Chapitre 2 : Sous le signe de la lune

Gojô se laissa tomber sur un banc en pierre, essoufflé. Ses deux amis restèrent un peu plus longtemps debout mais ne paraissaient pas moins fatigués.

« Ça fait une heure qu'on parcourt cette ville de long en large, sans trouver autre chose que du brouillard et des rues vides ! » soupira le jeune homme. « Mais où est-ce qu'il a bien pu aller, ce moine pourri ? »

Seul le silence lui répondit. Hakkai regarda d'un air peiné Gokû qui avait plongé sa tête au creux de ses bras. Il tremblait. Le froid était revenu, mais Hakkai se doutait bien que ce n'était pas à cause de ça. Le jeune homme brun s'approcha du garçon et l'entoura de ses bras. Gokû parut surpris, cherchant d'abord à cacher ses larmes et son malaise, puis cessa de lutter contre lui-même et finit par poser sa tête contre l'épaule de son ami.

« On le retrouvera. souffla Hakkai. Tu sais bien qu'il n'est pas faible. Il a toujours su se sortir des pires situations. »

Gokû renifla et essuya discrètement ses yeux. Lorsqu'il s'agissait de Sanzô, il était toujours bouleversé à l'idée qu'il lui arrive quelque chose, sans qu'il puisse rien y faire. De plus, une rumeur circulait entre les monstres : celui ou celle qui mangerait un Haut Moine Sanzô aurait la vie éternelle.

« Il faut vraiment être naïf pour croire à ces conneries ! » avait lancé Sanzô quand ils avaient abordé le sujet. Mais comme l'avait alors répliqué Gojô, beaucoup de monstres y croyaient encore, que ce soit vrai ou faux, et le danger était donc bel et bien présent.

« Il s'est. déjà fait « kidnapper » plusieurs fois. » balbutia Gokû en se relevant.

« Et il s'en est sorti à chaque coup. » répondit Hakkai en souriant faiblement. « Tu vas voir, on va le retrouver, et il nous traitera d'imbéciles quand on lui avouera qu'on était inquiets pour lui. Qui sait, il est peut-être perdu lui aussi. La ville est si vaste. »

Mais la voix du jeune homme était peu sûre, et on y sentait l'angoisse qu'il tentait de camoufler.

Gokû se força tout de même à sourire, et murmura : « Alors, on a déjà trop attendu. On repart à sa recherche ! »

Les trois amis se remirent donc en route, frissonnant à cause des bourrasques froides qui arrivaient avec les premières heures du matin. Ils finirent par déboucher sur une rue qu'ils n'avaient jamais vue auparavant. Les maisons délabrées y paraissaient plus hautes, plus sombres encore que les précédentes. Le sol était pavé - signe indiquant un monument assez important à proximité, car le quartier n'avait pas l'air spécialement plus riche que les autres.

A mesure que les trois compagnons avançaient, des ombres se détachaient au loin. Soudain, quand ils furent assez proches pour distinguer de quoi il s'agissait, ils restèrent figés de stupeur. Quatre imposantes silhouettes noires se dressaient devant eux, armes à la main.

* * * * * * *

Une gifle cuisante lui fit ouvrir les yeux. La première chose qu'il vit fut une main, prête à gifler une deuxième fois.

« C'est bon, je suis réveillé ! » cracha-t-il avec mépris. La monstre rousse qui se tenait devant lui parut surprise durant quelques secondes, mais se reprit bien vite.

« Et alors ? » ricana-t-elle en lui administrant une nouvelle claque avec un plaisir certain. Le jeune homme blond sentit ses poignets lui faire horriblement mal, tout comme ses chevilles. Il abandonna l'idée de se défaire de ses liens : il était enchaîné, et le moindre mouvement lui provoquait une douleur atroce.

La monstre fit quelques pas devant lui, puis finit par s'arrêter en riant tout bas. « Tu n'as vraiment pas de chance, mon mignon, murmura-t-elle en approchant son visage très près du sien. La petite chef n'est pas la pour faire la loi. Sans elle, tu serais sûrement mort à l'heure qu'il est. Mais ça lui a coûté pas mal d'énergie, et elle n'est pas encore tout à fait remise. Quelle crétine : protéger un humain ! quel intérêt. ? »

Elle s'approcha un peu plus de Sanzô et posa une main sur son torse.

