Titre : Heartbreaker

Auteur : Lilou Black

Genre : Romance, humour, post GravEx

Fandom : Gravitation

Pairings et personnages : divers

Rating : T

Disclaimer : Propriété de Maki Murakami

Note : Cette fanfiction comprendra quatre chapitres, dont voici le premier.

Bonne lecture à tout le monde


« Je me suis trouvé un autre esclave », déclara Ryuichi Sakuma d'un ton guilleret avant de grimper sur la moto de Tatsuha Uesugi.

Tandis que le bolide roulait vers une destination inconnue, le chanteur des Nittle Grasper ignorait ce qui lui était passé par la tête en proférant ces mots. En temps normal, la majorité de ses propos échappaient au commun des mortels parce qu'il avait coutume de se réfugier dans un univers accessible uniquement à lui-même, bien loin de la vraie vie qui lui semblait trop fade. En dehors de la musique, rien n'avait vraiment d'intérêt à son sens. C'est pourquoi il avait coutume de se réfugier dans un monde de chansons, de sucreries, de lapins roses et de grivoiseries plus ou moins innocentes. Un monde qu'il aurait volontiers partagé avec Shûichi Shindô si ce dernier ne lui avait pas préféré ce maudit écrivain qui n'avait pour lui que sa belle gueule et une certaine classe et qui semblait ignorer toute forme de sentiment.

Ryuichi avait dû accepter la défaite.

Cependant, il avait agi à l'instinct en partant avec Tatsuha qu'il connaissait si peu, finalement. Du moins pas assez pour décréter en connaissance de cause que c'était son nouvel "esclave". Où cela le mènerait-il ? Bah, il verrait bien.

oOØOo

Sa désinvolture s'envola en fumée lorsqu'il se retrouva dans un appartement qu'il ne connaissait pas. Lui qui était habitué aux hôtels de grand standing ou à son propre chez-lui, décoré comme il le fallait de peluches et d'affiches de toutes sortes, il se sentit mal à l'aise dans le décor spartiate de l'endroit où Tatsuha l'avait emmené. Il fut pris d'une légère angoisse et aurait bien voulu serrer Kumagorô contre lui pour se rassurer. Le problème, c'était qu'il était parti à la poursuite de Shûichi en laissant son lapin rose derrière lui. Ce devait être pour ça, réalisa-t-il, qu'il s'était produit toutes ces choses bizarres. Après tout, Eiri Yuki s'était quasiment jeté à ses pieds en lui demandant de lui laisser Shûichi, Tôma avait piqué une crise et avait eu un comportement des plus étranges et K avait débarqué à bord d'un char d'assaut. Il n'aurait plus manqué que Rage et son panda géant pour que le tableau soit complet.

Tatsuha n'accordait pas un regard à Ryuichi, ce qui intensifia son sentiment de malaise. Il ne savait plus où il en était. Qu'est-ce qu'il lui avait pris, bon sang, de suivre ce type ? Il avait l'air d'être un fan, mais serait-ce suffisant ? Et si lui aussi, finalement, le repoussait ? Le chanteur n'était pas sûr de s'en remettre. Il était une star mais voulait être aimé pour lui, plus que pour ses chansons, sa jolie bouille et son attitude attendrissante de grand gamin attardé. Laquelle attitude se justifiait par le manque considérable d'affection dont il avait souffert au cours de sa vie. Il s'était retourné vers les animaux en peluche parce que les vrais gens l'avaient trop déçu. D'ailleurs, en parlant de peluche, il avait de plus en plus besoin de son Kumagorô.

Tatsuha se retourna soudainement, son casque de moto sous le bras. Il observa Ryuichi un moment, un sourcil relevé :

« Sakuma-san ?

— Oui ?

— Quand vous avez dit que "vous vous étiez trouvé un autre esclave", vous étiez sérieux ?

— Je... »

Ryuichi ne parvint pas à formuler une réponse cohérente. Tatsuha s'approcha de lui avec une lueur dangereuse dans les yeux. Cela fit un peu peur au chanteur. Ce type avait l'air d'un psychopathe. S'il l'avait eu avec lui au lieu de l'oublier stupidement, il aurait asséné un bon coup de Kumagorô sur le crâne de Tatsuha, aurait pris la poudre d'escampette et on n'en aurait plus reparlé.

