Chapitre 1

C'est une magnifique journée. L'air est tiède et parfumé (pour une fois, il n'empeste pas le poisson) et une douce brise caresse ma peau tandis que je marche silencieusement dans les bois grouillant de vie. Je commence à entendre, loin devant moi, le bruit des vagues qui se fracassent encore et encore sur les rochers. Le vert éclatant des feuilles, les rayons dorés du soleil, les gouttes de rosée scintillant sur l'herbe… Tout cela est d'une beauté à couper le souffle. Une beauté illusoire et trompeuse, néanmoins. Tout indique qu'une journée réjouissante est sur le point de commencer. Mais il n'y a aucune raison de se réjouir. Aujourd'hui, c'est la Moisson.

Pourtant, je ne crains pas d'être choisie, car une dizaine de tributs de carrière se porteraient immédiatement volontaires pour participer aux Jeux à ma place. Je vis dans le district Quatre, spécialisé dans la pêche. Mon père est un marchand de poissons et chaque jour après l'école je me rends au port avec lui et mon frère de huit ans, Wesley, pour ramasser des coquillages sur la plage pendant qu'il pêche en mer dans sa petite barque, comme des dizaines d'autres pêcheurs.

Aujourd'hui, comme tous les samedis, je rejoins mon meilleur ami : Gabriel. Lui et moi sommes amis depuis cinq ans. Nous nous sommes rencontrés sur la plage alors que nos parents pêchaient. Ce jour-là, je lui avais fabriqué un collier de coquillages : il ne s'en sépare plus. Depuis, nous sommes devenus inséparables et nous nous voyons tous les week-ends. Je crois qu'il est le seul véritable ami que j'ai jamais eu, le seul en qui je puisse vraiment avoir confiance. Nous sommes trop peu sociables pour nous liés d'amitié avec d'autres personnes de notre âge, mais peu importe : il me suffit largement.

Notre point de rendez-vous se trouve dans un coin peu fréquenté de la plage, près de la falaise. Personne ne s'y rend car à cet endroit les rochers sont plus nombreux, hauts et glissants. Là-bas, nous passons notre temps à attraper des crabes, des crevettes et des petits poissons qui se trouvent dans l'eau entre les rochers.

Au bout d'un moment, la forêt s'interrompt brusquement pour laisser place à une immense plage de sable blanc. A ma droite, je vois l'amas de rochers noirs et Gabriel assis sur l'un d'eux, face à la mer. Je le rejoins.

« Salut, Gabi. » dis-je en m'asseyant près de lui.

« Salut. Tu veux un coquillage ? »

« Non, merci. »

Un silence pesant s'installe, et je comprends à son front plissé et ses sourcils froncés qu'il est terriblement inquiet, comme chaque année le jour de la Moisson. Je prends sa main et la serre doucement entre mes doigts. Ses traits se détendent légèrement, mais ses yeux trahissent son anxiété. Une anxiété qui ne le quittera pas avant la fin de la Moisson.

« Que veux-tu faire aujourd'hui ? » je demande.

« En tout cas, je ne suis pas vraiment d'humeur à me lancer à la recherche des crabes, des crevettes et des poissons... » répond-t-il en poussant un soupir de lassitude.

« Ca tombe bien, moi non plus ! » je m'exclame, soulagée. « Je ne veux plus jamais voir de poisson de ma vie… Ca te tente, une petite baignade ? » j'ajoute en lui lançant un sourire complice.

Il rit.

« Bien sûr que ça me tente. »

Nous passons le reste de la matinée à patauger au bord de la mer, puis nous nous étendons sur le sable blanc pour sécher au soleil. Comme d'habitude, Gabi me raccompagne jusque chez moi. Au moment où je pose la main sur la poignée, il me prend soudainement dans ses bras et me serre si fort contre lui que je manque de m'étouffer. Il finit par s'en rendre compte et me relâche en riant.

« Fais-moi plaisir et mets ta robe blanche, tout à l'heure. » dit-il. « Celle en dentelle. Elle te va à ravir. »

« Promis. » je réponds.

Il dépose un baiser sur ma joue.

« On se voit sur la grand-place. » dit-il avant de faire demi-tour et de s'éloigner.

