L'Étoile Rouge

Avant propos :

En attendant Civil War et à l'occasion de l'exposition Splendeurs et misères, images de la prostitution 1850-1910 qui s'est déroulée au musée d'Orsay du 22 septembre au 17 janvier 2016, je vous présente une fiction qui a connu de nombreuses péripéties avant de vous être présenté sous sa forme actuelle.

Dans un soucis de fidélité au XIXe, sachez que les Maisons Closes pour hommes ont bien existé (s'il en faut une preuve, le Catalogue d'exposition de cette même exposition contient quelques photographies assez explicites sur le sujet et une lettre retraçant le témoignage d'un visiteur très étonné,) et que cette histoire a été écrite avec l'appuie de plusieurs sources : la documentation du musée d'Orsay, Nana de Zola, La Petite (Louis Malle, 1978), La Maison Tellier (Elisabeth Rappeneau, 2008), L'Apollonide, souvenir de la maison close (Bertrand Bonello, 2011), et Maison Close (Mabrouk El Mechri, 2010-2013). Le plus long et le plus difficile fut de retranscrire avec j'espère assez de fidélité le XIXe Américain.

Le titre, quant à lui, est un hommage à l'Étoile Bleue, bordel tourangeau fermé en 1945 et transformé en Jeune Chambre de Commerce.

Pour en finir, sachez, chers futurs lecteurs, que par essence, cette fiction contient des scènes difficiles... vous voilà prévenus. Je vous souhaite la bonne lecture.

ATTENTION ! /!\ LES PROCHAINS CHAPITRES CONTIENDRONT DES SCÈNES NON-CONS' !

Partie I

En cette fin d'été 1840, la batellerie de Cleveland luttait, et ce dès l'aurore, pour dégager les bateaux à vapeur des bancs de sable qui entravaient leurs chemins jusqu'à la Longue Pointe de l'autre côté du lac Érié, jusqu'à Port Stanley ou Port Dover. La chaleur matinale s'abattait déjà sur les nuques de ses quelque six milles habitants, étouffante jusqu'au coeur de la nuit.

La ville ne dormait plus. L'effervescence et la modernité avaient gagné cet ancien hameau perdu au milieu des marécages. La construction du canal Ohio-Érié avait fait de ce village en un point de passage nécessaire entre les rivières de l'Ohio et la région des Grands Lacs. Tant de bouleversements, tant de révoltes, tant de batailles, tant de misères et de splendeurs avaient eu lieu entre ces murs. Désormais, elle avançait vers la modernité. Et le chemin de fer que l'on construisait nuit et jour allait encore amplifier le phénomène, transformant pour toujours l'économie de cette ville autrefois si paisible...

Si cette petite bourgade avançait à marche forcée vers l'avenir – contrairement aux communes alentours qui, essentiellement rurales, cultivaient encore le blé et les varennes – , il était pourtant un lieu connu de tous, et dont les rituels n'avaient guère changé depuis l'Antiquité.

Dissimulée derrière une sobre porte ornée d'une étoile incisée à même le bois, l'Étoile Rouge était de ces maisons de perdition que les femmes maudissaient dans leurs prières, et que les hommes saluaient d'un petit sourire en coin lorsqu'ils évoquaient son nom.

À l'intérieur, tout n'était que luxe et fêtes délicieuses, dignes des plus somptueuses festivités des plus belles Cours d'Europe, de Philippe d'Orléans ou de Nicolas II. C'était un monde de mystères et de secrets...

Si les meubles pouvaient parler, ils en auraient des choses à dire. Le pauvre mobilier avait en effet été le témoin silencieux de drôles de choses dans cette Maison. Le piano, en particulier. Placé dans le salon de sorte à dominer l'espace de sa seule présence, il n'avait pour parole que la magie de sa musique. Alors il parlait. Bien souvent, il arrivait qu'un client s'assied sur le petit tabouret pour régaler ses convives d'une petite sonate badine.

C'était à ce genre de détail que l'on pouvait différencier une « Maison de qualité » d'une simple « Maison de passe. » Ici, le client était accueilli dans une troublante atmosphère, teinté d'un luxe délicat, se délecter d'un champagne servit dans une flûte de cristal, dîner avec des couverts d'argents, avant de goûter la délicieuse compagnie d'un hôte attentif au moindre de ses désirs.

Voici ce qui conduisait les hommes les plus fortunés de Cleveland entre ces murs. Voici ce qui les amenait à pousser les portes de l'Étoile Rouge, à délaisser leurs acariâtres épouses, ces mariages par pure convention sociale, pour s'abandonner contre un corps vigoureux, une peau d'un blanc de porcelaine, à en payer le prix fort, à jouir de cette capacité à s'offrir cette femme ou cet homme, à profiter de son expérience dans les arts subtils de l'Amour.

La flamme de la bougie vacilla. Deux heures s'étaient enfin écoulée. Avec un sourire provoquant, Loki se redressa, et, désireux à tout le moins de ne pas frustrer son amant, s'employa à le faire jouir d'un baiser interdit. Lorsque besogne fut achevée, il quitta le lit grinçant, et passa une chemise sur son corps encore tremblant.

Ses gestes étaient délibérément sensuels. Il se devait de faire durer le plaisir. Cet homme qu'il venait de combler était le dernier client de la soirée, le plus riche surtout. Il avait été donc absolument nécessaire de satisfaire au moindre de ses désirs. Ainsi, et ce durant une heure, ne pas le décevoir était devenu sa priorité. Il avait, en outre, parfaitement conscience que ce très bon client l'appréciait au-delà du raisonnable. C'était dès lors avec beaucoup de zèle qu'il s'était employé à le satisfaire, s'autorisant des gourmandises qui avaient arrachés à son invité des soupirs d'aise...

Comme un chirurgien, il avait fait glisser ses doigts sur son corps, auscultant doctement chaque zone érogène, avant de pratiquer quelques incisions de ses ongles, pétrissant cette chair offerte pour l'anesthésier de baisers. Ce fut ensuite avec son propre corps qu'il était intervenu, devenant tout à la fois le scalpel et l'aide-soignant, et l'orgasme qu'il avait prodigué, le remède à toute solitude.

L'opération s'était déroulée sans qu'il y eut le moindre incident, et le médecin des plaisirs, une fois dignement vêtu, se laissa retomber contre le matelas poisseux, épuisé.

Mais lui-même ? Y avait-il prit du plaisir ? Il ne saurait le dire. Sans doute, puisqu'il avait joui sans pourtant atteindre l'extase. Avec le temps, la honte était passée pour ne laisser place qu'à une lassitude routinière...

- Merci, sourit le client en caressant la nuque de l'homme de ville.

- Ah ! Diable ! Non, ne commence pas, rétorqua Loki véhémence en repoussant la main câline. Tu me paies, ou plutôt, tu paies la Matronne pour que je te donne du plaisir. C'est ce que je fais, fin de l'histoire ! Moi je mange, toi, tu es heureux, et c'est tout ce qui compte !

