Ses pas crissent sur la paille, il revient… Pas la peine de me débattre, de chercher à me libérer, ça ne sert à rien. À part à l'énerver. Et il est très susceptible. Il est devant moi. Je baisse les yeux. Je ne vois plus que ses grosses chaussures, de solides chaussures faites pour arpenter le sol de cette île de cauchemar. Il s'accroupit, son visage est à la hauteur du mien. Il me sourit.
- On va s'amuser, tu viens ?
Il sort un grand couteau d'un fourreau à sa ceinture. Je ne trésaille même plus. S'il avait voulu me tuer, il l'aurait fait depuis longtemps. Et j'accepterai la mort avec gratitude. Voilà des semaines, voire plus, que je suis prisonnière de ces pirates, sur cette île. Voilà des semaines que je demeure assise, les bras attachés au dessus de la tête, à l'intérieur d'une cage pour animaux. Pour tigre sans doute. Un tigre est rentré dans le camp une fois. Il a tué trois hommes. Il a essayé de me dévorer, mais la cage a rempli son office et ne l'a pas laissé rentrer. Il est revenu me voir le lendemain. Vaas.
- Tu sais, m'a-t-il dit, ici, sur cette île, c'est la nature qui commande. Mais elle n'est pas toute puissante. Aujourd'hui un tigre a dévoré trois des nôtres. Mais demain, dix des miens se repaîtront d'un tigre. Il faut tuer, pour ne pas être tué.
Il claque des doigts devant mon visage.
- Hé, hé, regarde moi. Je sais que tu penses que tu vas t'en sortir. Mais tu te trompes. Personne ne sort d'ici. Alors, viens jouer pour passer le temps.
Il coupe mes liens, me soulève et me traîne derrière lui. Nous traversons une partie du campement. De misérables cabanes érigées avec des matériaux de fortune. Des matelas sur lesquels se reposent les pirates, ses hommes. Deux ou trois sifflent à mon passage, mais Vaas me tient fermement et aucun ne s'approche de moi. Nous débouchons finalement dans une clairière. La clairière. J'en fais des cauchemars toutes les nuits, du moins celles où j'arrive à dormir. Au centre de la clairière, une table et deux chaises. Je m'assois sur l'une, il s'assoit sur l'autre. Il pose un pistolet sur la table. La menace est claire. Il fouille dans ses poches et en tire un dé.
- Tu sais ce qu'il te reste à faire, n'est-ce pas ?
- Oui.
J'inspire profondément, et je lance le dé. Je le regarde tourner avec anxiété. Il tourné et s'arrête sur 2. je lâche un soupir de soulagement, mais je me reprends. Ça ne veut rien dire.
- Pas mal, me complimente-t-il, tu as de la chance aujourd'hui !
Il prend son pistolet et tire quelque chose qui était resté dans l'ombre. Un corps. Qui remue. Il le soulève et le pose sur la chaise qu'il occupait, en face de moi. L'homme a une cagoule sur la tête. Vaas passe derrière moi, je l'entends sortir le chargeur de son arme, et j'entends les balles tomber à terre. Il remet le chargeur dans le pistolet, prends son deuxième pistolet et fait de même. Il les pose l'un a côté de l'autre sur la table, les fait tourner, les échange, et me laisse choisir. Ainsi sont les règles de ce jeu terrible. Je dois choisir un des deux pistolets, et tirer le nombre de coups de feu indiqué par mon lancer de dé. Mais je ne sais pas combien de balles il a retiré de chaque chargeur. La main tremblante, je prends celui de droite. Sa main se pose sur celui de gauche.
- Allez, tu peux le faire !
Je grimace, des larmes coulent de mes yeux, mais j'appuie sur la détente.
Clic
Un. Je réarme le pistolet, m'étonnant de la facilité avec laquelle me vient ce geste, autrefois si difficile. Je presse à nouveau la détente.