J'attends qu'il disparaisse de mon champ de vision pour rentrer à la maison. Bonne surprise : maman m'a fait couler un bain moussant. Un léger parfum de rose s'en dégage. Je m'y plonge aussitôt et n'en ressort qu'une heure plus tard. Maintenant, je sens bon la rose, moi aussi. Je me couvre d'une serviette, monte dans ma chambre, referme la porte derrière moi et m'effondre sur le lit. Je laisse mon corps et mes cheveux sécher à l'air libre, puis j'enfile ma robe en dentelle blanche, celle que Gabi voulait que je porte, et noue mes longs cheveux raides et noirs en un chignon négligé. Je descends au rez-de-chaussée, où mes parents et mon frère sont en train de déjeuner. Je les rejoins à table et me force à avaler un petit pain. Mes parents sont très attentionnés à mon égard, aujourd'hui. Même mon frère, qui d'habitude me fuit comme la peste, me réclame sans cesse des câlins. Je crois qu'ils ont peur de ne plus jamais me revoir. Je tente de les rassurer comme je peux.

Quand vient le moment de se rendre sur la grand-place pour la Moisson, mes parents et mon frère m'accompagnent. Nous sommes bientôt obligés de nous séparer. Ils me serrent dans leurs bras puis rejoignent les autres parents tandis qu'on me pique le doigt pour me prélever une goutte de sang. La douleur est brève, je n'y fais donc pas attention, trop occupée à chercher Gabi du regard. Je ne le vois nulle part, cependant. Je rejoins le groupe des filles de dix-sept ans.

Cette année, Petty Travel, l'hôtesse de notre district, a le corps teinté en bleu (sensé rappeler le bleu de la mer) et porte une horrible perruque bouffante blond platine et une robe extravagante vert forêt. Elle ne semble pas se rendre compte à quel point elle a l'air ridicule. Elle est assise aux cotés du maire, de Finnick Odair (le gagnant des soixante-cinquième Hunger Games) et de Mags (une précédente gagnante des Jeux, âgée de soixante-seize ans), qui sont les mentors des tributs du district depuis de nombreuses années. Annie Cresta, la gagnante de la soixante-dixième édition, aurait du faire partie des mentors cette année, mais étant devenue folle en voyant son partenaire se faire décapiter dans l'arène, elle n'est pas en état d'assurer le poste.

L'hôtesse, le maire et les deux mentors sont installés sur une estrade, dressée devant l'hôtel de ville pour la Moisson. Une grosse boule de verre remplie de milliers de petits papiers se trouve de chaque côté de l'estrade. Mon nom est inscrit six fois. Le maire se lève et le silence s'installe. Il entame son discours, le même chaque année. Je ne l'écoute même pas.

Je viens de repérer Gabi, parmi les garçons de dix-huit ans. Il me lance un clin d'œil. Je lui souris. A présent, le maire énonce les noms des précédents gagnants du district Quatre, en terminant par celui d'Annie Cresta, puis retourne s'asseoir. C'est au tour de Petty Travel de se lever, souriante, comme toujours.

« Joyeux Hunger Games et puisse le sort vous être favorable ! » s'exclame-t-elle avec entrain. « Le moment est venu de choisir les braves jeunes gens qui représenteront le district Quatre aux soixante-et-onzième Hunger Games ! Honneur aux dames ! »

Son optimisme me dégoûte. Elle trotte sur ses talons de quinze centimètres de haut jusqu'à la boule des filles. Elle y plonge sa main, fouille longuement puis la ressort d'un geste théâtral, tenant un papier entre le pouce et l'index. Elle le déplie lentement. Je baisse les yeux et me plonge dans la contemplation du sol sous mes pieds.

« River Ly ! »

Je relève brusquement la tête. C'est moi qu'on appelle.

La peur m'envahit au moment où Petty Travel prononce mon nom. Puis je me souviens que je vis dans le district Quatre, qu'il y a toujours eu des tributs de carrières et qu'il y en aura toujours. Rassurée par cette pensée, je rejoins l'hôtesse sur l'estrade. Elle ne m'accorde pas même un regard.

« Y a-t-il des volontaires ? » demande-t-elle.

J'attends patiemment que quelqu'un se porte volontaire, mais le silence règne. Ma peur commence à ressurgir, mais je ne perds pas espoir. Petty Travel semble surprise, elle aussi.

« Y a-t-il des volontaires ? » redemande-t-elle plus fort.

Silence. La peur me paralyse entièrement et tout espoir disparaît. Je cède à la panique et cherche désespérément Gabi du regard, mais il reste invisible.