- Tu pourrais au moins me faire croire durant quelques minutes encore que je compte un peu pour toi ! s'offusqua le chaland dans un rire.

- Pas pour six dollars dont je ne verrai même pas la couleur !

L'homme rit de nouveau avant de glisser sa main dans sa veste, abandonnée sur la tête de lit. Affichant un sourire goguenard, le riche galant agita sous le nez de son prestataire quelques billets froissés, tout en mordillant le lobe de son oreille.

- Et pour cinq cents1 de plus, mon Loki, ai-je le droit à un dernier baiser ?

Souriant, Loki se tourna vers son client et, redevenant soudain une créature ô combien sensuelle, il se pencha pour lui accorder la faveur d'une dernière attention. Il suçota un instant la lèvre inférieure dans un gémissement érotique, avant que ne se mêlent leurs langues brûlantes de passion...

Le client sentit son désir revenir, et préféra mettre fin à cet échange, songeant qu'il n'avait pas sur lui de quoi s'offrir une troisième heure avec son amant.

- Pour ce prix-là, se moqua Loki en s'installant à califourchon sur ses cuisses, je t'accorde même le droit d'être l'unique amour de ma vie pour quelques minutes encore, mon cher Philippe, mais juste le temps de te rhabiller, cela va sans dire...

Philippe Coulson, officier de la brigade des mœurs et grand fumeur d'opium devant l'éternel, se rallongea sur les draps avec volupté, entraînant son amant dans sa chute. Dans un rire léger, Loki se cala alors contre le torse de son bienfaiteur sans rechigner, accompagnant le geste d'une légère caresse sur son bas-ventre, créant encore et toujours le désir afin que jamais celui-ci ne se lasse…

La frustration participait d'un jeu galant. Le client devait se sentir aimé, et attendu, sans quoi, il ne revenait pas. Ces quelques caresses permettaient au jeune homme de s'assurer la fidélité de son client. Cependant, il n'avait pas prévu que cette affection allait s'étendre au-delà de la simple relation charnelle occasionnelle, pour se transformer en une obsession que Loki ne parvenait plus à contrôler...

- Ne veux-tu pas que je rachète ta dette ? s'enquit l'officier. Ou que je détruise tous les renseignements sur toi dans nos bureaux ? Il me serait très facile, tu sais, de te faire disparaître... Plus de numéro, plus de carte, plus rien...

- Et t'appartenir ? rétorqua Loki, sincèrement outré. T'être redevable de ma liberté ? C'est hors de question ! Je ne veux plus rien devoir à personne ! Tu as vu où cela m'a mené ?

L'officier Coulson s'autorisa un soupire, et contempla un instant celui qui lui avait offert tant de joie.

Loki n'était pas « beau » en soi. L'homme n'avait pas encore eu ses trente-cinq ans, et pourtant, son visage était déjà bien marqué par les épreuves. Son regard dur et sombre, un nez pointu, le cheveux long et soigné là où le corps était mince et le ventre creux...

Il avait pourtant ce quelque chose qu'on ne retrouvait pas parmi le commun des mortels, un « je-ne-sais-quoi » qui enivrait, inexorablement, comme la pomme est attirée vers le sol, un charme qui vous rendait fou, et qui autorisait toutes les folies...

- Tu ne m'as jamais dit comment tu t'es retrouvé en ces lieux, remarqua l'officier Coulson.

- Mon histoire et celle de Thor, mon frère, ne t'intéresserai pas, sourit Loki. Disons simplement que j'ai, comme bon nombre de mes camarades, une dette que je n'arrive pas à rembourser. Et je préfère encore demeurer ici, en ces murs, plutôt que de devoir ma liberté à un autre que moi !

- Pourtant, il me semble que tous ses camarades ne partagent pas ta vision du monde. Cette nuit sera la dernière de ton ami Tony, n'est-ce pas ?

Loki approuva d'un signe de tête. Effectivement, Tony, son vieille ami, dès demain à la tombée du jour, allait quitter l'établissement. L'homme qui venait de fêter ses quarante ans, avait trouvé un « bienfaiteur, » ces mécènes pour les prostitués qu'ils étaient.

Loki avait vaguement compris qu'il s'agissait d'une sorte d'artiste de cette nouvelle génération, ceux que la Guerre avait influencé. Pour eux, les filles de joies et les hommes de plaisirs étaient des sujets aussi « nobles » que les mythes antiques ou les tableaux d'Histoire, et ils entendaient faire d'eux des modèles. C'était ainsi qu'ils se prétendaient différent de ces français qui prétendaient tout connaître des Arts, eux et leurs Salons, leur Académie...

Voilà pourquoi James Rhodey avait demandé à Tony de s'alanguir sur un lit aux doigts de soie durant des heures, observant la lumière qui tombait sur son corps avec minutie pour la reproduire le plus fidèlement possible sur la toile.

Ainsi, sous le prétexte d'en faire son modèle - en réalité très certainement épris de sa personne – l'artiste qui n'avait pour lui que son argent, avait racheté la dette de Tony, et devait venir le chercher le lendemain.

C'était Tony cependant qui avait insister pour passer une dernière nuit en compagnie de ses camarades, afin de leur dire « Adieu. » Il avait passé bien

Avec un sourire – car ces débordements de joie étaient bien rares ici – Loki songea à la petite sauterie qu'avait organisé le jeune homme, qui se souvenait être né sur les bords de la Garonne. Il n'allait pas s'en plaindre. Pour une fois qu'ils avaient l'occasion de boire de la mauvaise vinasse pour de bonnes raisons et non pour noyer leurs chagrins...

- A ce propos il est temps que tu t'en ailles, soupira Loki en se dégageant. Comme tu viens de le faire remarquer, c'est la dernière nuit de Tony, et j'entends fêter son départ.

- J'aime bien ce garçon, avoua Philippe Coulson en s'étirant comme un chat. J'espère qu'il ne remettra jamais ici, si ce n'est pas courtoisie.

- Crois-moi lorsque je te dis que je l'espèce aussi, soupira Loki.


Heureux, Tony l'était, assurément. Ivre de joie comme de vin, il dansait sur place d'une façon grotesque, nu sous ce peignoir de satin d'un rouge et or puissant, présentant à ses convives de la nuit les courbes de son corps gracile qui faisait de lui un amant très prisé. Hilares, ses camarades d'infortunes observaient sa joie, un peu jaloux, ils devaient l'admettre. Tout le monde n'avait pas la chance de pouvoir ainsi toucher la liberté du bout des doigts.

Cependant, ils comprenaient aisément pourquoi il avait eut cette chance, contrairement à eux. Tony était en effet l'incarnation même de la luxure. Sa peau était de nacre, sa voix chantante, ses manières sensuelles, et son bagou extraordinaire... Ses yeux étaient si clairs, qu'on les auraient cru fait d'eau, et ses cheveux fou, dansant au-dessus de son crâne, plaisaient aux clients qui s'amusaient à les empoigner avec rage, avant que sa moustache et son bouc ne viennent chatouiller une peau sensible...