Tandis que le jeune moine se rapprochait de lui, Ryuichi recula jusqu'à se heurter à un mur. Il crut sa dernière heure arrivée et vit déjà les gros titres des journaux : « Ryuichi Sakuma retrouvé assassiné par un fan en folie. Tout le Japon est en deuil. »

Le visage de Tatsuha était à quelques centimètres du sien :

« J'ai envie de prendre très sérieusement votre affirmation, Sakuma-san, dit-il. J'accepterai volontiers d'être votre esclave... si vous acceptez d'être le mien... »

Ryuichi rougit jusqu'aux oreilles. Des images déconseillées aux petits enfants venaient de lui traverser l'esprit, comprenant notamment des menottes en fourrure rose, un chat à neuf queues de couleurs fluo et deux corps nus s'ébattant sur un lit couvert de draps à petits rats qui dansaient la salsa. C'est n'importe quoi, pensa-t-il. Reprends-toi, Ryu-chan.

En souriant, Tatsuha laissa sa main libre errer dans les cheveux de sa proie et sur ses joues dont la peau était aussi douce que dans ses rêves.

« Que tu est mignon, dit-il. Laisse-moi te croquer, Ryu-chan, et tu oublieras ce crétin de Shindô le temps de dire "Kumagorô". »

Le ton graveleux sur lequel l'adolescent avait proféré sa phrase fit redescendre Ryuichi sur terre. Tatsuha n'était guère différent des autres personnes qu'il avait connues : tous avaient cru pouvoir le manipuler. Il s'était laissé faire, pensant se faire aimer ainsi mais en aucun cas cela n'avait servi ses intérêts. Il était largement temps de renverser la vapeur. Il repoussa la main qui lui frôlait toujours la joue et souffla :

« Mignon, vraiment ? Tu penses pouvoir me croquer mais tu ne me connais pas… Qui te dit que ce ne sera pas moi qui te croquerai, hein, Tat-chan ? »

Tatsuha sembla un peu surpris sur le coup par le changement d'attitude de son idole mais il reprit rapidement le dessus :

« Tant que je suis avec toi, qui croque qui n'a aucune importance… Je t'admire depuis tellement longtemps que je suis prêt à tout pour toi… mais ne crois pas que tu me materas si facilement, je suis un horrible sadique ! »

Ryuichi rit de la boutade et Tatsuha en profita pour l'embrasser. Le chanteur pensa vaguement que les choses allaient peut-être un peu vite, mais n'avait-il pas affirmé qu'il s'était « trouvé un autre esclave » ? Autant profiter de ce qui se trouvait sur sa route, les conséquences viendraient plus tard et tout ce qui pourrait lui faire oublier sa déconvenue avec Shûichi serait bienvenu. Il rendit donc son baiser à Tatsuha, le laissa glisser ses mains sous sa veste avant de l'attirer à son tour contre lui, refusant de rester passif indéfiniment.

Quelques instants plus tard, des choses très intéressantes se produisirent dans la chambre, qui était aussi spartiate que tout le reste de l'appartement. Ryuichi fut cependant trop occupé par un certain adolescent à cheveux bruns pour s'en préoccuper. Quand on est au lit avec quelqu'un d'aussi doué de ses mains, le manque de posters de Walt Disney sur les murs et l'absence d'animaux en peluche relèvent du simple détail.

Leur petite gymnastique horizontale terminée, ils restèrent au lit un moment à discuter de toutes sortes de choses. Ryuichi fut ravi de constater que son nouvel esclave était loin d'être un imbécile et que l'aspect fanboy obsédé à tendance légèrement sadique n'était que la surface visible de l'iceberg. Il était certes un peu dingo (quoique l'artiste eût mieux fait de se regarder dans une glace avant d'avoir ce type de pensées), mais il était profondément gentil.

À croire qu'il avait enfin fait le bon choix et trouvé la bonne personne.

Que Shûichi continue à se faire martyriser par ce taré d'Eiri Yuki, cela lui était complètement égal, à présent. Son corps ne l'intéressait plus. Seule sa voix avait de l'importance à présent et cela lui suffisait amplement.

Il en était là de ses réflexions quand un grondement de son estomac le rappela à une réalité plus terre-à-terre. Tatsuha se moqua de lui et fut puni d'un coup d'oreiller dans la figure. Le jeune moine finit par se lever et promit de revenir très vite avec deux tasses de chocolat chaud pour se remettre de leurs émotions et récupérer un peu d'énergie.

Resté seul dans le lit, Ryuichi s'étendit sur le dos et laissa à nouveau libre cours à ses pensées. En quelques heures, il s'était déjà bien attaché à Tatsuha. Il était beau gosse, amusant, il le comprenait et — cela était loin d'être négligeable — c'était un dieu du sexe. En résumé, c'était une perle rare et il ne laisserait pas partir le jeune moine de sitôt.

Il entendit vaguement, étouffée sous le tas de vêtements étalés par terre, la sonnerie du portable de son amant. Il s'éclaircit la gorge et appela :

« Tat-chan ! Téléphone ! »

L'interpellé, vêtu d'un tablier, jaillit de la cuisine et fouina dans les habits entassés pour retrouver l'appareil dans la poche de son pantalon :

« Allô ? »


« Je suis désolée, mais nous ne pouvons pas continuer.

