Autruche
Il y avait quelque chose d'étrange chez Merlin.
Oh, Arthur savait tout ce qu'il était nécessaire de savoir sur son valet de chambre : que celui-ci ne pouvait pas franchir un couloir sans trébucher sur ses propres pieds, qu'il était maladivement incapable de respecter ses supérieurs, et qu'il avait besoin d'être surveillé de près car il était trop mentalement déficient pour prendre soin de sa propre personne.
Et il y avait quelque chose qui clochait avec lui.
Arthur avait commencé à remarquer cette bizarrerie après la peste répandue par l'eau, quand Gwen avait été accusée de sorcellerie et défendue par Morgane sous prétexte qu'une sorcière n'aurait jamais des ongles cassés et des mains durcies par les travaux domestiques alors qu'elle pouvait tout ranger d'un mot.
Merlin avait les mains lisses. D'accord, elles portaient quelques cals, mais plutôt ceux qu'on trouverait sur des mains de lettré, pas sur des mains de valet. Merlin n'aurait pas dû avoir les doigts aussi fins et délicats avec tout le travail qu'il abattait…
Un travail qu'il n'aurait jamais dû pouvoir achever. Arthur savait qu'il en demandait trop à son serviteur, que celui-ci n'avait humainement pas le temps ou la force de tout finir, et pourtant… tout ce qu'il demandait était toujours fait. Toujours à l'heure. Comme par magie.
Le prince n'aurait pas dû penser de la sorte, n'aurait pas dû accuser son fidèle valet d'une telle horreur, et pourtant… comment Merlin, l'idiot, le maladroit, l'effronté, l'audacieux Merlin aurait-il pu survivre à tant de catastrophes ? Il y avait toujours une branche pour tomber sur la tête de son agresseur, ou un seau dans le passage, ou un ami qui arrivait au bon moment. Arthur savait que certaines personnes naissaient sous une bonne étoile, mais à ce point, c'était grotesque !
Il n'y avait qu'une seule explication, et Arthur refusait seulement de l'envisager.
Il savait ce que faisait la magie : elle corrompait, irrémédiablement, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de la personne qui avait décidé de pratiquer des arts défendus, peu importait à quel point celle-ci avait été douce et innocente. Mais elle ne pouvait corrompre que si l'affligé avait conscience de sa magie.
Morgane n'avait perdu la tête qu'après avoir compris que ses cauchemars n'étaient pas des cauchemars. Elle s'était laissée dévorer par la sorcellerie, jusqu'à devenir l'exact contraire de la jeune femme compatissante et raisonnable qui avait été la pupille du roi.
Arthur ne voulait pas perdre Merlin. Il avait besoin de Merlin à ses côtés, narquois et insolent, incapable de se taire, loyal et désintéressé, et plus que tout, innocent. Il ne voulait pas voir Merlin fuir Camelot, comploter contre lui, chercher à le tuer…
Comme Morgane.
Arthur ne pouvait pas laisser Merlin devenir comme Morgane. Il ne pouvait pas perdre son valet – son meilleur ami. Il ne pouvait pas laisser la magie lui voler Merlin comme celle-ci lui avait volé Morgane.
Il ne pouvait pas perdre Merlin.