Il n'était peut-être pas Apollon, mais il savait se faire Éros, pour le plus grand plaisir de ses clients.

- Alors, ricanait-il en agitant un éventail du plus bel effet, qui le veut ? Pour ceux qui étaient déjà là quand j'ai commencé, c'est le Lieutenant Hogan qui me l'a offert ! Il s'est si mal comporté avec moi quand il m'a défloré qu'il est revenu le lendemain, avec un cadeau pour se faire pardonner !

- Et il y avait de quoi ! rit Thor en retour. Tu pleurais tant que tu allais te dessécher !

- Voyez donc qui rit ainsi d'un pauvre jeune homme, sourit Clint. Dois-je te rappeler, mon cher ami, comme s'est passé ta propre mise aux enchères ? Tu as hurlé comme un goret !

Outré, Thor ouvrit de grands yeux bleus. Sa bouche aux lèvres d'un rose tendre dessina un cercle parfait, tandis qu'une délicate couleur carmin apparue sur ses joues blanches, rongés par une barbe blonde parfaitement taillée.

- J'avais douze ans ! rétorqua-t-il comme pour se justifier. C'était bien normal, non ?

- Et moi, j'en avais dix, ricana le plus vieux des garçons de joie, et je peux t'assurer sur mon honneur qu'aucun son n'est sorti de ma bouche !

Feignant d'être vexé, Thor croisa les bras contre son épais poitrail et se détourna, provoquant l'hilarité générale. Tony, avec un sourire compatissant, vint s'asseoir sur les genoux du boudeur avant de lui glisser l'éventail dans les mains.

- Va, va! Je te l'offre ! Comme ça tu oublieras cette triste histoire !

- Qu'il est brave, se moqua Thor en glissant un bras autour des épaules de Tony. Crois bien que tu vas nous manquer, Tony !

- Et il serait aviser de ne pas t'attarder sur les genoux de notre pleureur, sourit Bruce.

- Oh oui ! sourit Natasha en croisant ses jambes interminables. Loki pourrait en être jaloux !

Feignant la gêne, Tony s'éloigna précipitamment de l'homme à la longue chevelure blonde, avant d'adresser un faux sourire d'excuse à Tony. Celui-ci se contenta d'un haussement d'épaules pour toute réponse. Certes, il était vrai que Loki était quelqu'un de possessif, mais pas au point d'interdire tout contact entre son frère et les autres membres de l'Étoile Rouge.

Après tout, ils étaient les pensionnaires d'une maison close. Cette pensée lui arracha un soupire. Ce n'était certes pas la vie qu'il aurait rêvé pour son frère aîné, Thor. Il les aurait aimé libre et insoumis, loin de cette Maison, loin de ce monde de déchéance...

- Ah ouiche ! s'offusqua l'être aimé en allant s'asseoir à ses côtés. Ne sombre pas dans la mélancolie, mon frère! Il n'est point l'heure de cela, alors accorde-moi un sourire !

Incapable de refuser quoi que ce soit à Thor, Loki se laissa cajoler sans opposer la moindre résistance. Taquin, Loki lui accorda bien plus qu'un câlin, et plutôt une étreinte désespérée, témoin d'un lien à nul autre pareil. Celui de deux frères unis dans le malheur.

- Arrêtez donc de jouer les Dioscures, ricana Tony. Je n'ai pas fini ma distribution de cadeaux ! Tiens, Bruce, tu reconnais ce foulard ?

Bruce prit entre ses doigts la fine étoffe de mauvaise soie, l'inspecta, avant d'éclater de rire. Une tâche brunâtre n'y avait jamais été lavée.

- Le docteur Yinsen, se rappela-t-il. Ce pseudo médecin qui prétendait pouvoir tout expliquer de nos personnes en palpant nos têtes !

- Je m'en rappelle, sourit Clint qui ici, faisait office de gardien de la mémoire. Il prétendait que nos misérables professions étaient en réalité indues par la forme de nos têtes. Nous aurions des crânes de prostitués, destinés qu'à n'être que des hommes du sexe. Il voulait confirmer la sombre théorie d'un médecin allemand... Franz Joseph Gall, ou quelque chose dans le genre...

- Mon poing était parti tout seul, avoua Bruce avec un rire. J'avais trouvé cette consultation tellement humiliante... et pour ne pas perdre un client, Tony, tu avais épongé le sang de sa blessure avec ton mouchoir...

- Et je puis vous assurer, rit Tony en découvrant largement ses dents, que dans mes bras, il les avait bien vite oubliées ces théories grotesques !

Serrant ce mouchoir entre ses mains qui lui rappelaient un souvenir heureux, Bruce remercia Tony d'un franc sourire.

- Je le conserverai précieusement en souvenir de toi, ami !

Bien évidemment, le Maître avait eut vent de l'affaire, et n'avait pas hésité à leur confisquer à tous un mois de salaire. Bruce s'en était bien sûr voulu, mais sur l'instant, l'émotion l'avait submergé. Il était évident pour toute personne pourvue d'un peu de bon sens qu'aucune femme, qu'aucun homme, ne se livrait volontairement au commerce du sexe. Il n'y avait pas, en effet, métier plus dégradant, plus dangereux aussi.

Il n'y avait qu'à les regarder eux, pauvres prisonniers d'une maison close portant le doux nom évocateur d'Étoile Rouge, paradis pour les clients mais geôles pour eux, condamnés à devoir rembourser une pseudo-dette dont ils ignoraient en définitif le montant exact à un maquereau qui avait tout de la tortionnaire.

Alexander Pierce. Un homme terrifiant, le corps sec et élancé, la voix profonde et le charisme indéniable. L'épouse était morte, et cet ancien tenancier s'était tournée vers le seul commerce qui rapportait beaucoup, et rapidement : le sexe.

Il avait eut le flair de s'allier à la force public, et avait choisi ses « pensionnaires » en fonction certes, de leur potentiel, mais également, en fonction de leur passé. Les apatrides, les repentis, les exclus trouvaient ici de quoi échapper aux geôles de l'Ohio. Et puis, les Maisons pour garçons étaient si rares en Amérique, et si secrètes, qu'il était certain de faire fortune.

Ses employés avaient tous échappé à la pendaison et au bagne, et s'ils n'avaient aucun amour pour leur tenancier, ils s'estimaient au moins heureux de ne pas mourir de faim et d'être encore en vie. Clint était le premier employé de Pierce. Il avait connu les débuts difficile de l'Étoile Rouge et les temps de disette. Il avait connu chacun de ses camarades, et prit sous son aile ceux qui allaient devenir sa famille, lui qui n'en avait plus.

