Antarès écarlate

Chapitre 1 : l'Eveil

Kardia défaisait les bandages de ses mains. Faible protection, hélas... elles étaient en sang. Il grimaça, les observa un instant alors qu'elles suintaient. Les coups de la veille n'avaient guère eu le loisir de cicatriser. Mais l'adolescent en avait déjà vu d'autres. Pour se consoler, il se concentra, développant le cosmos nécessaire à faire pousser un ongle écarlate sur l'index - le dard du Scorpion. Il contempla l'instrument un long moment, sous toutes les coutures, très fier à la fois de la couleur rappelant le sang et de la pointe menaçante. Il renouvela l'expérience avec l'index de la main opposée. Même jeu. Oh, l'ongle n'était pas si long que cela mais il se mettait au défi de lui faire gagner une bonne longueur d'ici quelques mois. Il aimait cela, les défis... il carburait en fixant la barre très haut.

Il était également très satisfait de constater que son coeur s'était tenu tranquille alors qu'il venait de faire appel à son cosmos. L'excitation le gagnait, allongeant son sourire en un rictus pour le moins terrible, accélérant les battements de son coeur déjà sollicité par l'entraînement ardu de la journée. Une crispation traître au niveau du muscle le prit. Il grimaça. "Non..." Dans un geste devenu instinctif, il plaça sa main sur l'emplacement de l'organe capricieux, tentant de respirer normalement. Le coeur fit un soubresaut puis se calma. "Voilà... c'est bien." Oui, Kardia parlait à son coeur. C'était, du reste, la seule chose qu'il ne parvenait pas à dompter alors autant s'en faire un ami, à défaut de pouvoir se l'arracher en bonne et due forme - envie qui ne lui manquait guère lorsque ce fichu coeur se rappelait douloureusement à son bon souvenir !

Malgré la technique interdite appliquée jadis par Krest du Verseau, le coeur, dont la vie avait été rallongée par le sang d'Athéna, se montrait capricieux, notamment lorsqu'il était pleinement sollicité. Il atteignait alors des températures très élevées, chaleur qui consumait Kardia de l'intérieur et menait immanquablement à une crise importante.


Les crises... comment les décrire ?... un spasme violent comme si 1000 aiguilles frappaient l'organe en même temps, en divers endroits, le faisant tousser violemment, éjectant du sang qui maculait sa bouche, souillant lèvres et commissures, coulant le long du menton. Ses jambes se dérobaient sous lui en général et il se retrouvait au sol, tremblant de toutes parts, yeux plissés, bouche ensanglantée et déformée par la douleur.

Kardia secoua la tête. La dernière crise aiguë remontait à deux mois. Oui, très exactement deux mois. Début de l'été. Fin d'après-midi. Surchauffe cardiaque. Révolte de l'organe rebelle. Chaleur. Douleur. Crise. Heureusement, il trouva suffisamment de force pour s'éloigner du lieu d'entraînement et chuter, en contrebas, à l'abri des regards. Ces crises... elles constituaient véritablement LA faiblesse de Kardia. Une faiblesse qu'il ne pouvait ni tolérer ni montrer mais qu'il devait subir. A la douleur, l'expression du jeune garçon était teintée de rage. Une rage sourde, grondante, résignée. Non seulement les crises étaient douloureuses mais en plus elles le laissaient dans un état déplorable durant une ou plusieurs demi-journée, à demi-inconscient, bref une loque !... une loque brûlante.


Kassim était le maître de Kardia. Turc d'origine, ce dernier s'était installé avec sa famille dans le petit village de pêche de Klima. Kassim se prit immédiatement d'affection pour le jeune effronté - à dire vrai, et Kardia l'ignorait, Kassim avait perdu un fils du même âge de Kardia qui possédait, lui aussi, un caractère bien trempé. La perte du fils unique fut une grande douleur. Mais le couple eut la joie d'accueillir une petite fille du nom de Aleyna. La petite fixait souvent Kardia de ses yeux immenses. Le garçon se livrait alors à une panoplie de grimaces toutes plus tordantes les unes que les autres pour amuser la fillette, dans le dos des parents.

Un jour, alors que les parents devaient s'absenter un moment, Kassim n'hésita pas, malgré les quelques réticences de son épouse, à confier la petite à l'apprenti chevalier. D'abord profondément agacé : "J'ai mieux à faire, sérieux !", ce dernier se prit au jeu et Kassim les retrouva dans le jardin, Aleyna juchée sur le dos de Kardia qui ruait mieux que personne !