Je me souviens l'année où son nom avait été tiré au sort le jour de la Moisson. Cela faisait alors un an que nous nous étions rencontrés. J'avais commencé à croire que je ne le reverrai jamais, qu'il mourrait tué dans une arène, lorsqu'un tribut de carrière s'était porté volontaire pour prendre sa place. Le maire avait alors autorisé Gabi a quitté l'estrade. Je m'étais aussitôt jetée dans ses bras en pleurant et ne l'avais plus lâché avant que la grand-place ne se vide entièrement de la foule d'enfants et de parents soulagés que la Moisson soit terminée. Mais cette fois-ci il n'y a pas de volontaire. Il n'y a personne pour prendre ma place.

« Pas de volontaires ? » insiste Petty Travel. « Vous êtes surs ? Très bien. Félicitations… » Elle s'interrompt brusquement, comme si elle avait oublié quelque chose, puis se tourne vers moi. « Quel est ton nom, très chère ? » me demande-t-elle.

Je ressens une violente envie de la gifler, elle qui n'est même pas fichue de retenir mon prénom.

« River. » dis-je en serrant les dents. « River Ly. »

« Félicitations, River Ly ! » s'exclame-t-elle en frappant dans ses mains. « Je demande un tonnerre d'applaudissements pour River ! »

J'entends quelques personnes applaudirent sans conviction, puis le silence revient.

« C'est au tour des garçons, à présent ! » ajoute-t-elle avec enthousiasme.

Je me demande qui sera choisi et je prie pour que ce ne soit pas Gabi.

« Nathaniel West ! »

Je pousse un soupir de soulagement. Ce nom m'est parfaitement inconnu. Le garçon vient à peine de nous rejoindre sur l'estrade quand soudain une voix masculine s'exclame :

« Je me porte volontaire ! »

Petty Travel semble ravie. Elle fait signe à Nathaniel de quitter l'estrade. Celui-ci s'empresse d'obéir. Le garçon qui le remplace a une allure terrifiante. Son visage me semble familier, bien que je ne lui aie jamais adressé la parole. Je crois que nous sommes dans la même école. Il doit mesurer plus d'un mètre quatre-vingts et peser le double de mon poids. Ces cheveux bruns sont ébouriffés par le vent, ses yeux bleus et froids ne trahissent aucune émotion. Je l'avais aperçu plusieurs fois dans les couloirs de l'école. Entouré de ses amis, il avait l'air d'être un garçon agréable et sympathique. Je me suis sans doute trompée. Peut-être se demande-t-il déjà de quelle manière il va procéder pour me tuer.

« Quel est ton nom ? » lui demande l'hôtesse.

« Reid Hook. » répond-t-il.

« Eh bien, Reid, je te félicite. Tu es un tribut de carrière, n'est-ce pas ? »

Il hoche la tête, puis me tend la main. Je la serre en évitant soigneusement de croiser son regard glacial.

« Mesdames et messieurs, j'ai l'honneur de vous présenter la courageuse jeune fille et le courageux jeune homme qui représenteront le district Quatre à la soixante-et-onzième édition des Hunger Games ! River Ly et Reid Hook ! Applaudissez-les ! »

Cette fois encore, seules quelques personnes applaudissent. Le maire se lève et nous félicite sans grand enthousiasme, puis quatre Pacificateurs nous conduisent, le carrière et moi, à l'intérieur de l'hôtel de ville où nous sommes séparés dans deux pièces différentes. L'endroit où je me trouve est richement et magnifiquement décoré. Les murs en marbre blanc sont recouverts de tapisseries et un feu brûle dans une immense cheminée. Je m'installe sur un canapé en velours rouge et essaye tant bien que mal de réaliser ce qui vient de m'arriver. J'ai du mal à admettre que j'ai été choisie pour participer à ces jeux barbares et sanguinaires. Je sais parfaitement que je n'ai aucune chance d'en ressortir vivante. Je suis faible et je n'ai pas de talents particuliers en quoi que ce soit. Mes parents et mon frère font irruption dans la pièce, et se jettent dans mes bras en sanglotant. J'ai conscience que je les étreins pour la dernière fois ; ils me manquent déjà. J'aimerais pouvoir me montrer forte, mais les larmes me montent aux yeux. Après une longue minute de silence, je finis par murmurer :

« Je vous aime. De tout mon cœur. »

Ils n'ont pas besoin de mots pour me faire comprendre qu'ils m'aiment aussi. Leurs bras resserrent leur étreinte autour de moi. Soudain, la porte s'ouvre. Deux Pacificateurs forcent mes parents à quitter la pièce, sans me laisser le temps de leur dire au revoir. Wesley s'accroche à ma jambe en poussant des cris déchirants. Je m'agenouille pour être sa hauteur.