Natasha avait été la première. Alexander Pierce aimait la diversité. Natasha était la seule femme de la Maison, celle qui préservait l'intégrité de la demeure en accompagnant les hommes qui hésitaient encore à céder aux amours masculines... Cette pauvre enfant qui avait fuit les rudes hivers de Russie s'était imaginée chevauchant les Grandes Plaines, et s'était confrontée à la dure réalité : d'un côté comme de l'autre de l'océan, les plus humbles ne connaissaient que la misère.

Bruce avait été le troisième employé à s'être présenté à la porte de l'Étoile Rouge. D'une grande intelligence, Bruce avait cependant le défaut d'être d'une grande timidité, et d'avoir une bien faible estime de lui-même. Clint s'était employé à lui apprendre combien ses maladresses pouvaient faire de lui un homme charmant...

Enfin, étaient apparu les deux frères. Deux hommes désespérés qui avaient essayé de survivre comme tant d'autres en échappant à la police des mœurs pour un travail sans carte, et donc sans impôts. La justice infâme les avaient rattrapés... Ensemble dans la déchéance, ils étaient apparus magnifiques aux yeux d'un Clint qui s'était attaché à eux très rapidement.

Tous faisaient contre mauvaise fortune bon cœur. Il valait mieux travailler là plutôt que d'être enfermé dans les cellules de l'État. Des deux maux, celui-ci était le moindre, mais qu'y comprenaient-ils à cela, ces riches médecins, ces docteurs qui avaient acheté leur science au prix fort et se prétendaient les garants du Savoir ?

- Et voici mon dernier présent, assura Tony, le dernier arrivé dans la Maison après une longue vie à traîner un corps fatigué dans les rues de Cleveland. Pour mon Clint et pour ma chère Natasha : mon nécessaire de toilette. Vous vous le partagerez intelligemment, je le sais. Là où je vais, j'en aurai un autre, bien plus beau et digne de ma nouvelle vie ! Celui-là est pour vous !

Avec un sourire attendrit, Natasha, grande rousse au regard enjôleur ouvrit le coffret pour en sortir peignes et flacons de porcelaine.

- Nous en prendrons soin, affirma Clint.

- Mais je l'espère bien ! rit l'homme aux cheveux fous. Et à présent, clama-t-il en faisant glisser la boucle de son peignoir, la pièce maîtresse de ma collection : mon drap de soie ! Offert par l'entrepreneur Happy Hogan lui-même, autant dire qu'il vaut une petite fortune ! Toute une vie de misère n'y suffirait pas ! Qui le veut ?

- Moi ! s'exclama Thor en levant la main. Enlève-le donc maintenant ! Pour le plaisir des yeux !

Tony lui adressa un sourire enjôleur, avant de faire glisser d'un geste suave le tissu qui couvrait son épaule, de sorte à découvrir doucement sa peau nue. Ses condisciples sifflèrent d'admiration devant cet effeuillement improvisé, pourtant si quotidien. Tony était de ces hommes qui savaient mettre leur corps en valeur, et quel corps ! D'un geste vif, il laissa tomber ces manches qui dissimulaient son torse, sous les applaudissement de ses camarades, avant de cacher ses parties honteuses.

- Tricheur ! s'offusqua Clint, les mains en porte-voix. Montre-nous ce que tu caches !

- Vous en voulez encore ? s'esclaffa Tony. Et bien vous l'aurez…

Un cri de terreur perça la nuit.

Alertés, les hommes se figèrent et retinrent leur souffle, terrifiés à l'idée d'une visite surprise de leur si détestable Tenancier. Cependant, il semblait que leur petite fête n'était pas l'objet de tant de fureur. Les vieux escaliers trahissaient quiconque se rendaient aux étages, et, de surcroît, les éclats de voix ne semblaient pas vouloir se rapprocher.

Soulagés, les corps se relâchèrent, mais tant de hurlements avaient aiguisés leur curiosité. Clint hésita un instant, avant d'entrouvrir la porte, et de descendre les quelques marches qui séparaient les combles du premier étage.

Au travers des barreaux de fonte qui bordaient le couloir-mezzanine en lambris, ils avaient tout loisir d'espionner ce qui se passait au rez-de-chaussé. Ils ne purent contempler, malheureusement rien d'autre qu'une scène banale dans le quotidien des bordels.

Brock Rumlow, l'homme de main d'Alexander Pierce, traînait par les cheveux un jeune homme qui avait tout d'un ange. Ce garçon leur sembla bien solide, et pourtant, ses muscles n'étaient rien face à la musculature du cerbère sans âme. De ce qu'ils pouvaient en voir, cet homme blond comme les blés qui leur était encore inconnu se battait comme un lion, habité d'une fureur à nulle autre pareille, l'image vivante d'Antée, et ses coups de poings témoignaient d'une rage terrible.

Cependant, face à la force herculéenne de Rumlow, vil gardien de ces lieux maudits, toute tentative était peine perdue. C'était un titan que le Tenancier avait trouvé lors d'un voyage en pays d'orient, une masse de muscles servile et silencieuse… S'il avait toujours sa langue, et toutes ses facultés de parler, il s'y refusait cependant, ne proférant de mots que lorsque cela était absolument nécessaire.

Brock Rumlow traîna le hurlant à travers le salon, avant de l'emmener dans une pièce qu'ils connaissaient bien, les uns et les autres, pour être une véritable salle de torture : le cabinet d'auscultation.

Pour tous, une chose était sûre : l'inconnu allait passer une sale nuit.

- C'est rien, éluda Clint en se relevant. Alexander a fait l'acquisition d'un pauvre gamin pour remplacer Tony ! Il va pleurer pendant une semaine, et puis, il s'y fera, comme nous tous avant lui. Pas de quoi fouetter un chat !

- Tu es dur, s'offusqua Bruce. Aurais-tu oublié que tu as été comme lui, toi aussi ?


Il était près de midi lorsque les pensionnaires de l'Étoile Rouge descendirent jusqu'à la cuisine pour y prendre un frugal petit déjeuner. Comme chaque matin, ils se contenteraient d'un peu de bouillon et du lard, qu'accompagneraient ce qui restait du banquet d'hier. Car si les caves de la maison étaient remplies de victuailles, elles n'étaient réservées qu'à la noble clientèle. Eux, n'avaient droit qu'à ce qu'on daignait bien leur concéder.

Personne, pourtant, ne s'était jamais plaint. Ce n'était pas Byzance, mais ça remplissait au moins les estomacs. Et puis c'était chaud. Et quand bien même les gâteaux étaient passés, ils n'en demeuraient pas moins de très bonne main.

Car pénétrer séant ne signifiait pas consommer l'amour sans le moindre préliminaire, non. Au contraire ! La chose était soumise à tout un cérémoniel : il y avait d'abord une coupe de champagne bue en compagnie des hommes, le temps que naissent certaines affinités, puis, un dîner charmant, avant de passer aux choses sérieuses.