Depuis ce jour, Kardia fut invité régulièrement à la table de son maître. Le restant du temps, pour ses repas, Kardia chassait, ce qui aiguisait sa vue et affinait ses techniques. Il rotissait son maigre gibier à la broche. Il était extraordinairement indépendant, limite sauvage. Kardia souhaitait dépendre de personne.


"Tu vois là-haut ? c'est Antarès. La Géante rouge." en désignant l'étoile du doigt.

Kardia plissait les yeux. Bon... certes, elle brillait plus intensément que les autres...

"Άντάρης en grec."

"A tes souhaits !..."

"Ecoute-moi, Kardia, c'est sérieux. C'est l'étoile qui symbolise Arès, dieu de la guerre. En arabe, Antarès se nomme Qalb al agrab, ce qui signifie 'le coeur du Scorpion' parce qu'elle se trouve véritablement à cet emplacement. C'est un rubis incandescent et..."

Kassim s'interrompit. Le garçon venait de poser la tête contre l'épaule du maître et sommeillait.


Même si Kardia se mêlait peu à la population locale - qui l'appelait l'enfant sauvage - il lui arrivait fréquemment de se frotter à la mauvaise graine du village, ciblant notamment les plus âgés que lui.

"Regarde... voilà la crevette."

Kardia levait le sourcil, peu impressionné par les insultes.

"Lève-toi et viens, que la crevette te montre ce dont elle est capable."

"Peuh ! sérieux, tu penses que tu me fais peur ?!"

"Tu causes trop. Arrives !" en adoptant une belle posture de combat.

L'aîné cracha son brin d'herbe et se rua sur le malheureux scorpion en devenir.

Kardia était vif, aussi bien en esquive qu'en attaque. Il essouffla consciencieusement le garçon puis l'acheva d'un coup de genou dans l'estomac. Le dominant, bras croisés, il regardait l'autre ramper, sentant une excitation malsaine le gagner tout entier alors que sa bande l'abandonnait. Il asséna un nouveau coup qui fit chanceler le garçon.

"Allez, relève-toi. C'est pas terminé !..."

Kardia l'aggripa vu qu'il refusait obstinément d'obtempérer, le traînant sur plusieurs mètres puis l'assomma à l'aide d'un coup musclé sur le crâne, se tapant une main contre l'autre une fois sa besogne terminée. "La crevette, hein ?! fais-moi rire, gros tas !..."


"C'est bien... non, reste concentré !..."

Kardia tentait à la fois de canaliser le cosmos qui grondait en lui et d'écouter les instructions du maître - ardu ! et par-dessus le marché, il fallait qu'il veille à ce que son coeur se tienne à carreau !

"Reprends-toi, Kardia !..."

Le maître abandonna l'attaque.

"Mais pourquoi ?..." s'insurgea le disciple.

"Quelque chose trouble ta concentration."

Kardia grinçait des dents. Il savait parfaitement de quoi il en retournait. Le coeur... le fichu coeur...

"Peut-être pourrais-tu m'en parler et nous trouverions une solution à ce qui te tracasse." proposa aimablement Kassim.

"J'vais bien." trop vite rétorqué pour être vrai et donner le change.

"Je suis là pour t'aider, Kardia."

"J'vais bien, j'vous dis !"

La colère venait de se figer dans les prunelles, leur offrant cette nuance incandescente en guise d'avertissement.

"Bien. Alors je te laisse réfléchir. Entraînement suspendu jusqu'à nouvel ordre."

Kardia hallucinait ! il avait presque envie de se jeter à la gorge de son propre maître.

Il s'assit dans l'herbe desséchée et ronchonna un très long moment.

"Mêle-toi de tes affaires !..."

Là, sur le moment, outre passer ses nerfs sur son maître, il était pris de l'envie de s'ouvrir la poitrine et d'arracher l'organe qui lui causait tant de soucis et empêchait son ascension.

Il resta là durant près d'une heure, réfléchissant lorsque soudain...

"OUAIS !" en bondissant tel un cabri trop longtemps privé de liberté. Il faisait face au soleil couchant, regard brillant d'une nouvelle perspective. Son coeur... cette faiblesse... il en ferait un atout.


Kardia hésitait. Fortement. Devait-il évoquer avec le maître la nouvelle perspective qui le berçait depuis la veille ?... ou tenter par lui-même d'apprivoiser ces nouvelles techniques ?... ce qui rendait la tâche compliquée était le fait qu'il n'avait jamais évoqué avec le maître ses problèmes de coeur... alors le faire maintenant était se voir réduit et humilié. Et la fierté naturelle de Kardia hurlait au désaccord !

"Je sais quelle est ton idée... je l'ai cernée depuis un moment déjà." amena calmement Kassim.