« Wes, écoute-moi. » dis-je. « C'est toi, l'homme de la famille. Je veux que tu prennes soin de papa et maman pendant mon absence. Je reviendrai. »

J'ai honte de devoir lui mentir, mais j'y suis obligée. Je ne supporte pas de le voir pleurer.

« Promis juré ? » demande-t-il d'une petite voix inquiète.

« Promis juré. »

J'essuie ses larmes du bout des doigts et le prend dans mes bras une dernière fois.

« Je reviendrai. » je répète en déposant un baiser dans ses cheveux. « Je te le promets. »

« Je te crois. » murmure-t-il, apaisé.

Il est brusquement arraché à moi par les Pacificateurs. Ils le tiennent fermement par les bras et l'entraînent hors de la pièce. La porte se referme bruyamment sur eux. Je reste agenouillée au sol, tremblante et en proie à une violente crise de nerfs. La porte s'ouvre de nouveau. C'est Gabi ; son visage est crispé de rage. En voyant mon corps secoué de sanglots, son expression se radoucit.

« Oh, Riv… » souffle-t-il.

Il passe son bras autour de moi et m'aide à me relever. Je m'effondre sur lui en pleurant et ses bras se referment autour de moi.

« Promets-moi. » murmure-t-il. « Promets-moi de gagner. »

J'essuie mes larmes du revers de la main et prends une grande inspiration pour me calmer.

« Je te promets d'essayer. »

Il pose ses mains sur mes épaules et plonge son regard bleu dans le mien.

« Je t'interdis de mourir. » dit-il. « Cache-toi dans l'arène. Laisse les autres s'entre-tuer. »

Je hoche la tête. Il prend ma main, dépose quelque chose à l'intérieur et referme mes doigts dessus.

« Tu as le droit à un objet personnel, je crois. Prends ça. Pour ne pas m'oublier. »

« Comment pourrais-je oublier mon meilleur ami ? »

Il sourit tristement puis lâche un grand soupir, comme pour se donner le courage de poursuivre.

« Ne me repousse pas, je t'en prie… »

J'ai à peine le temps de réaliser ce qu'il se passe. Gabi prend mon visage entre ses deux mains et plaque ses lèvres sur les miennes. Ce n'est pas la première fois qu'on m'embrasse sur la bouche. Mais cette fois-ci, la sensation est différente. C'est beaucoup plus agréable et en même temps si étrange ! J'ai déjà eu deux ou trois petit-amis, mais jamais rien de sérieux. Au fond, je crois que je ne les aimais pas vraiment. Probablement parce que je réservais mon amour à quelqu'un d'autre, sans même m'en rendre compte. Et ce quelqu'un est Gabriel.

Mes bras se referment autour de son cou. Ses lèvres douces et chaudes provoquent une sensation délicieuse en moi. Une sensation que je n'avais jamais connu auparavant. Ses mains, à présent posées dans le creux de mes reins, me serrent fort contre lui. Je souhaite que ce moment dure éternellement.

Deux émotions contradictoires m'envahissent. Tout d'abord, la joie intense que me procure ce baiser… Puis la crainte. La crainte de ne jamais revoir Gabriel. C'est terrible de se rendre compte qu'on aime quelqu'un et de devoir le quitter juste après la découverte de ses sentiments.

Sa bouche quitte la mienne. Ses grands yeux bleus scrutent attentivement mon visage.

« Je t'aime, Riv. Il fallait que je te le dise avant que tu me quittes. »

« Gabriel… »

Je suis trop émue pour terminer ma phrase. Je voudrais le rassurer, lui promettre que je ferai tout pour revenir, mais les deux Pacificateurs qui surgissent dans la pièce ne m'en laissent pas le temps. J'ai le temps d'apercevoir une dernière fois l'éclat de ses yeux ardents, puis la porte se referme derrière lui en un claquement sourd.

Je me laisse tomber sur le canapé en velours rouge. Je peux encore sentir la chaleur des lèvres de Gabi sur les miennes… J'ouvre lentement les doigts et découvre ce qu'il avait déposé au creux de ma main. C'est le collier de coquillages que je lui ai fabriqué quand nous nous sommes rencontrés. Je le mets à mon cou et laisse mes larmes couler librement le long de mes joues.