Les clients en effet, ne recherchaient pas une simple rencontre sexuelle ! Ce genre de service, ils pouvaient l'avoir - et pour bien moins cher – sur les docks. Non, ce qu'ils désiraient lorsqu'il franchissait le seuil de cette demeure, c'était une compagnie, c'était se sentir désiré, aimé peut-être ?

Les magnifiques créatures de la nuit n'étaient cependant pas aussi reluisantes ce matin. Le visage défait, passablement dévêtus, mal rasés, ils n'étaient plus les dignes représentant de la beauté hellène, mais des hommes et une femme qui se montraient dans leur vérité, celle de l'épuisement morale et du harassement des corps...

- Prépare du café, toi ! ordonna Thor en donnant une petite tape dans le dos de Peter, un pauvre orphelin qui n'avait pas dix ans. Et mets-y un doigt de brandy ! Il n'y a pas mieux pour soulager les têtes alourdies par le vin !

Le petit garçon, qu'Alexander avait ramené d'un voyage à New York, s'exécuta sans broncher, au fond fort satisfait de travailler ici plutôt que d'être envoyé aux mines. On dit qu'on y mourrait plus sûrement qu'à la guerre, les poumons remplis de fuel et les entrailles noircis de suif.

Encore un peu innocent, il ignorait cependant qu'il était destiné, lorsque la puberté serait arrivée, à servir les désirs des plus riches. C'était un petit garçon déjà bien grand et bien beau, qui avait le charme de l'innocence et le sourire large. Un enfant charmant au demeurant, déjà vif de corps comme d'esprit, et pour lequel, cette sordide Maison avait tout du Paradis. Il était vrai qu'il était mieux entre ces murs que dans une « maison de correction » lui qui n'avait rien d'un vaurien, cependant, il ignorait encore que son sort n'avait rien d'enviable.

Thor s'en désola un instant, avant de se désintéressé de son cas pour accueillir d'un franc sourire, Tony, leur chanceux ami.

- On s'est levé du mauvais pied ? remarqua-t-il devant sa mine défaite.

- Moins fort, s'agaça Tony en posant ses mains sur ses tempes. Foutu soleil ! Foutue chariote ! Maudits gosses ! Je déteste cette ville, et je déteste cette rue où l'on n'est jamais tranquille ! Est-ce trop demandé au Seigneur que d'avoir le droit de dormir ?

Tony tituba jusqu'au banc où il se laissa tombé, les yeux mi-clos, le teint vaseux et l'estomac au bord des lèvres.

- Bois donc, ricana le géant en lui tendant une tasse. Combat le mal par le mal ! L'alcool c'est ce qu'il y a de mieux pour ça !

- C'est la dernière fois que tu manges avec nous, remarqua Clint qui entrain à sa suite dans la cuisine, non sans un sourire attristé. Je gage que tu ne désire rien d'autre que de quitter ces murs au plus vite !

- Au risque de vous surprendre, soupira Tony après une gorgée salutaire, je crois que ça va me manquer. En fait, c'est vous qui allez me manquer, pas les clients bien sûr.

L'aveu arracha un sourire à la morne assemblée. Chacun, à n'en pas douter, regretterai la bonne humeur et la gentillesse de Tony, et surtout son sens de l'humour pour le moins particulier.

- Lorsque ton peintre sera exposé dans les galeries et que tu seras couvert d'or, sourit Bruce en s'installant à ses côtés, tu reviendras racheter nos dettes, n'est-ce pas ?

- Promis, sourit l'homme au bouc en l'embrassant sur la tempe. Je reviendrai pour vous qui êtes comme mes frères !

- Tu ne dis pas ça pour moi j'espère ?

Natasha, toujours la dernière couchée, toujours la dernière levée, venait de faire son entrée dans la cuisine. L'indécence de sa tenue n'enlevait rien à son élégance naturelle. Et puis, même coincée dans un corset et empêtrée sous trois jupons, elle avait apprit dans ce monde d'homme à se défendre seule.

Posant ses deux grandes mains sur les épaules de Tony, elle l'incita à pencher la tête en arrière pour pouvoir l'embrasser avec tendresse. L'homme au bouc se laissa faire avec un rire. Natasha était en effet une femme excessivement tendre, et surtout très démonstrative avec les gens qu'elle aimait, comme elle pouvait se montrer implacable et glacée envers tout ceux dont elle se méfiait.

- Bien sûr que non, Natasha, la charma Tony. Toi, insista-t-il en la gratifiant d'un baise-main, tu es la seule femme que j'aimerai !

- À part ta mère, j'imagine ! rit-elle en retour.

- Bien entendu !

- Au moins tu garderas un souvenir impérissable de ta dernière nuit, se moqua Loki.

- Ne m'en parle pas, ricana l'intéressé. Ce vieux pervers m'a payé pour toute la nuit, et j'ai fini par comprendre pourquoi quand j'ai vu son engin. « Toute la nuit » c'était tout juste ce qu'il fallait pour le satisfaire, et croyez-moi, je me suis donné du mal ! insista Tony en accompagnant ces quelques mots d'un geste particulièrement explicite. Bon, il reste du café ?

Natasha glissa dans la main du petit Peter quelques pièces, et lui murmura quelque chose à l'oreille. Avec un sourire jusqu'aux oreilles, l'enfant quitta alors la cuisine en sautillant.

- Qu'est-ce que tu lui as demandé ? s'enquit Bruce.

- De nous remonter une bouteille de champagne des caves, répondit la belle russe avec avec un petit rire nerveux. L'un d'entre nous quitte la Maison c'est tout de même un événement !

- T'as conscience que ce petit pourrait se faire rosser les fesses pour ça ? s'agaça Thor.

- Eh bien comme ça lui servira de leçon, répliqua Natasha en haussant les épaules. S'il veut survivre ici il doit apprendre à être malin !

La conversation fut soudain interrompue par l'entrée impromptue de Rumlow, l'ombre servile qui, ouvrant sans douceur la porte de l'arrière-cuisine, leur jeta un regard torve. Immédiatement tous se turent.

Certes, l'homme ne frappait jamais sans raison, mais tous se souvenaient des cris de la nuit. Et puis, si Brock était juste, son châtiment en revanche était opéré avec une telle célérité...

- Monsieur veut que vous vous occupiez de lui, lâcha-t-il sans plus de cérémonie. Qu'il soit présentable ! Son inexpérience sera l'objet d'une vente aux enchères d'ici quelques semaines ! Il travaillera au service en attendant !

Et d'un geste brusque, il poussa le jeune homme de la nuit dans la pièce, avant de s'en retourner, claquant la porte derrière comme pour clore toute discussion possible. Du reste, qui avait-il à discuter ? Personne n'oserait tenir tête à Rumlow. L'homme était entièrement dévoué à Alexander Pierce.

