Prologue :
La main légèrement tremblante, Alice éteignit l'écran de l'ordinateur et la centrifugeuse sur les pâles de laquelle tournait depuis quatre bonnes heures déjà un tube de sang pour l'empêcher de coaguler. La lumière du jour avait cessé de s'infiltrer par les fenêtres hautes des bureaux de la CPI depuis longtemps déjà et seule la veilleuse de sécurité surmontant la sortie de secours au fond du couloir était allumée. La jeune femme resta assise dans le noir les yeux dans le vague jusqu'à ce que le vrombissement de la machine cesse enfin de brasser l'air et même pendant les longues minutes de refroidissement qui suivirent, l'esprit en proie à une multitude de questions qui restaient depuis trop longtemps sans réponses et le poing refermé sur une serviette en papier de restaurant si souvent manipulée que l'encre bleue qui y était gravée à la main commençait à s'agréger.
« Enfin une adversaire à ma mesure. A notre prochaine partie chère sœur ! Ton frère, Jordan Trap Lidelsen. »
« Ton frère », voilà les deux mots qui tournaient en boucle dans l'esprit fatigué de la jeune analyste de la CPI. Deux mots qu'elle avait si souvent rêvé d'entendre et qui à présent, l'empêchaient de fermer l'oeil. Et ce soir plus aucun doute possible sur leur véracité. Alice avait bien dû enfreindre une bonne dizaine de règles pour accéder à cet échantillon de sang et elle avait été obligée de mettre Sebastian au courant pour qu'il accède aux données sécurisées des hôpitaux Français, les seuls à pouvoir détenir l'ADN de son frère. Mais à présent, un mois après avoir retrouvé les trois enfants et repêché un cadavre qui n'était pas celui de Trap au fin fond des égouts de Paris*, Alice devait se rendre à l'évidence : elle n'était pas seule.
Longtemps, la jeune femme avait cru être fille unique, de père et de mère inconnus. On lui avait toujours raconté, à chaque fois que l'innocence de l'enfance l'avait poussé à poser la question, que sa mère l'avait abandonnée, seule, parce qu'elle n'avait pas voulu d'un enfant, tout simplement. Et aussi évasive que fut cette explication, Alice s'y était accrochée avec force pour continuer à vivre. Mais depuis un mois, toutes ses certitudes s'effondraient comme les cartes d'un château factice au point qu'elle doute même de sa propre identité. Qui étaient Alice et Jordan Lidelsen ? Pourquoi avaient-ils hérité tous les deux d'un don d'empathie ? L'équipe avait longtemps suivit la piste de Jordan dans toute l'Europe jusqu'à la perdre définitivement dans un avion en partance pour les Etats-Unis. Et impossible de trouver la moindre information sur la famille Lidelsen, si famille il avait déjà existé.
Alice serra plus fort la serviette en papier dans son poing jusqu'à s'en faire blanchir les articulations. Elle était retournée au point de départ. Après une nième minute à fixer le mur sombre avec frustration, elle finit par jeter la serviette dans la corbeille et enfiler son manteau.
Le seul moyen pour elle d'en apprendre plus sur son passé, c'était de trouver le roi que son frère tenait tant à éliminer*.
Chapitre 1 : Cadavres anonymes
- Alors Sebastian, qu'as-tu à nous proposer ?
- Les cadavres de deux inconnus trouvés à une semaine d'intervalle sur les côtes du Danemark et de la Norvège. Le deuxième à été trouvé il y à environs quatre heures.
D'une simple pression sur la télécommande, l'Allemand afficha la photo de deux scènes de crime et laissa ses collègues en prendre connaissance à leur guise avant de continuer son petit topo. Alice connaissait assez bien Sebastian pour savoir qu'il s'agissait là d'un de ses moments préférés, lorsqu'il trouvait une affaire suffisamment intéressante et atypique pour éveiller l'intérêt de l'équipe. Elle savait aussi qu'il fallait impérativement convaincre le commissaire Daniel avant de pouvoir espérer que Dorn les autorise à s'emparer de l'enquête et attiser l'intérêt de Louis Daniel n'était pas une mince affaire. Il rejetait systématiquement les cas qui ne concernaient pas les meurtres en série ou les crimes inter frontaliers qui pouvaient se passer de leur intervention. De toute évidence, en plus d'avoir des permissions restreintes, le commissaire avait des objectifs précis et la jeune femme n'avait jamais vu personne si déterminée à attraper les tueurs en série que son supérieur. « On est une sorte de ligue des justiciers », avait un jour ironisé Hickman. Par conséquent, seules les enquêtes épineuses et les assassins particulièrement dangereux pouvaient se permettre de faire l'objet d'une intervention de la part des spécialistes de la CPI. Une fois de plus, Alice ressentit une bouffée de fierté à cette pensée.
- Ils ont été trouvés dans des ports ? Demanda le commissaire en fronçant les sourcils devant les photos.
- Exact. Le premier dans un conteneur de pêche au port de Tonsberg sur les rives de la mer du Nord. Le second dans les docks de Fredericia, ficelé dans de la corde à voile.
