Bruce Wayne venait de devenir Batman, comme chaque soir de son existence depuis un certain moment déjà. Il était allé arpenter les rues, avait couru les murs et les allées à la recherche d'une activité malfaisante à défaire. Jim Gordon et lui avaient résolu une affaire récemment et déjà il était en manque de turbulences. Il vivait pour combattre le crime et les injustices et paradoxalement, lorsqu'il n'en trouvait pas, ses pensées se raclaient les unes contre les autres, rendant son esprit douloureusement abrasif.

Était-ce donc vrai ? Batman provoquait-il inconsciemment la folie et la criminalité pour se défaire de sa propre existence, de ses propres peurs ? Le chaos qu'il combattait n'était-il pas nécessaire à sa propre survie ? C'est ce qu'une journaliste avait laissé sous-entendre dans une émission radio qu'Alfred avait immédiatement faite taire en l'éteignant. Bruce Wayne en avait été grandement affecté, et le geste du majordome n'avait fait que confirmer les doutes qui s'étaient installés en lui. D'autres doutes, d'autres problématiques, d'autres démons qui se rajoutaient à la multitude de liens qui étreignaient et étouffaient sa conscience.

Cette nuit là, alors qu'il ralentissait sa course afin d'observer la ville de dessus les toits de Gotham, il s'aventura aux frontières de sa juridiction. Une mélodie douce attira son attention. Des notes frappées, résonnantes et à la large gamme d'octaves sonnaient dans la nuit sombre. Gotham n'était jamais calme à cette heure mais cette fois, rien ne semblait requérir l'intervention de l'archange sombre. C'est pour cette raison qu'il laissa son lourd corps rejoindre le son des cordes qui semblaient faites de velours, de plumes d'oies et de miel.

Le piano sonnait tristement une mélodie que Bruce Wayne ne pouvait que reconnaître et apprécier : la Spring waltz de Chopin. Alors que le son se rapprochait et enveloppait en crescendo chaque cellule nécessaire au fonctionnement de son ouïe, à sa vue se présenta un grand hôtel abandonné. Une pancarte tombante prévenait de l'interdiction de s'y aventurer pour cause d'insalubrité. On aurait pu aisément se rendre compte sans l'écriteau qu'il n'était pas judicieux d'y pénétrer. Si l'hôtel avait été luxueux un temps, les murs délabrés et les fenêtres toutes dénudées argumentaient a contrario de ce fait.

La valse se termina sur un soupir du spectateur imprévu qui pénétra dans l'enceinte interdite. Déçu et touché en plein cœur par ce silence meurtrissant, il s'aventura un peu plus loin là où il n'aurait pas dû aller. Comme si on l'aidait à se déplacer dans l'espace pour rejoindre son but, une nouvelle mélodie retentit. Cette fois-ci, une adaptation de la valse sentimentale de Tchaikovsky fut entamée. Son émotion se calqua involontairement sur les sentiments que dégageaient cette valse et il monta les escaliers du premier étage furtivement.

Il arriva dans une chambre dont le papier peint ancien moisissait sur ses extrémités recroquevillées. Un trou dans le plancher lui donna un accès visuel à la salle où s'adonnait le soliste à ses plaisirs personnels. Il s'y pencha curieusement pour voir une salle de bal entièrement vide. À l'exception d'un bar latéral et de quelques tabourets brisés et humides de moisissure, mais surtout d'un piano à queue entier et poussiéreux. Sa queue était fermée la béquille avait probablement dû être rompue par le temps.

Encore une fois, le changement de musique s'accorda avec les mouvements de l'homme chauve-souris. Silence de Beethoven retentissait dans la pièce en décrépitude. Il glissa silencieusement dans l'ouverture poussiéreuse, s'équilibra sur une poutre solide et avança vers le piano et son utilisateur ( ou utilisatrice ? ) mystérieux. Une telle douceur, une telle émotion se dégageait de ce jeu presque... cosmique. Juste au dessus de l'instrument imposant, il en reconnu l'artiste avec une frayeur amoindrie par la mélodie mélancolique.

La peau aussi pâle que les touches du piano, un costume d'un violet foncé désaturé, des cheveux verts ternis par l'ambiance générale de la pièce... Il n'y avait plus de doute sur son identité. Il restait à savoir pour le Joker jouait du piano avec autant de prestance et d'abandon dans une tenue de gala bien à lui, alors qu'il aurait dû être en train de reposer à l'asile d'Arkham. Il souriait, les yeux fermés, jusqu'à ce qu'il joue la dernière phrase musicale, puis que les accords ultimes ne meurent sous ses doigts. Un soupir heureux, puis un regard vers le plafond où se tenait Batman, comme une gargouille figée. La cible de ce regard recula par pur réflexe, mais ne paniqua pas.

Il observa simplement le regard qui lui était adressé s'abaisser sur les touches jaunies par le temps et ses doigts s'y reposer de façon réfléchie. Cette fois-ci, le choix de la musique fit vibrer son cœur de la même intensité que les cordes du piano sous les coups moelleux des marteaux. Mélodie d'amour par Beethoven. Une déclaration d'amour malsaine et pourtant difficile à ne pas apprécier.

