui, Iceland cache un sourire : combien de fois a-t-il entendu cette conversation ? Cela ne l'empêche pas de voir Sealand essayer discrètement de lancer des miettes de pain à Mister Puffin.
Il entend Finland étouffer un rire, et se retourne vers lui.
« C'est vrai que c'est agréable de se retrouver. »
Il lui sourit et ces yeux qu'il connaît si bien s'illuminent. Sweden ne peut s'empêcher de lui rendre son regard. C'est vrai. Il n'est plus seul.