Kardia clignait.

"De quoi vous parlez ?"

"De faire battre ton coeur plus rapidement pour enflammer ton cosmos et dispenser une chaleur intense sous forme d'attaque ultime."

Kardia restait là, bouche ouverte comme pour gober les insectes volants. Il avait lu dans ses pensées ou quoi ?

"Krest m'a parlé de toi avant ton arrivée."

Foutu vieux débris !

Kardia croisa les bras avec un gros "houmpf !" de contrariété.

"Je peux aider." assura Kassim.

"C'est ma vie, mon choix."

"Je peux aider." répéta le maître, patient.

Mais Kardia était dans le genre buté. Il ne se déciderait pas du jour au lendemain.


Kassim déposa le corps tremblant et fiévreux de l'adolescent dans le premier lit venu. Il chercha de l'eau fraîche et s'en occupa comme un père. Kardia avait beau être têtu, il savait parfaitement où il allait. Ceci plaisait à Kassim. Kardia ferait un beau Scorpion, entêté et fier.

"Hey, gamin, tu ne vas pas lâcher maintenant, hmm ?..."

Kardia n'entendait pas, se contentant d'ouvrir des yeux voilés sur la silhouette qui se démenait à ses côtés. L'attaque basée sur la chaleur de son coeur était loin d'être maîtrisée... il lui faudrait des années. Si sa vie y résistait, évidemment...


L'ongle était beau. D'un rouge parfait. Ecarlate. Sang. Antarès. Violent. Il était d'une longueur terrible, s'allongeant à mesure que l'excitation guerrière du Scorpion grandissait.

Kassim n'avait encore jamais vu d'ongle de cette taille. Kardia était visiblement exceptionnel... mais le maître était troublé... quelque chose ne tournait pas rond chez son disciple... une sorte de... folie meurtrière. La veille, il l'avait surpris à torturer, de la plus abominable des façons, un adversaire potentiel. Le sourire terriblement sadique de Kardia avait semé le doute dans l'esprit du maître... Que se passerait-il une fois qu'il aura revêtu l'armure ?...

De son côté, Kardia avait bien noté le malaise de son maître par rapport à ses capacités. Il n'aurait pas accepté de lire, dans le regard de Kassim, la moindre peur mais il n'en avait, fort heureusement, jamais décelé. C'était plutôt de l'interrogation et de la préoccupation.

"Vous vous passez la rate au court-bouillon pour rien." avait fini par dire le jeune homme.

"Ta façade est si bien étudiée... que trouver la faille relève pratiquement du miracle."

"Ouais et j'ai pas envie d'un miracle de si tôt."

Kassim comprenait ce que tentait de camoufler Kardia. Bien sûr... mais son disciple était loin d'être un modèle de maîtrise de soi. Il craignait que le moindre choc ne fasse ressurgir cette nature indomptable et enflammée. Kassim eut un petit sourire malgré ses inquiétudes. "Tu es bien le digne fils du Scorpion... tes attaques, si elles sont bien menées, surprendront plus d'un adversaire mais s'il te plaît, évite-leur cet excès de sadisme."

"Ah... je peux rien promettre de tel." en se levant tandis que le vent du Sud venait jouer avec ses cheveux. "Comme on dit, dans le feu de l'action..." avec un sourire illustrant parfaitement ses dires.


Kassim suivait le combat des yeux sans rien laisser transparaître sur le visage. Son disciple combattait avec ses tripes, il n'y avait rien à faire. Il voulait cette armure, il la voulait pour se prouver qu'il avait passé toutes les épreuves, même les plus douloureuses, et qu'il avait pris une revanche certaine sur un gros désavantage de la nature.

L'ongle au dard avait pris pour habitude de frapper aussi bien à distance que de manière rapprochée. Kardia excellait en la matière, sa rapidité ayant un effet foudroyant.

Il mit à terre tous ses opposants, les jaugent d'un oeil satisfait se tordre de douleur, mains sur les hanches, expression terrifiante sur le visage. Assurément, jamais Scorpion n'aura été ni ne sera aussi sadique...

L'armure vint au vainqueur sans opposer la moindre résistance, épousant parfaitement le corps solide de Kardia qui jubilait, sourire s'allongeant jusqu'à visiter ses oreilles.

Kassim vint le féliciter avant de prendre soin de ses adversaires mis à mal, sous le ricanement narquois du désormais Saint du Scorpion.

"Il est l'heure pour toi de retourner au Sanctuaire, Kardia." en chargeant deux corps sur ses épaules.

Kardia leva le pouce et s'empara de la box, en s'éloignant. Il détestait les adieux.