La nouvelle recrue observa un instant la pièce, avant de se caler dans un coin, le regard dur, comme pour mettre au défi quiconque de l'approcher. Il était un animal sauvage qu'on traquait, et une immense vague de pitié envahie la pièce. Ce jeune homme qui visiblement venait tout juste d'avoir trente ans était l'image vivante de ce qu'ils avaient été, et ils étaient son avenir, un bien sombre avenir, certes…

Personne ici, ne pouvait ignorer l'humiliation que celui qui n'était pas encore vraiment un homme avait vécue durant la nuit. Personne n'oubliait la première osculation d'un docte médecin à qui l'on pouvait à peine confier une lancette de vétérinaire, boucher sans âme qui vous obligeait à vous dénuder, et à vous allonger, les jambes ouvertes comme une femme lubrique avant de poser les mains sur vous. L'homme vérifiait, l'homme observait, avant de rendre son jugement sans autre forme de procès, mais l'humiliation elle, elle était là, marquée au fer rouge dans votre cœur, une honte que rien ne pouvait effacer… et puis, on s'habituait. On pensait à autre chose et lorsque chaque mois le tortionnaire revenait, on se forçait à sourire avant de se laisser faire, soudain bien docile…

On capitulait. On rendait les armes et on se soumettait à cette science à jamais inaccessible et qui autorisait tout…

Alors, et malgré la dureté dont ils avaient fait preuve la veille pour essayer d'oublier cet instant terrible, c'était avec des sourires que les pauvres âmes prisonnières de l'Étoile Rouge accueillir le jeune homme. Celui-ci, farouche, leur rendit bien mal l'amabilité, et de ses yeux d'un bleu intense, il scruta chacun d'entre eux, avant de se tasser un peu plus dans le recoin du mur comme pour les mettre au défi de s'approcher. Prit de pitié, Clint, que l'expérience avait rendu plus sage et plus patient, se leva pour aller à sa rencontre, prudent comme s'il avait à faire à un fauve enragé…

- Moi c'est Clint, se présenta-t-il, main tendue en avant. Et toi ?

Aucune réponse. Le jeune homme essaya un instant disparaître dans le mur, sans véritable succès. S'il avait été un animal, nul doute qu'il émit un grognement menaçant.

- Personne ne te fera de mal ici, insista le plus âgé. Si tu dois avoir des alliés dans cette Maison, c'est nous.

L'homme d'expérience lui adressa un sourire enjôleur, ce sourire qui rendait ivre de désir les clients de la Maison, avant de s'approcher davantage. L'inconnu, lui adressa de ses petits yeux sombre un regard terrifié, et il se recroquevilla davantage sur lui-même, dents serrées et poings crispés, prêt à se défendre. C'était un enfant sauvage, à peine âgé de vingt ans, solide et fragile tout à la fois. Le cheveux blond, le nez droit, le corps épais, il avait tout d'un petit Ganymède, et nul doute qu'il plairait bien aux clients !

Pour l'heure cependant, tout son être transpirait la peur. Il souffrait. Il était perdu, fermé au contact. Loin de se décourager, Clint eut un sourire indulgent, avant de changer de méthode.

- Tu as la peau dorée, remarqua-t-il. Tu viens très certainement de la campagne. Tu n'as pas encore vraiment goûté à Cleveland et son air aux relents de charbon, n'est-ce pas ?

Amadoué, le nouveau venu, sembla se détendre un instant.

- Tu dois être affamé ! Viens !

Et avec une certaine tendresse, Clint lui prit alors les mains pour le guider jusqu'à la table. Comme un affamé, le jeune homme se jeta sur les brioches un peu passées que lui tendaient ses futurs camarades d'infortunes. Il n'en fallut pas plus pour gagner sa confiance, et, du bout des lèvres, il consentit à donner son prénom.

Steve.


Loki, avec un sourire, s'abandonna un instant aux bras réconfortants de Thor. C'était pour eux un rituel avant chaque nouvelle soirée dans la Maison. Les deux esclaves de Pierce avaient besoin d'un moment à eux avant de poser un masque sur des visages fatigués.

Thor soupira, avant de poser ses lèvres sur le front de son frère cadet, avant de l'étreindre avec force.

- Thor… souffla-t-il. Arrête, Alexander nous attend !

- Qu'il attende ! s'énerva le géant. Il faut qu'on s'en aille… J'en peu plus de te voir partir avec les clients, te voir mentir, tricher et te coucher le soir en faisant semblant que tout vas bien ! Tu es entrain de te transformer en quelque chose qui ne te ressemble pas Loki, insista le colosse à la longue crinière dorée. Je ne te reconnais plus. Tu es sur une pente glissante mon frère, et j'ai peur de ne pas pouvoir te retenir…

Ces quelques mots arrachèrent un sourire à Loki.

- Ne t'en fais pas, assura-t-il en replaçant sa longue chevelure corbeau derrière ses oreilles. Je sais ce que je fais. C'est vrai, je triche, je manipule, mais je sais ce que je veux…

Loki était un amant formidable, très apprécié des clients pour sa fougue et son caractère dominant. Ceux-ci ignoraient cependant à quel point son esprit était retord. Les ruses de Loki inquiétaient Thor. Elles pourraient très bien être la cause de leur perte. Il ouvrit la bouche, prêt à arguer de ce dernier point…

... lorsqu'un intrus écarta les rideaux de velours rouge qui protégeaient les deux frères des regards indiscrets. Surpris, les voilà qui se retournèrent vivement, les yeux écarquillés en une expression de pure terreur, souris pétrifiées face aux crochets du serpent.

Heureusement, ce n'était que Clint.

- Avez-vous perdu l'esprit ? s'énerva justement leur ami, le rouge aux joues. Le Maître nous attend ! Vous voulez qu'il vous fasse payer cher votre retard ?! Pleurez si vous voulez, mais pleurez une fois que les clients sont partis !

- … Merci du conseil, grogna Thor. On te fera porter un cachet la prochaine fois que nous désirerons un peu d'intimité.

Clint serra les dents, roula des yeux avant de s'en retourner vers le salon, visiblement assez en colère... En réalité, il dissimulait bien mal son inquiétude pour eux. Le Maître était intransigeant, et s'il soupçonnait la moindre rébellion chez ses pensionnaires, il punissait avant même de vérifier si les allégations étaient avérées. Coupables avant d'être innocents, telle était sa justice.

- Il faut qu'on sorte d'ici, affirma Thor en regardant Clint s'éloigner. Nous n'en pouvons plus. Je ne supporterai pas une année de plus entre ces murs !

- Et on irait ? soupira Loki. Avec quel argent ? Tu crois vraiment qu'on pourra vivre une vie normale après avoir vécu ici ?

L'homme à la longue chevelure d'ébène eut un rire désabusé.

- Mais tu vis un rêve éveillé ! Redescends des Cieux où tu te trouve, mon frère ! C'est ça notre réalité ! Il va bien falloir qu'on s'en accommode !