- On dirait que celui qui a fait ça ne veut pas qu'on les identifie, remarqua Hickman d'un ton neutre.
Comme à son habitude, l'américain était resté debout adossé contre le mur et regardait les clichés pris sur les deux scènes de crime avec un sens de l'analyse particulièrement développé ce qui attira l'attention d'Alice sur un détail qui leur avait échappé, à elle comme aux autres : on avait coupé les doigts des cadavres et on les avait tellement défiguré que même leur dentition avait disparue.
- C'est une technique couramment utilisée par la mafia Italienne, commenta Eva d'un air sombre.
Alice perçu un sentiment étrange affluer en elle, comme les souvenirs noirs d'un passé qu'elle s'était évertuée à enfouir au plus profond et qui remontait soudain à la surface sans crier gare. Manifestement, la sergente avait été plus proche de ce réseau douteux que ce qu'elle aurait souhaité.
- Ouais mais je vois mal le parrain faire ses affaires avec la double écharpe autour du cou et une paire de moufles pour appuyer sur la gâchette, ironisa Tommy en remuant son gobelet pour y déloger les derniers grains de café qui traînaient au fond.
Comme s'il suffisait d'avaler l'intégralité d'un café noir pour rattraper une nuit de sommeil. Cela faisait à présent un mois qu'Alice avait intégré l'équipe et elle se demandait encore ce qui pouvait bien empêcher l'irlandais de tomber dans les bras de Morphée. Peut être que, comme chez elle, un bout de passé refusait de refaire surface, sans toutefois disparaître totalement ? Déjà naturellement proche de Carl Hickman, la jeune femme avait beaucoup appris de Tommy et Eva ces derniers temps grâce à toutes les heures qu'ils avaient passé ensemble à l'entraîner au self-défense et au tir. Malgré son bras droit bandé depuis qu'il s'était fait tirer dessus dans les égouts de Paris*, Tommy avait été un professeur passionné et soucieux de bien faire. Et même si Alice ne touchait pas sa cible à chaque fois, au moins savait elle à présent monter et démonter une arme, la recharger et tirer sans se démettre l'épaule avec le recul. Quand à Eva qui lui donnait des leçons de karaté, elle ne cessait de s'étonner de la rapidité avec laquelle Alice anticipait et esquivait les attaques même si cette dernière rechignait à donner de véritables coups de peur de faire mal. « Quand tu sera devant un véritable ennemi, tu ne devra pas tomber dans ce genre de considérations, lui répétait-elle. Tu devra forcément le blesser pour te défendre. Ce sera lui ou toi. C'est aussi simple que cela. ». Alice se renfrognait à chaque fois. Elle verrait bien comment réagir en situation réelle mais pour le moment, elle était incapable de frapper avec conviction sa collègue, même pour l'entraînement.
- On a aucun indice sur leur identité ? Insista le commissaire. Pas de papier sur eux ? Aucune origine ?
- Rien, confirma l'Allemand. Les médecins légistes qui ont récupéré le premier corps cherchent encore un moyen de les identifier mais cela risque de prendre du temps.
- Il n'y a que deux raisons pour que leur identité soit effacée, soupira Tommy. Soit c'est un meurtrier si violent qu'il s'est acharné sur ces pauvres types longtemps après leur mort soit...
- ...soit quelqu'un ne veut pas être relié à ses meurtres, acheva Sebastian en lançant un regard appuyé au commissaire. Dans ce dernier cas, si on trouve l'identité des victimes, il y a de grandes chances que l'on démasque notre homme du même coup.
Hickman resta pensif les yeux rivés sur l'écran et Alice n'eut pas besoin de jeter un coup d'œil dans sa direction pour deviner qu'une autre idée germait dans son esprit. Mais pour l'heure, elle ne valait manifestement pas la peine d'être suggérée sans plus d'indices.
- Bien, trancha le commissaire en se levant. Nous nous chargerons de l'enquête j'appelle Dorn sur le champs. Sebastian et Alice, vous irez sur la dernière scène de crime au Danemark, Eva et Tommy, vous vous chargerez de la première.
Alice se leva à son tour en souriant intérieurement. Le commissaire Daniel envoyait ses deux experts sur le terrain à chaque début d'enquête car c'était à Sebastian et elle que revenait la charge de trouver le bout de la corde que formaient chaque fois les indices, même les plus microscopiques. Lorsque ce serait fait, le reste de l'équipe n'aurait plus qu'à la dérouler pour remonter jusqu'au tueur.
- Louis, je peu accompagner Alice et Sebastian ? S'enquit Hickman en levant les sourcils.
- Oui excuse moi, j'allais te le demander. Tachez de trouver une bonne fois pour toute qui sont nos deux victimes. Sans ça, nous avancerons à l'aveuglette.
Hickman acquiesça d'un bref signe de tête avant de s'éclipser à son tour de la salle de conférence. Louis Daniel resta seul un moment à les regarder tous s'affairer en prévision du voyage d'un air pensif. De part son expérience du terrain et sa qualité de chef d'équipe, le commissaire avait la désagréable sensation que quelque chose leur avait échappé.
*cf "Jeux dangereux" du même auteur