— Pourquoi ?

­— Nous ne sommes pas du même monde alors je doute que ce soit compréhensible mais… c'est mon devoir. Je dois obéir aux exigences de ma famille. Je regrette profondément et je jure que notre relation n'a en aucun cas été un jeu pour moi mais…

— Oui, tu dois obéir, j'ai compris. Ecoute, tu ferais mieux de raccrocher. C'est suffisamment pénible pour nous deux.

— Je regrette tellement, tellement… »

Un petit sanglot, puis plus rien. La communication fut coupée.

Hiroshi Nakano raccrocha son téléphone et le fourra dans sa poche. Il se demanda s'il aurait le temps de fumer une cigarette avant de retourner travailler. Après tout, vu la conversation qu'il venait d'avoir, il avait bien mérité un petit remontant.

Il savait que cette histoire finirait dans le mur. Comme elle l'avait fait remarquer, avec ses termes pompeux habituels, Ayaka et lui « n'étaient pas du même monde ». Un musicien de rock et une fille de moine étaient trop différents en soi pour avoir une relation qui tienne la route. De surcroît, Hiroshi était persuadé qu'elle mentait à moitié lorsqu'elle affirmait que ce qui s'était passé entre eux n'avait pas été un jeu pour elle. Elle était loin de s'y être investie. Lui prendre la main avait été toute une histoire. L'embrasser avait été encore pire. Quant au reste… ils n'étaient pas allés plus loin.

Aux yeux du guitariste, il y avait des limites à la pudeur. « Pas avant le mariage », certes, mais il avait lutté, tout le temps ou Ayaka et lui avaient été ensemble, contre l'idée qu'elle n'était sortie avec lui que pour oublier Eiri Yuki tout en préservant sa vertu pour un autre que lui. Si elle l'avait aimé un minimum, elle aurait résisté à sa famille, ne serait-ce qu'un peu, lorsque celle-ci lui imposerait un nouvel homme à épouser.

Et quel homme… Ça risquait d'être drôle, tiens. Hiroshi ne le connaissait pas très bien, mais suffisamment pour penser que ce pauvre garçon serait le plus à plaindre. Bien plus que lui, alors qu'il venait de se faire plaquer comme un malpropre.

Il tira une dernière bouffée de sa cigarette avant d'écraser le mégot. Plaqué. Je me suis fait plaquer. Il eut un sourire douloureux. Cela ne lui était encore jamais arrivé de sa vie. Il fallait avouer qu'avant Ayaka, ses histoires avec les filles n'avaient été que flagrante futilité. Cette fille de moine avait été différente. Il l'avait aimée, du moins le pensait-il. À présent, il s'agissait d'oublier, de passer à autre chose. Ce ne serait pas facile, mais il finirait par y arriver. Du moins il essayait de s'en persuader.

Ce ne fut pas aussi facile que prévu. Il aurait bien voulu que Shûichi ait subi une nouvelle fois les foudres de son écrivain de petit ami pour qu'ils puissent se consoler ensemble au rhum-Coca au bar du coin, mais la situation de son meilleur ami était bien plus agréable que la sienne. En effet, non content d'avoir été l'objet du désir de Ryuichi Sakuma, il avait passé avec Yuki une nuit des plus torrides qu'il racontait à qui voulait l'entendre, et avec force détails puisque les petits enfants n'avaient pas coutume de se promener dans les studios de N-G. Tandis que le jeune chanteur se répandait à loisir sur la façon dont Yuki avait XX son XX, Hiroshi se sentait bien seul. Il n'avait pas très envie de raconter sa rupture à Shûichi parce que le voir aussi heureux dans ses amours était rarissime et parce qu'il n'aurait pas manqué de dire pique pendre d'Ayaka. En fait, il n'avait personne devant qui exposer son vague à l'âme. Les peines de cœur semblaient être un concept totalement abstrait pour Fujisaki. Sakano aurait piqué une crise de nerfs parce que « Sakano » et « crises de nerfs » sont des termes tout à fait assortis. K aurait menacé de lui poser une grenade sur la tête pour lui remettre les idées en place et Rage, qui traînait toujours dans le secteur, lui aurait dit qu'il ferait bien de devenir homo parce que les homos à cheveux longs sont super-moé, ou autres inepties du même tonneau.

En passant en revue la tribu de frappadingues qui lui faisaient office d'entourage et de collègues de travail, Hiroshi se sentit pris de migraine.