Et sur ces sombres paroles, le plus petit réajusta sa tenue, avant de se glisser hors de l'alcôve, laissant derrière lui un amant désespéré.


Assis sur un confortablement fauteuil, dans l'entrée de la maison, Tony observait ses camarades parader devant leurs convives, tous plus séduisants les uns que les autres. Certains, comme Natasha, avaient pour eux la beauté et la grâce des Déesses. Les autres, comme Clint, avaient le charme et les mots qui savaient attendrirent. Mais qu'ils aient l'apparence d'Apollon ou la sensualité d'Éros, ils ne laissaient pas les clients indifférents. Et les voilà qui acceptaient chaque coupe de champagne offerte avec grand plaisir, songeant que ces quelques bulles les aideraient sans doute à rendre les choses plus faciles.

Un client qu'il trouvait particulièrement détestable, un républicain de nom de Henri Hank Pym, observait Bruce d'un œil lubrique, et s'avançant d'un pas chaloupé, lui souffla quelques chose à l'oreille. Son ami fit semblant de s'offusquer, avant d'éclater d'un grand rire. Ainsi, Monsieur venait d'acheter pour la nuit son ami.

C'était ainsi que les choses étaient convenues : dans la plus grande discrétion.

Un étau lui enserra soudain la poitrine, et dans sa gorge, il eut comme l'amer goût d'un regret. Celui de ne pouvoir leur dire au-revoir.

Lorsqu'il n'y eut plus personne à acheter, lorsque chacun eu trouvé un partenaire pour la nuit, Tony se releva, avant de faire quelques pas dans l'immense salon. Il jeta un coup d'œil émue à cette pièce centrale, lieu de tous les complots, caressa du bout des doigts les petites cariatides et les atlas qui décoraient le hall d'entrée. Il avait vécu huit ans de sa misérable existence enfermé dans cette somptueuse demeure. Il y laissait des souvenirs, des amis qu'il aurait aimé emmener avec lui, pour les libérer de cet Enfer...

Alors, de loin, il observait ceux qu'il aimait s'adonner à ce jeu courtois, un sourire triste aux lèvres. Il soupira, avant de s'asseoir sur la banquette de velours, son maigre baluchon à la main. Il guettait avec envie cette porte, en admira un instant la ciselure, songeant à ces menuisiers, ces artisans qui avaient créé une magnifique geôle. La forteresse était belle, mais elle n'en demeurait pas moins une cage. Aucun homme ne saurait vivre ainsi, à l'étroit dans ces murs…

Ce fut le début d'une longue, une très longue attente pour Tony qui devinait les odieux bruits de couloir. Il savait comme on dissimulait sous un sourire une lassitude et un dégoût qui vous prenait à la gorge, transformant votre reflet pour vous renvoyer l'image d'un monstre sans âme, Narcisse inversé.

C'était une vie maudite, et Tony avait parfaitement conscience qu'elle ne s'en irait jamais, qu'elle resterait encrée en lui, accrochée à sa peau comme une mauvaise gale. Pour James Rhodhey, pour cet homme d'une générosité sans nom qui avait racheté sa dette et consentait à faire de lui son amant, il ne saurait être qu'un demi-époux, une ombre, un pauvre enfant des cavernes aveuglée par la lumière, contraint de ne voir que les ombres du monde. Platon aurait eu grande pitié de son âme...

Malgré tout, il était heureux, car sincèrement attaché à Rodhey. Pour cet artiste Bohème, il avait été son régulier, son oreille attentive, sa Galatée dans les bras d'un Pygmalion attentif, sa muse même, et la perspective de vivre à ses côtés était pour lui le gage d'un avenir radieux. L'atelier du peintre n'était qu'une mansarde, sa fortune un mirage, tangible une semaine, irréelle une autre, son succès fugace, mais pour Tony, cette vie avait tout d'une vie de Cour...

- Remonte dans les communs, Stark. Le Maître exige que tu aies rangé tes affaires avant le matin.

Surpris, Tony se retourna vivement, avant de croiser le regard sans âme de Rumlow, l'imposante ombre qui se tenait dans l'embrasure de la porte. Tony fronça les sourcils, avant de siffler :

- Je n'ai plus à t'obéir. Je quitte cette Maison ! Va donc surveiller ce qui se passe aux étages ! Thor a de la chance d'être fort comme un ours, sans quoi, son client lui aurait arraché un œil !

Brock ne bougea pas, parfaite image d'une gigantomachie hellène, haut relief sur le Grand Autel de Pergame, et son ombre menaçante obligea le pauvre insolent à se recroqueviller sur lui-même, craignant un coup qui ne vint pas. La masse sombre sortit d'une poche intérieure un pli qu'il déposa sur la banquette, à ses côtés.

- Avant le matin, répéta-t-il, comme une sentence.

Tremblant, Tony observa l'imposant personnage s'éloigner, veillant à la sécurité de ses employés comme un ange gardien qui avait tout du cerbère. Puis, avec hésitation, il déplia le mot.

Les quelques lexies qui y étaient inscrits se mêlaient, s'interpénétraient pour finalement le détruire de l'intérieur. Quelques larmes glissèrent le long de ses joues poudrées, zébrant son beau visage, se transformant bientôt en des torrents intarissables.

Lassé de toi. C'était les quelques lettres qui lui avaient sautés en visage pour le lacérer, pour effacer toute joie, tout espoir. Lassé de toi. James Rodhey s'était lassé de lui. Il ne viendrait pas. Jamais. Il l'avait rayé de sa vie, l'avait condamné, refusé sa grâce sans aucune forme de procès.

Lassé de toi.


Enfermé dans ce que l'on appelait les « Communs, » en réalité une pièce sous les combles mal éclairée où s'engouffrait le givre de la nuit, Steve s'était installé dans un coin, en position fœtale, grelottant autant de peur que de froid. Il n'avait pas besoin de tendre l'oreille pour entendre les gémissements lascifs de ceux qui avaient essayé de le rassurer. S'il avait eu un doute sur son avenir, à présent, il était fixé…

Un homme public. Il ravala un sanglot. Il n'y avait rien de plus avilissant, rien de plus terrible, surtout pour un pauvre gamin comme lui.

Il avait tout quitté, famille, fiancée, pays, pour rejoindre la grande ville et son faste. « Quand je serais de retour, je serai bien riche, Peggy ! » avait-il affirmé à la jeune demoiselle avec un sourire rassurant. « Et on pourra se marier ! Je t'offrirai une belle bague, nous aurons une bonne maison, et on s'ra heureux ! » Elle avait répondu d'une moue polie, acceptant de le croire plus par espoir que par réelle conviction.

Bien évidemment, les choses ne s'était pas passées comme il l'avait espéré. Pourtant d'une belle intelligence, beau comme un Apollon et teigneux comme le Lion de Némée, le jeune homme n'avait su trouver sa place dans cette ville industrieuse, au ciel noir et aux bâtiments immenses.