« .Mais tu es là, alors autant en profiter. tu ne crois pas ? »

Elle se reçut un crachat en plein visage. L'essuyant vivement de la main avec rage, elle releva la tête pour croiser le regard le plus méprisant qu'elle eut jamais vu. Le jeune moine ouvrit la bouche et commença d'une voix grave, en détachant chaque mot :

« Sois sûre d'une chose : Je vais te BUTER. »

La femme éclata d'un rire cruel et l'attrapa sans ménagement par les cheveux : « Et tu crois me faire peur ? c'est MOI qui ai tout pouvoir ici, pauvre petit con ! tu auras beau me cracher dessus, c'est tout ce que tu peux faire. Alors ne fais pas trop le malin, si tu tiens à ce que tes amis te reconnaissent quand ils te reverront - s'ils te revoient un jour ! »

Elle le lâcha brutalement, comme revenant soudain à la raison.

« J'ai pas mal entendu parler de toi, et de ce que tu as fait à celles qui ont tenté de te manger. Mais je ne referai pas les mêmes erreurs. Cette fois, il n'y a pas de moyen de te libérer par toi-même de tes liens, et tes amis sont loin de te retrouver. bref, je peux faire absolument TOUT ce que je veux. Et je ne suis pas sotte. je sais que tout humain déteste la douleur, physique ou morale... Tu vas morfler ! »

« Je te réserve vraiment une mort horrible. » lâcha-t-il, lui crachant une nouvelle fois à la figure avec tout le mépris qu'il pouvait donner.

Gardant son sourire, elle essuya toute souillure de son visage. Elle n'était pas comme la plupart des autres démones : elle savait se contrôler.

« Je suis vraiment mal barré. » pensa-t-il en voyant la femme-monstre s'approcher une nouvelle fois, un rictus toujours présent sur les lèvres. Elle murmura avec satisfaction : « Puis quand j'aurai fini de m'amuser avec toi, je vais te manger. que dis-je, te déguster. petit à petit. ce sera très douloureux pour toi... Puis ce sera la fin. »

Soudain, ils entendirent le bruit d'un revolver auquel on enlève le cran de sûreté.

« TA fin, ordure. »

Un seul coup tiré, qui ne rata pas sa cible. La démone rousse hurla, une balle en pleine tête, puis se désagrégea en un long cri d'agonie.

« Je HAIS les insubordonnés. » lâcha la nouvelle venue pour elle-même. Sanzô reconnut la monstre qui avait tenté de le protéger des spectres, dans le temple. La « chef », semblait-il. Elle se déplaça difficilement, même si elle ne voulait pas le laisser paraître. Dans sa main droite se trouvait le revolver anti-monstres de Sanzô. Le jeune homme se sentit soulagé d'avoir échappé à l'autre femme, mais redoutait de se trouver devant un danger plus grand encore. Pourquoi était-il emprisonné ici ? Où étaient passés les fantômes ?

« Je voulais la tuer moi-même. » soupira-t-il en la regardant s'approcher. Elle était vêtue d'un costume de guerrière assez sombre, agrémenté d'une longue cape noire. Ses cheveux lui arrivaient au milieu du dos et étaient coiffés simplement. Elle portait un tatouage en forme de lune sur la joue gauche... Ses grands yeux noirs le fixèrent un instant puis, lorsqu'ils croisèrent les siens, se détournèrent avec gêne.

« C'est à moi de juger les youkais qui sont sous mes ordres, commença-t- elle. Pas à toi, même si. tu aurais eu largement raison. »

« Youkai » était le nom communément donné aux « monstres ». Il était certes moins négatif que ce dont on les qualifiait habituellement... Mais après les vagues de meurtres qu'avaient organisées les youkais il y a quelques temps de cela, les humains les appelaient bien plus souvent « démons » ou « monstres ».

Elle considéra un instant le revolver, puis le rangea dans le holster qu'elle portait à la hanche. « Je ne vais pas te le rendre tout de suite. Simple précaution. Tu dois te demander pourquoi tu te retrouves ici, enchaîné. »

Le silence de Sanzô l'incita à continuer de parler.

« Déjà, je me présente. Je m'appelle Nekebia... Tu es dans une ancienne forteresse au milieu de la forêt de Shingo. Elle appartient aux youkais depuis peu. Ici sont entreposés des pierres sacrées éloignant les spectres. Ils sont de plus en plus agressifs ces temps-ci ! Ils ont senti ton aura et deviennent très audacieux. Certains sont même parvenus jusqu'à nos portes, mais ont vite été repoussés.

Comment nous as-tu sortis de là. dans le temple ? intervint Sanzô.