Il ne prêtait qu'une oreille distraite à ce qui se disait autour de lui. Il était question du prochain album de Bad Luck, du nombre de chansons à écrire, du style de paroles, etc. Le guitariste n'avait pas la tête à travailler et avait envie de rentrer chez lui. Il fut bien obligé cependant de redescendre sur terre en sentant contre sa tempe le canon du Magnum de K :

« Tu écoutes un peu ce qu'on dit où tu rêvasses ? No time for daydreaming, s'écria le manager avec son habituel rictus de malade.

— Désolé, fit Hiroshi d'un air contrit. »

Fujisaki fit la moue et Shûichi souriait bêtement.

« Hum, bref, je disais, reprit Sakano d'un ton professoral en remontant ses lunettes sur son nez. Le directeur a pensé qu'il serait une bonne idée de lancer Bad Luck sur le marché international, notamment occidental. Il faut donc que la moitié des chansons de votre futur album soit écrites en anglais, et…

— Marché international ?!? Yatta, on va devenir aussi célèbres que Michael Jackson, s'écria Shûichi qui n'en pouvait plus de joie. Yuki sera super-fier de moi quand je vais le lui dire, et il me le prouvera en…

— Shindô, garde tes détails graveleux pour toi, on s'en fiche, répliqua K. En plus, tu ne seras que l'interprète de ces chansons en anglais, si j'en crois ton niveau plus que minable dans ma langue maternelle, oh my God…

— Hein ?! Mais on s'en fiche ! Je sais dire I love you, et si je chante I love you, ça fera un carton ! »

Devant tant d'inepties, Sakano tenta une nouvelle fois de se suicider en mangeant un gobelet en plastique ayant contenu du café. Une grande agitation s'ensuivit et Hiroshi regretta de ne pas avoir d'aspirine sur lui parce qu'il avait de plus en plus mal à la tête. Parfois, il trouvait très pénible d'être entouré de cinglés.

Une fois la situation redevenue relativement calme, Sakano et K apprirent aux trois membres du groupe que pour l'écriture des morceaux en anglais, ils avaient engagé une parolière professionnelle qui avait travaillé avec Ryuichi Sakuma lors de sa carrière solo aux Etats-Unis. Cette nouvelle ne sembla faire plaisir à personne. Fujisaki resta dubitatif, Shûichi se mit à pleurnicher que des I love you seraient amplement suffisants pour une chanson et qu'ils n'avaient par conséquent pas besoin d'une nouvelle personne dans leur équipe et Hiroshi pensa que si cette fameuse parolière était un clone de Rage (on ne sait jamais), il envisagerait sérieusement d'arrêter la musique et de reprendre ses études.

Il fut prévu que la femme leur soit présentée en début d'après-midi.

oOØOo

Lors de la pause déjeuner, Hiroshi fut bien obligé d'avouer à Shûichi qu'il avait rompu avec Ayaka. En effet, elle l'appela à plusieurs reprises, mais comme au sens du musicien, cela revenait à remuer le couteau dans la plaie, il lui raccrocha à chaque fois au nez avant de ne plus lui répondre du tout. Il se sentait blessé et en colère. Cette hypocrite qui l'avait plaqué pour épouser un homme choisi par ses parents… Quand il donna à Shûichi l'identité du futur mari, son meilleur ami manqua de s'étouffer avec son Coca.

« Tatsuha Uesugi, s'écria-t-il. Ils sont fous, ces moines. Puisqu'Ayaka ne peut pas avoir Yuki, ils se rabattent sur le petit frère. C'est nul.

— Oui, et pour peu que je le connaisse, Tatsuha est non seulement un irrécupérable dragueur, mais en plus il est super fan de Ryuichi Sakuma. À chaque fois qu'on en parle devant lui, il se comporte de façon très bizarre… »

Shûichi sembla réfléchir un moment :

« Maintenant que j'y pense, affirma-t-il, Sakuma-san est parti avec Tatsuha quand j'ai retrouvé Yuki… Il a dit un truc du genre « je me suis trouvé un nouveau jouet », ou quelque chose comme ça… S'il se passe un truc entre eux, Ayaka va se retrouver dans la même situation que quand elle était fiancée à Yuki : en concurrence avec un garçon. »

Hiroshi préféra ne pas répondre. Il se contenta de dire qu'Ayaka ne pourrait pas compter sur lui cette fois pour se faire consoler.

oOØOo

Les membres de Bad Luck et leur producteur se retrouvèrent dans une salle de réunion après le déjeuner. K n'était pas encore là. Il était parti chercher la parolière.

Shûichi était nerveux. Fujisaki ne laissait pas transparaître la moindre émotion et Hiroshi se demandait, à nouveau, quel être humain bizarre allait sortir du chapeau de N-G.

Lorsque la porte s'ouvrit, trois paires d'yeux se braquèrent en même temps sur les personnes qui entraient.

