La pianiste
Il y avait ce bar au coin de l'avenue. Elle était passée devant des dizaines de fois. Parfois en courant le matin, parfois en rentrant énervée après une journée de travail particulièrement fatigante. Elle aurait pu décrire l'enseigne les yeux fermés. Elle aurait pu décrire chaque détail de cette rue dans laquelle elle passait tous les jours. Les jours pluvieux, les jours de malchance, les jours de fatigue, les jours d'été, les jours froids…
Et puis un soir, elle avait décidé d'y entrer. Peut-être parce que sa grand-mère lui avait dit de ne jamais revenir. Peut-être parce que sa meilleure amie venait de partir à l'autre bout du pays. Peut-être parce qu'elle avait besoin de quelque chose de nouveau.
Elle s'était assise au dernier tabouret près du bar. Le dernier d'une longue file. Le plus éloigné de toute forme de vie, elle avait bu.
Une gorgée.
Et une pianiste était arrivée. Elle l'avait observé se concentrer sur le piano. Elle avait détaillé ses longs cheveux blonds, ses yeux azurs à demi clos sous la concentration. Elle avait décelé ce léger sourire quand les notes avaient résonné dans la pièce pleine de monde.
Deux gorgées.
Elle avait vu ses mains glisser fermement sur les touches, enchainer les notes les unes après les autres comme si toute difficulté avait été enlevée. Comme si c'était normal et facile. Elle avait autorisé ses yeux à se promener sur la peau pale de la pianiste, parsemée de grains de beauté et de taches de rousseur. Elle avait vu la rougeur sur les joues face à l'effort après des heures à jouer.
Trois gorgées.
Elle s'était imaginé poser ses mains sur les touches froides du piano et parvenir elle aussi à envelopper toutes ces personnes dans une justesse contrôlée et délicate. Elle avait imaginé les mains de la blonde sur les siennes, comme si cela avait un sens. Comme si sa vie avait un sens.
Quatre gorgées.
Elle avait remarqué les légers plis de concentration au-dessus du nez. Elle avait remarqué que tout le corps de la blonde était contracté sous l'attention prêtée à ces touches noires et blanches. La Latina avait observé sans compter, chaque soupir, chaque respiration, chaque mouvement.
Cinq gorgées.
Elle était sure que cette blonde s'aurait danser. Santana avait toujours aimé danser et elle était sure que la pianiste saurait l'accompagner. Saurait guider les pas avec douceur. Elle imaginait ses mains posées sur ses hanches, elle imaginait la musique douce. Elle s'enivrait du parfum qu'elle pourrait percevoir quand ses lèvres frôleraient le cou de la blonde.
Six gorgées.
Elle ressentait chaque caresse qu'elle pourrait lui offrir. Elle sentait la douceur de ses lèvres contre les siennes. Elle sentait la chaleur des mains dans sa nuque et le tremblement de sa voix rencontrer la peau de son cou.
Sept gorgées.
Elle l'embrassait. Maintenant elle en était persuadée, elle l'embrassait, au milieu de cette piste de dance où elles étaient seules. Au milieu de cet océan de luxure, elle laissait ses mains se promener contre son corps, cherchant les endroits qui la feraient trembler ou soupirer.
Huit gorgées.
Ses yeux sombres rencontrèrent les yeux bleus de la pianiste qui continuait de jouer au fond du bar. La blonde avait levé la tête et avait accroché son regard au sien. Comme si cela avait un sens. Comme si tout était possible. Comme si c'était inévitable. Elle l'avait regardé comme si elle était la chose la plus importante et la plus magnifique qu'elle voyait. Elle l'avait regardé comme si elle avait perçu toute sa tristesse. Elle l'avait regardé et lui avait redonné espoir. Et puis elle lui sourit et Santana se souvint que tout était possible.