Davok, un ami, est arrivé à temps pour m'aider à éloigner les fantômes qui t'étouffaient. On a eu du mal. ils étaient des milliers à s'engouffrer dans le bâtiment. On a fait le plus vite possible pour venir s'abriter ici. J'étais dans un sale état. J'imagine que les spectres sont rentrés chez eux, mais ils ne resteront pas tranquilles.

Qu'est-ce que vous comptez faire de moi ?

La monstre mit quelques temps avant de répondre à sa question.

Tu n'es pas notre prisonnier. Tu es attaché parce que tu représentes un danger pour nous, c'est tout. On vient de me faire un rapport plus détaillé sur toi et tes compagnons. Il paraît que tu es quelqu'un d'impulsif et de violent.

Faut juste pas me chercher.

On sait jamais. Tu n'aimes pas les gens de notre race, et vu ta réputation de tueur de monstres, la haine est réciproque ! Alors tu risquerais pas mal de dangers à te balader en liberté dans le coin. »

Elle fit quelques pas vers le terminal informatique implanté dans le mur de droite et appuya sur un bouton ovale. Elle attendit que ce dernier s'allume en un bip sonore, puis revint vers Sanzô.

« Voilà. Logiquement quelqu'un devrait t'amener de la nourriture dans quelques minutes. Je vais rester là en attendant ; je n'aimerais pas que d'autres. « incidents ». se reproduisent. Et pour en revenir à ta question, je souhaiterais que tu nous aides. »

Sanzô eut un sourire moqueur.

« Moi, aider des monstres ? à tuer des humains, peut-être ? »

La jeune femme croisa les bras et lui jeta un air grave et sérieux.

« Non, bien sûr que non. A sauver la ville d'Undo, et ses gens. Il existe au plus profond des bois de Shingo un temple très ancien. D'après les légendes, il s'agirait du Temple des âmes. Celles des villageois sont piégées à l'intérieur !

Il suffirait de les libérer pour qu'ils redeviennent vivants. et humains ? demanda le moine d'un air soupçonneux.

C'est déjà une rude épreuve de passer la forêt, mais c'est faisable. Après, j'avoue que je ne sais pas. Je ne suis jamais entrée à l'intérieur, il y a de multiples portes scellées que seul l'élu peut ouvrir.

Et l'élu.

Ouais. C'est toi. »

* * * * * * *

Gojô regarda ses amis et lut de l'inquiétude dans leurs yeux. Lui non plus n'était pas tranquille. Leurs adversaires étaient immenses. et les scrutaient, immobiles, attendant le bon moment pour attaquer. Leurs visages étaient dans la pénombre : impossible de voir à quoi ils ressemblaient exactement.

« On a déjà battu plus effrayant que ça ! grogna le jeune homme. Approchons- nous : qu'on sache au moins à quoi ressemblent ces monstres avant de les tuer !. »

Gokû fronça les sourcils et ne bougea pas d'un pouce.

« Ils ne bougent pas. » remarqua-t-il au bout d'une minute d'attente. « C'est bizarre. » Gojô passa une main dans ses cheveux écarlates et soupira : « Allez, va pas me dire qu'ils sont trouillards au point de pas oser approcher. »

Hakkai s'avança d'une dizaine de mètres, lentement, sous le regard inquiet des deux autres. Puis, soudain, il éclata de rire. Dragon blanc poussa un petit cri surpris.

« Hein ? » souffla Gojô, qui comprenait de moins en moins. Gokû, lui, s'avança à son tour, puis eut la même réaction que Hakkai. Quand le jeune homme se décida à approcher de l'endroit où se tenaient ses amis, il s'aperçut que ceux qu'ils prenaient pour des adversaires étaient. des statues.

« Eh ben. si je m'attendais à ça ! » laissa-t-il échapper avec un petit rire. « Des statues de pierre. elles sont grandes, quand même. Et c'est même pas des dieux. »

Gokû examina les figures avec plus d'attention. Il s'agissait de reproductions de quatre guerriers humains, armés tous différemment : une lance, un sabre, un boomerang étrange et des gants renforcés. Leurs faces n'avaient pas une expression naturelle pour des statues. On aurait dit des êtres « figés » . certains semblaient terrifiés, d'autres menaçants.

« Ils ont vraiment une sale gueule. » sortit le garçon en mettant ses mains derrière sa tête. Il était intrigué par leur taille : plus de 3 mètres. pourquoi des gens auraient-ils construit en pleine ville des choses si peu esthétiques, ne représentant même pas des divinités ?