Derrière K se tenait, toute discrète, une minuscule jeune femme aux cheveux courts, vêtue d'une jupe à fleurs, d'un imperméable mité et chaussée de bottes à hauts talons. Elle avait l'air tout à fait anonyme mais avait en plus un petit quelque chose qui ne déplut pas à un certain guitariste aux cheveux longs.

Les choses s'annonçaient plus intéressantes que prévu.


Si Suguru Fujisaki n'en avait rien laissé paraître, ses pensées avaient été fort voisines de celles d'Hiroshi lorsqu'il avait appris qu'une parolière professionnelle allait travailler avec le groupe. Il avait craint que ce ne soit qu'une cinglée de plus, or il n'en pouvait plus de travailler avec des gens qui avaient un troupeau d'araignées dans le plafond. Finalement, à son grand soulagement, cette Américano-japonaise nommée Azumi Murtchison était une jeune femme sérieuse, qui savait ce qu'elle voulait et qui semblait prête à se mettre au boulot rapidement. Suguru demandait à voir ce que donneraient ses chansons mais au moins, elle semblait à peu près normale.

Son paquet de partitions sous le bras, il quitta les studios de N-G à la fin de la journée et partit vers la station de métro la plus proche pour rentrer chez lui.

Il ne s'attendait pas à faire une certaine rencontre.

Devant l'immeuble qui abritait la célèbre maison de production créée par Tôma Seguchi, un robot panda de bonne taille était casé entre deux voitures dans le parking. En voyant l'objet, Suguru sentit des frissons lui parcourir l'échine. Cette folle de Rage était encore dans le secteur.

Il la trouva assise sur la pelouse qui bordait le bâtiment, son appareil photo autour du cou et une grosse bosse dépassant de sa veste. Il s'agissait probablement d'une des armes de guerre, bazooka ou lance-roquette, sans lesquelles elle ne se déplaçait jamais. Elle mangeait un cornet de glace et, une fois n'étant pas coutume, elle semblait à peu près calme.

Suguru n'était pas un garçon qui aimait se faire remarquer. Être vu en sa compagnie aurait probablement des conséquences désastreuses pour lui. Il se fit donc encore plus discret que d'habitude pour passer devant Rage, en espérant qu'elle ne le remarquerait pas.

« Salut, Suguru Fujisaki ! »

Raté… L'interpellé, qui était bien élevé, s'arrêta et s'inclina poliment :

« Bonjour, Mademoiselle Rage.

— Il paraît que Claude et ce vermisseau de Sakano ont engagé l'ancienne parolière de Ryuichi Sakuma ?

— Comment le savez-vous ?

— J'ai des antennes partout, bwahahahahahahaha ! »

"Ça y est, c'est parti", pensa le malheureux pianiste en voyant l'ancienne directrice artistique se mettre en mode « psychopathe totalement allumée ». Il frissonna à nouveau et sentit une coulée de sueur lui dégouliner dans le dos quand Rage lui donna un coup de coude dans les côtes :

« Et alors, tu en penses quoi, de cette petite Azumi ? Tu la trouves mignonne ? »

Suguru resta comme deux ronds de flan. À son sens, la question ne s'était même pas posée. En matière de filles, il refusait de s'intéresser à quelqu'un de plus de vingt ans (les femmes adultes étant, comme chacun sait, des Vampirella en puissance), et il se trouvait que la parolière en avait vingt-et-un. De surcroît, il était persuadé que Rage ne s'intéressait qu'au boy's love, aussi cette question lui parut un rien déplacée. Il ne fit aucunement part de son opinion, se contentant de cacher tant bien que mal son air estomaqué en haussant les épaules d'un geste qu'il espéra désinvolte.

« Peuh, fit Rage. Je ne sais même pas pourquoi je te pose cette question, en fait. Il est de notoriété publique que tu es aussi puceau qu'un paquet de râmen instantanés. »

"N'importe quoi", pensa l'adolescent. Cette fille était encore plus timbrée que Shindô. Surtout en matière de comparaisons débiles et de délires verbaux à la noix. Il fronça cependant les sourcils d'un air vexé parce que derrière ledit délire verbale se trouvaient des propos qu'il pensa déplacés :

« Ah oui ? Et qu'est-ce que vous y connaissez, à la virginité des râmen instantanés ? En plus, il y a de fortes chances pour que vous ne valiez guère mieux : tout le monde sait que dans le fond, les fans de yaoi sont toutes des coincées dans la vraie vie ! »

Il regretta aussitôt ses paroles en voyant Rage glisser une main dans la poche intérieure de sa veste. S'il l'avait vexée, il n'avait plus qu'à prier pour que sa mort ne soit pas trop douloureuse. Elle éclata alors d'un grand rire et donna une telle tape dans le dos au malheureux pianiste que celui-ci valdingua aussitôt dans le décor.