Grâce à son grappin, il descendit d'une lenteur spectaculaire et presque théâtrale jusque sur le piano fermé qui craqua légèrement à sont atterrissage. Un genou à terre, l'autre contre son torse, sa cape recouvrant la poussière qu'elle avait partiellement soulevée, il regarda le musicien de derrière son masque. L'artiste avait ses paupières veinées de rose violacé abaissées et continuait de jouer ce qui ressemblait avec de moins en moins de doute possible à une déclaration implicite.

De toutes les personnes de la terre, de toutes les plus belles demandes, il avait fallu que ce soit le Joker à la faire. Affecté au plus profond de lui même par l'enchanteresse mélodie, il laissa ses yeux s'humidifier et transmettre son ressenti à son auteur.

Sans y faire attention, il se perdit dans la contemplation du visage souriant qui semblait soudainement angevin. La beauté de la musique contamina sa vision de l'homme par un effet halo malvenu.

Le Joker jouait pour lui une chanson d'amour, éclairé par le chandelier illuminé de manière infortune et le Batman lui, acceptait tacitement ces mots imprononcés. Une larme s'échappa et humidifia le masque noir, puis marqua le piano de par la poussière qu'elle emprisonna en elle.

Une nouvelle fois, les derniers sons se moururent, les doigts se rétractèrent, mais le sourire persista.

Après un silence imposé par aucun d'entre eux, le Joker releva ses yeux habillés de long cils clairs, ouvrant implicitement le dialogue avec son invité. L'archange de la nuit, la gorge nouée, entrouvrit ses lèvres pour faire son travail, d'une manière bien particulière en comparaison avec ses autres arrestations. Doucement, presque paternellement, la voix imperceptiblement tremblante, il s'exprima :

« - Ne devrais-tu pas être à Arkham ? »

Le Joker roula la pulpe de ses doigts sur les touches sans les faire tinter, puis cligna lentement des yeux. Il s'accouda sur le clavier et regarda amoureusement l'immense masse au dessus de lui. Il acquiesça d'un regard et continua de tripoter les touches de sa main gauche.

Batman lui, soupira.

« - Tu sais que je vais devoir t'y emmener maintenant ? »

Le Joker se redressa et étira son dos succinctement avant de jauger la couche de poussière avec le bout de son index.

« - Pas besoin, my love. J'y retournerai moi-même, avant que les gardes ne se rendent compte de mon absence, comme je le fais très régulièrement. »

Batman s'étonna que la voix de son interlocuteur lui semble aussi douce que les pièces jouées tantôt. Il déduisit ensuite qu'il ne s'échappait pas « sagement » pour la première fois, et hésita à faire son travail de manière habituelle. Il redressa lui aussi son lourd torse et se rapprocha du pupitre. Le clown ne s'en rendit compte que lorsqu'il leva à nouveau les yeux. Il s'imagina jouer à « un, deux, trois, soleil » avec... un gros chat. Il pouffa de rire à cette idée et se mordit les lèvres. La voix déformée s'amplifia.

« - Je te laisse une chance. Si tu ne rentres pas ce soir, je viendrai te chercher moi-même, et te dénoncerai.

- Très bien Batsy... Je serai sage... »

L'interpellé pencha son lourd corps, se voulant intimidant, tandis que le Joker lui, redressa son menton. Il lui vola un baiser chaste qui fit reculer son destinataire comme un chaton effarouché. Il papillonna des yeux et joua une mélodie triste et improvisée. Sa main gauche jouait Batman; son ascension lourde jusque dans les aiguës qui eux, représentaient le saltimbanque joueur.

« - Tu as mis du temps à me retrouver. J'espérais pouvoir te faire profiter de ce bel instrument. »

Comprenant les intentions potentielles du Joker, le détective pris conscience de son état et de la faveur qu'il faisait à ce criminel renommé. Il décida alors qu'il était temps pour lui de fuir, tout en laissant le Joker saisir la chance qui lui était donnée.

« - Retourne à Arkham. »

Et à nouveau, alors qu'il s'en allait, les doigts de la main gauche du Joker repartirent en staccato jusque dans les sons les plus graves, tandis que les touches plus aiguës se lamentaient de leur solitude. À nouveau seul dans la nuit, il joua quelques sonates mélancoliques jusqu'aux dernières minutes qui lui étaient permises de savourer librement. Après cela, il retourna dans sa cellule, dans laquelle il s'endormit, un sourire paisible sur les lèvres.

Il avait promis qu'il y retournerait, mais jamais qu'il y resterait... Il avait encore tant de musiques à lui faire découvrir, tant de soupirs à lui arracher et de larme à lui faire déverser. Oui... Il savait qu'ils se retrouveraient dans ce vieil hôtel, et qu'ils formeraient certainement un duo des plus... mélodieux.