« Eh, ça a peut-être rapport avec l'état étrange de cette ville, non ?» proposa tranquillement Hakkai en caressant Dragon Blanc qui se tenait sur son épaule.

Le jeune homme regarda autour de lui et s'aperçut qu'il y avait une petite bâtisse sombre, construite entre deux gros arbres morts, une vingtaine de mètres derrières les statues.

« Qu'est-ce que ça peut bien être ? » pensa-t-il en plissant les yeux pour mieux voir. Son ?il droit ne percevait presque plus rien : il ne pouvait s'en tenir qu'au gauche. Gojô remarqua aussi la petite maison délabrée, suivant le regard de Hakkai.

« Allez, je devine ce que tu veux faire ! lui lança-t-il. Tu veux aller voir dans cette vieille baraque ? à mon avis, tu n'y trouveras rien de plus que des débris et des poteries cassées. » Il réalisa soudainement une chose.

« Eh ? mais c'est la seule maison ouverte que l'on ai vue jusqu'à présent ! »

Hakkai acquieça.

« Et c'est bien ça qui m'intrigue... »

Il rappela Gokû qui était resté à contempler les statues.

« C'est des humains, lâcha ce dernier. Mais ça peut être aussi des youkais portant un contrôleur d'apparence... »

Gojô eut un petit ricanement moqueur.

« Et depuis quand t'as appris à réfléchir, bakasaru ? »

Gokû s'apprêta à répondre, mais une brise glacée sur son visage lui rappela que la fraîcheur du matin commençait à arriver, et qu'ils n'avaient toujours pas retrouvé Sanzô. Son c?ur se serra à nouveau. Tout, tout sauf le perdre...

Gojô, étonné du silence du garçon, comprit bien vite et préféra se taire. Après quelques secondes, il déclara cependant : « Eh, on ferait mieux de visiter un peu plus le coin, non ? on va le trouver. »

Il lui sourit d'un air un peu crispé, et Gokû apprécia le geste. Gojô passait son temps à le taquiner, mais il savait aussi se comporter en grand frère compréhensif quand il le voulait... sous ses airs de frimeur, se cachait quelqu'un d'assez sensible qui n'hésitait jamais à venir en aide aux personnes qui lui étaient chères. Il n'appréciait pas vraiment Sanzô mais au fond de lui, il s'agissait tout de même d'un ami. Au mauvais caractère, soit - mais un ami quand même.

Hakkai envoya Dragon blanc en éclaireur, pour voir s'il n'y avait rien de suspect autour de la petite bâtisse qu'ils allaient explorer. L'animal revint avec un petit cri assuré, ce qui signifiait qu'aucun danger n'était présent dans les environs. Pour l'instant.

Légèrement en avance sur les autres, le jeune homme brun ouvrit un peu plus la porte entrouverte de la cabane. Elle grinça de tous ses gonds en un bruit sinistre. Quelques mètres derrière, Gojô grommela : « Hakkai ! qu'est- ce que tu fous, n'allume pas d'aura ici ! tu veux nous faire repérer ou quoi ? ! »

Hakkai se retourna, incrédule.

« Mais... ne n'ai allumé aucune aura !»

Gokû regarda attentivement la cabane. Entre les planches du premier étage de la maison filtrait une faible lumière...

« Et puis comment aurais-tu voulu qu'il allume de la lumière au premier étage alors qu'il est devant la porte ? »

Gojô resta incrédule.

« Mais...mais... j'en sais rien moi ! qui ça peut être d'autre ? »

Lourd silence.

Puis soudain, une pensée commune.

« SANZO ? ! ! »

Négligeant tout danger possible, ils s'engouffrèrent dans la bâtisse de bois, grimpèrent les escaliers usés aussi vite qu'ils le purent - Gokû devançant ses amis - et stoppèrent net à l'entrée du premier étage. Une porte était ouverte sur une salle légèrement éclairée. Il s'agissait d'une lampe à pétrole. Une forme courbée était installée juste devant...

Quand elle se retourna, les trois youkais eurent un frisson d'horreur.

Ce n'était pas Sanzô.

Ce visage, pâle, légèrement bleuté comme celui d'un spectre, était celui d'une femme brune, vieille, ridée. Elle semblait sèche, comme si toute vie avait été drainée de ses veines... Ses cheveux longs tombaient sans grâce sur ses épaules. Ses yeux noirs semblaient implorer de l'aide, devenant parfois translucides, tout comme son corps semblait sculpté dans la brume. A son cou se trouvait un pendentif étrange, et sur sa joue... un tatouage à forme lunaire.