« Finalement, tu es plus intéressant que ce que je pensais, dit-elle. Je croyais que tu étais le genre uke ultime et gentil petit garçon obéissant, mais on dirait que je me suis trompée.

— Je suis ravi de l'apprendre, répliqua Suguru, un peu froissé d'être comparé au membre passif d'un couple yaoi.

— Ecoute, je suis encore ici parce qu'il faut que je ramène Ryuichi Sakuma aux Etats-Unis le plus rapidement possible, or il a disparu je ne sais où avec un loubard sur une moto. Dès que je lui aurai mis la main dessus et qu'il sera pieds et poings liés dans mon panda, je serais ravie de te revoir pour… heu… te faire manger de force un ou deux gâteaux au cyanure et te botter le derrière comme tu le mérites. »

Le jeune pianiste n'eut pas le temps de répondre. Déjà, la terre tremblait sous ses pieds et l'instant d'après, dans un bruit assourdissant, le robot panda géant quitta le plancher des vaches et disparut entre deux nuages dans le ciel de Tokyo.

Suguru s'assit sur la pelouse, aussi essoufflé que s'il venait de courir un marathon. Finalement, la source de l'énergie inépuisable de Rage était simple : elle pompait toute celle des autres. Saleté d'Américaine perverse et parasite. Il fut tenté d'aller parler à Tôma. Son cousin avait des contacts partout. Il lui serait facile de retrouver Ryuichi Sakuma, de le livrer à cette folle et de renvoyer le paquet aux Etats-Unis, et alors il pourrait souffler un peu.

La période durant laquelle Rage avait officié comme manager pour les Bad Luck restait pour Suguru un souvenir d'humiliations constantes et de consommation excessive d'antidépresseurs. Elle avait fait tourner tout le monde en bourrique, surtout Shindô, que le pianiste avait même réussi à plaindre alors qu'il ne l'appréciait guère, et elle leur avait imposé un rythme de travail diabolique ponctué de participations à des émissions de télévision débiles telles que la célèbre « Guérison du Cochonou Sauvé par le Gong », sous prétexte que ce serait bon pour leur image. N'importe quoi. Comme si faire le zouave à la télé déguisé en nounours ou affublé d'un soutien-gorge à tournesols pouvait être bon pour l'image de qui que ce soit. Suguru avait rapidement renoncé à comprendre.

Il en était là de ses réflexions quand il vit Shindô sortir de l'immeuble en gambadant et passer devant lui sans le voir, sans doute pressé de retrouver son Yuki. Nakano le suivait de près, accompagné de la parolière. Tous deux papotaient en fumant des cigarettes et semblaient très bien s'entendre. Bizarre, pensa Suguru. Nakano n'était-il pas sensé avoir une petite amie ? Une certaine Asako, ou quelque chose comme ça ?

Les deux jeunes gens s'arrêtèrent devant Suguru. Nakano le regarda d'un air surpris :

« T'es encore là ? Je croyais que tu étais pressé…

— J'ai vu Mademoiselle Rage…

— Oh… Qu'est-ce qu'elle t'a fait ? Elle t'a demandé de poser nu pour son album personnel ou elle a voulu t'affubler d'un uniforme de lycéenne ?

— Ni l'un ni l'autre… elle a… elle m'a dit qu'elle voulait me faire manger des gâteaux au cyanure et me botter les fesses. »

Nakano se gratta l'oreille avec son petit doigt, comme il avait coutume de le faire quand il était perplexe. Puis il éclata d'un grand rire :

« Les filles sont comme ça, Fujisaki. Quand elles te disent quelque chose, il faut toujours comprendre le contraire. Si elle te menace de meurtre, ça veut dire qu'elle t'aime bien. N'est-ce pas, Azumi ?

— Si vous tirez encore des conclusions aussi débiles du comportement féminin, je vous assomme, Nakano-san, répliqua l'intéressée en tirant sur sa cigarette.

— Allons, ne soyez pas aussi violente. J'ai vu suffisamment de choses affreuses pour le restant de mes jours, soupira Hiroshi. Si ça vous fait plaisir, je ne dis plus rien. Ceci dit, il est fort probable que mon interprétation des paroles de Rage soit juste. Cette fille-là est quelqu'un de très spécial. »

La parolière haussa les épaules et ne répondit rien.

Resté seul, Suguru espéra que Nakano se soit trompé sur toute la ligne. Après tout, elle avait suivi Shindô au Japon parce qu'elle était soi-disant amoureuse de lui, et en avait découlé tout un tas de catastrophe. L'adolescent considérait que son existence était déjà suffisamment compliquée pour ne pas vouloir d'une folle de plus dans son entourage.