Clic
Je soupire de soulagement. Je souris presque. Aujourd'hui encore, je n'ai tué personne ! Cette peur, chaque fois que je suis obligée de presser la détente, cette angoisse, chaque fois que je vois une personne en face de moi, une cagoule sur la tête. Mais quelque chose ne vas pas. Il aurait déjà dû m'enlever le pistolet des mains, me ramener dans la cage. Il se penche vers moi. Il a l'air en colère.
- Je peux savoir pourquoi tu rigoles ? Tu crois quoi, que tu as échappé à la mort ? Qu'aujourd'hui encore, tu vas t'en tirer ? Hein ? C'est ça ? Dis moi, est-ce que je t'ai déjà donné la définition du mot folie, hein ? Réponds ! Est-ce que tu sais ce qu'est la folie ?
- Non.
- La folie, c'est refaire sans arrêt la même chose, en espérant à chaque fois un résultat différent. C'est ça, la folie. Et, aujourd'hui, je vais te guérir de ta folie.
J'entends à peine le pirate arriver, mais Vaas se tourne vers lui brusquement.
- Quoi encore ? Je t'avais juste demandé cinq minutes de tranquillité pour bavarder avec mon amie, mais non, même ça c'est trop compliqué ! Alors parle, maintenant !
- C'est Bichette, patron.
- Encore ? Et tu me déranges pour lui ? Tu gâches ma leçon du jour, tout ça parce que toi et tes gars vous n'êtes pas foutus d'arrêter Bichette ? Tu sais quoi, finalement, je te pardonne de m'avoir interrompu, puisque tu vas servir pour la leçon !
Il empoigne le pirate par le col, le plaque violemment sur la table, qui craque sous son poids. Le pirate essaye de se relever, mais Vaas a déjà introduit un chargeur plein dans son arme, et plaque le canon contre sa tête. Le pirate n'ose plus bouger. Vaas me regarde.
- Aujourd'hui, c'est moi qui mange du tigre.
Et il presse la détente. La détonation est assourdissante. Le pirate bascule en arrière, et retombe sur les débris de la table, un trou dans la tête. Je suis horrifiée, mais je n'ai pas le temps de me remettre que déjà Vaas me soulève de la chaise, et me plaque contre lui. Je sens sa chaîne qui s'enfonce dans mon dos. Il lève son bras, tout près de ma tête, en direction de l'otage, qui tente de s'enfuir en rampant et tire. Si la première détonation était bruyante, celle-ci est mille fois pire. Il me faut quelques minutes pour à nouveau entendre ses paroles.
- Il est temps que tu apprennes. Ce que ça fait. Avant de mourir, je veux que toi aussi, une fois dans ta vie, tu sentes la vie s'éteindre. Allez !
Je m'aperçois alors que l'otage n'est pas mort. Il se tord de douleur, mais Vaas ne l'a blessé qu'à la jambe. Il me met l'arme dans la main, pose mon doigt sur la gâchette. J'essaye de dévier l'arme, mais il est trop fort pour moi. Impuissante, je le regarde pose son doigt sur le mien. Et tirer. L'otage arrête de bouger. C'est fini. Un calme de mort s'abat sur la clairière. J'ai tué un homme ! Je n'arrive plus à respirer, je bascule par terre. Vaas s'approche. Il tient quelque chose de doré entre ses doigts. Une douille. La douille, celle avec laquelle j'ai ôté la vie à un homme ! Il me relève la tête, porte la douille à mes lèvres. À l'intérieur se trouve un liquide rouge. Du sang ! Je n'ai plus la force de lutter, je sens le sang couler entre mes lèvres, je le bois. C'est fini. Je pleure.
- C'est fini. Tu y est arrivée ! Tu as vaincu la nature. C'est fini.
Je sens mon cœur battre à tout rompre, ma vision se rétrécit, un voile noir passe devant mes yeux. J'ai juste le temps de percevoir une dernière image, un trou noir comme l'enfer, la bouche du canon du pistolet de Vaas. C'est fini, adieu.