Il sortit son téléphone portable de la poche de sa veste et composa le numéro de son cousin.

Aux grands maux, les grands remèdes.


La journée lui avait paru bien longue… Au moins, il avait réussi à persuader Tôma de le laisser tranquille. Il avait reçu la visite de sa responsable d'édition qui s'était trouvée fort embêter de le trouver hors d'état de travailler pendant un petit moment encore. Le médecin avait été clair : ses yeux étaient encore fragiles, il faudrait du temps pour que les blessures cicatrisent totalement et il lui était formellement interdit d'allumer son ordinateur pendant un bon moment.

Tant pis pour le prochain roman, il attendrait. D'ailleurs, Eiri n'était pas inspiré. Les idées s'en étaient allées il n'aurait trop su dire quand et quelque chose lui disait qu'elles reviendraient bien après qu'il ait recouvré la vue.

Mizuki s'était cependant révélée plus utile que prévu puisqu'elle avait craqué sur le sale mioche, autrement dit Riku, et elle l'avait emmené avec elle pour la journée puisqu'il était évident qu'Eiri ne pouvait pas s'en occuper. Il ne le voulait pas non plus, d'ailleurs, mais ça, Mizuki ne pouvait pas le savoir.

Il était donc resté seul toute la journée, Shûichi était parti travailler et Riku se trouvant à la charge de sa nounou improvisée.

Il plissa les yeux pour tenter de voir l'heure, constata qu'il était tard et que son boulet d'amant ne tarderait pas à revenir.

Eiri avait l'impression de se trouver comme jamais à la croisée des chemins. Quelque part, si Shûichi l'avait quitté pour Ryuichi Sakuma, il aurait enfin eu la paix. Il serait retourné à sa vie d'avant, entre solitude et coups d'une nuit, comme si cette improbable tornade ambulante, vivante et chantante n'avait jamais existé. Cependant, il s'était aplati devant l'autre idiot à lapin rose et l'avait supplié de lui laisser Shûichi, affirmant qu'il était son seul…

… son seul quoi, en fait ?

Son seul amour ? Non, il ne fallait pas exagérer. Ce genre de propos n'étaient bons que pour les romans. Quand Shûichi lui avait posé la question, il avait répondu « trou », exprès pour être méchant, parce qu'il tenait à sa réputation de méchant et parce que s'il faisait pleurer son amant, il n'aurait aucun mal à le consoler après. Seulement, Shûichi n'avait pas pleuré. Tout stupide fût-il, il avait semblé comprendre que « trou » était un mot en l'air et qu'il cachait une réalité différente… une réalité qu'Eiri lui-même avait un peu de mal à admettre.

Il était la seule personne qui ne le laisserait jamais tomber. Quoi qu'il fasse, il serait toujours là. Même s'il commettait de nouveaux meurtres, il resterait et le soutiendrait. Il avait cru le perdre à cause de Sakuma, mais tout cela avait été un malentendu. Le baiser qu'Eiri avait surpris avait été l'initiative du chanteur des Grasper et Shûichi n'avait pu que se laisser faire. Il avait tout expliqué d'un ton contrit, avec ses grands yeux larmoyants auxquels l'écrivain ne pouvait résister même s'il trouvait que cela lui donnait l'air débile.

Non, Shûichi ne le laisserait jamais tomber. Il était quelque part la seule personne sur laquelle Eiri pouvait compter. Parce que ce gamin était idiot. Ou amoureux. Ou les deux. N'était-ce pas la même chose, finalement ?

« Yukiiiiiiiiiiiiiiiiiiii ! Je suis rentré ! »

L'auteur à succès soupira… et essaya de chasser le sentiment étrange qui lui étreignait le plexus solaire. Quelques secondes plus tard, un ouragan à la tignasse improbable et aux habits du plus mauvais goût se jeta sur lui avec fougue.

« Tu m'as manqué…

— Lâche-moi, petit vermisseau, répliqua Eiri avant de refermer quand même ses bras autour de lui. »

Shûichi se prêta à l'étreinte avec satisfaction. De même que l'écrivain, bien malgré lui, qui sentit une pression étrange venue d'il ne savait où s'évacuer, petit à petit. Ils restèrent un moment ainsi, sans parler. Eiri aimait bien quand Shûichi ne disait rien. C'était moins fatiguant et il n'avait pas à le faire taire et à lui reprocher de dire n'importe quoi.

La tête de son amant commença pourtant à peser lourd contre son épaule et il le repoussa :

« T'endors pas ici, il est hors de question que je te porte jusqu'au lit.

— Mais, Yuki, pleurnicha Shûichi, c'est tellement romantique, pourtant… C'est ce qui se fait le jour du mariage, de porter la nouvelle épouse dans la…

— La ferme. »

Et voilà, c'était reparti. Il recommençait à proférer des inepties. Il pensa que son amant allait se blottir dans son coin en disant qu'il était méchant mais au lieu de cela, il cligna les yeux comme s'il venait de constater quelque chose.

« Où est Riku ? demanda-t-il.

— Dans une casserole, répliqua l'écrivain, sarcastique. Tu veux du ragoût pour ce soir ?

— C'est affreux, ce que tu dis, Yuki, s'offusqua le jeune chanteur.

— Je plaisantais, triple andouille. Tu crois que j'allais risquer de m'empoisonner avec de la ragougnasse d'affreux marmot ? Mizuki est passée aujourd'hui. Ne me demande pas pourquoi, mais elle l'a trouvé très mignon et elle l'a pris avec elle pour la journée. »

Shûichi poussa un soupir de soulagement et Eiri se demanda si par hasard, il ne l'avait pas vraiment cru lorsqu'il avait dit qu'il avait fait cuire le môme. N'importe quoi. Il était vraiment stupide.

Il passa ensuite du coq à l'âne en racontant sa journée de travail, ce dont l'écrivain se moquait à priori comme du dernier bourrage-papier dans son imprimante. Il tiqua ceci dit en apprenant qu'à présent, Ayaka, son ancienne fiancée, était destinée à épouser Tatsuha. Bien malgré lui, il se prit à plaindre son plus jeune frère. D'abord, il avait disparu en compagnie de Ryuichi Sakuma et quelque chose lui disait qu'ils n'avaient pas passé leur soirée à cueillir des pâquerettes et ensuite, comment pourrait-il assouvir ses instincts sadiques avec une telle coincée ? À son sens, Ayaka avait trois principaux défauts : premièrement, elle était de ces filles que l'on mariait d'office à n'importe qui, deuxièmement, elle était aussi plate qu'une planche à pain et troisièmement, sa vertu était si encombrante qu'elle prenait toute la place. D'ailleurs il se demanda si Hiroshi Nakano, le type qui jouait de la guitare dans le groupe de Shûichi et qui était sorti avec elle, avait pu faire autre chose que lui prendre la main. Il interrogea d'ailleurs son amant sur l'effet que ces nouvelles fiançailles avait eu sur le guitariste en question :

« Oh, Hiro n'était pas très content, répondit Shûichi. Mais bon, il a tendance à passer facilement à autre chose et notre nouvelle parolière a l'air d'être tout à fait à son goût…

— Ah oui ? Vous avez une parolière ? Elle est mignonne ? Elle a de gros seins ?

— Yukiiiiiiiiiiii, chouina le chanteur, de grosses larmes se formant dans ses yeux violets. T'es méchant. Comment tu peux t'intéresser à la poitrine d'une fille alors que tu es avec moi ?

— Je disais ça pour t'embêter… »

Histoire de rassurer son compagnon, Eiri se pencha sur lui et lui caressa la joue avant de l'embrasser.

Les choses allaient devenir intéressantes quand Mizuki sonna à la porte pour ramener Riku. La responsable éditoriale rosit comme une pivoine en voyant l'écrivain torse nu, et derrière lui son amant, chemise ouverte et yeux dans le vague. Eiri, malgré sa mauvaise humeur — il avait été dérangé au mauvais moment — jeta un regard équivoque à Mizuki qui lui colla Riku dans les bras avant de s'en aller sans demander son reste.

L'écrivain regarda le bambin dont les petites mains s'accrochaient à ses épaules pour ne pas tomber. Si le faire cuire pour le manger n'était pas une bonne idée, il lui faudrait s'en débarrasser. Il n'avait pas envie de l'avoir indéfiniment dans les pieds. Il pria pour que Yoshiki se fasse rapidement opérer, qu'il devienne enfin la gonzesse qu'il avait visiblement très envie de devenir et revienne au Japon chercher le mouflet. Un enfant, surtout celui-là, n'avait pas de place dans sa vie. C'était définitif.

Riku quitta les bras d'Eiri et se précipita sur Shûichi. Ce dernier l'attrapa et se mit à le chatouiller. Le bambin se mit à rire et une drôle de sensation envahit l'écrivain. Il refusa de l'analyser. Il se contenta de rester ainsi, debout dans l'entrée de son salon, à regarder son amant et le petit garçon qui s'amusaient tous les deux.

Shûichi lui en voudrait sans doute de vouloir renvoyer Riku aux Etats-Unis. Mais cet enfant ne pouvait pas rester avec eux. Le laisser repartir était un mal nécessaire…

Ou pas.

À suivre…