Les Clevelandais aux poumons encrassés par la suie ne cherchaient pas de jeunes provinciaux qui n'avaient connu que la rudesse des campagnes. Il y avait cette gare à construire, cette ville de pêcheur qui se transformait un peu plus chaque jour en un royaume de fer et d'acier. Il fallait savoir travailler le métal, comprendre la délicate alchimie de la fonte. Non, un pauvre paysan comme lui n'avait qu'à retourner en son pays boueux, et n'avait rien à faire en cette sainte ville !

Alors on mendiait, on frappait à toutes les portes pour chercher un travail, n'importe lequel. On finissait par vendre le médaillon qu'on vous avait offert le jour de votre baptême pour quelques cents, on en profitait pour se payer une bonne soupe, un guignon de pain et surtout, un lit où l'on pouvait dormir sans crainte.

Parfois, on acceptait de lui faire confiance. On l'envoyait faire quelques menus travaux, ici et là, et l'on se désolait de son manque de savoir et ses efforts inutiles. Le jeune homme n'avait en effet connu que le travail de ferme. S'il savait comment l'on cultivait le blé, il ignorait cependant tout de la ferronnerie.

Alors on le congédiait. Et le voilà qu'il recommençait alors à mendier pour survivre, jusqu'à ce qu'un jour, un officier lui adresse un regard appuyé… « Regarde-moi ! » avait-il ordonné en prenant d'autorité son menton entre ses doigts épais. Il avait un instant observé ses grands yeux bleus, avant de l'arrêter pour « mendicité. »

Enfermé dans une obscure geôle durant toute une nuit en compagnie d'hommes tous plus terrifiants les uns que les autres, noirs de suif pour la plupart, Steve s'était surpris à penser qu'au moins, dans cette cellule, il était à l'abri du froid. Il s'était donc endormi, vaincu par la fatigue.

Un fonctionnaire, que le pouvoir avait fait gonflé ventre et orgueil, l'avait menacé du bagne, de la corde, de l'Enfer et la damnation éternelle, avant de laisser entrer un homme affable.

- Debout, avait-il ordonné.

Steve avait obéit promptement. L'homme l'avait alors palpé du poitrail aux chausses, impudique, faisant mine de ne pas remarquer ses mouvements de reculs, et ses suppliques terrifiées.

- Trop épais, avait-il sifflé. Je ne veux pas d'une mule, je veux d'un homme !

- Mais le visage… ?

- Il est peut-être beau garçon, mais je tiens une Maison de Luxe ! Regarde-le ! Ça n'est qu'un paysan ! Remets-le dans la rue ou envoie-le au bagne, mais moi, je n'en veux pas ! Et puis, regarde-le ! Il n'a aucune éducation !

- Allons, Alexander, avait rit l'officier. Je sais bien qu'il ne correspond pas exactement à tes critères, mais réfléchi… il a tout à apprendre…

Le dénommé Alexander l'avait jugé des pieds à la tête une seconde fois, avant de demander un entretient privé dans le bureau du commissaire. Il y eut entre eux une longue tractation, quelques éclats de voix, et finalement, les deux partis avaient trouvé un accord. Le lendemain, Rumlow était venu le chercher.

Il avait échappé au bagne, mais c'était tout comme ! Cet endroit serait désormais sa prison…

Lentement, la porte s'entrouvrit sur une silhouette trapue à demi dissimulée sous un voile qui avait tout du linceul. Un homme à la peau brune, sans cheveux mais à la barbe fournie, du moins à ce qu'il pouvait en distinguer dans la pénombre, claudiqua avec maladresse, portant comme un calice une bassine d'eau claire. L'éclat d'une lame simplement éclairée par reflet de lune lui arracha un petit cri de terreur…

- Ne t'inquiète pas, sourit une voix moqueuse et déformée. Je ne te ferai aucun mal… j'en suis bien incapable…

La silhouette déposa son chargement dans un recoin, avant d'allumer une lampe à huile. Steve se détourna immédiatement, horrifié par la figure de cet inconnu. Une horrible roséole avait grignoté la moitié de son visage, accompagnée de lésions et de chancres hideux, et il avait eu le bon ton d'en dissimuler une partie derrière un foulard de soie. L'espace d'une seconde cependant, Steve avait pu entrevoir un œil aveugle, rongé par la vérole et cette vision d'horreur lui avait retourné l'estomac.

Steve compris alors pourquoi l'être difforme n'arrivait ni à marcher, ni à parler correctement. Les purulences avaient attaqué la bouche et sans doute les jambes qui semblaient bien raides.

Que lui était-il donc arrivé ?

- Ah ! Tu n'avais jamais vu face plus horrible que la mienne, pas vrai ?! s'amusa la créature désincarnée avec emphase. Les français appellent ça, « le mal de Naples » pour éviter de dire qu'ils en sont à l'origine ! C'est ça, le vrai visage de la Syphilis ! D'où la nécessité de bien choisir ses clients, première leçon à retenir !

Devant le mutisme effaré du jeune homme, le malade ricana :

- Ce n'est pas si douloureux. On s'y habitue, on s'habitue à tout tu sais ! Je m'appelle Nick Fury. Je vis dans le grenier, au-dessus. C'est qu'il ne faudrait pas montrer ce faciès à notre noble clientèle, n'est-ce pas? Aujourd'hui je suis l'homme à tout faire de la Maison, tout à la fois la couturière et le barbier. Et je viens justement m'occuper de toi. Ne t'en fais pas, à moins que je ne ravisse ta pureté, je ne risque pas de te contaminer…

- Vous… vous étiez… ?

Le dénommé Nick Fury approuva d'un signe de tête avant de revêtir des gants par simple mesure de précaution, et pour épargner à leur nouvelle recrue la vue de ses mains abîmées. Puis, il obligea le plus jeune à s'asseoir dans un mauvais fauteuil avant de préparer sa peau à accepter la lame du rasseoir. Sous un air farouche, le jeune homme dissimulait mal un sentiment de profond malheur. Cette détresse attisa sa compassion...

- Je connais ta peur, tu sais. Je suis passé par là. Cette vie est effrayante. Mais tu peux y trouver un immense plaisir, celui du corps, celui de la sueur, celui des semences et de la chaleur ! Il arrive même que des clients deviennent de véritables amis. Tony qui est sur le point de quitter cette Maison en est l'exemple le plus probant…

Les coups de rasseoir délicats nettoyèrent le visage de cette légère barbe, sans abîmer la peau. L'homme semblait avoir l'habitude. Il s'arrêta cependant lorsque de grosses larmes dévalèrent ses joues en rigoles malheureuses.

- Pitié, murmurait le jeune homme, laissez-moi partir. Laissez-moi sortir d'ici. J'ai une fiancée, j'ai ma famille… je vous en supplie…

De ses mains gantées, le malade prit en coupe le visage de celui qui, pour lui, n'était encore qu'un enfant. Nick, n'avait jamais été quelqu'un de très empathique, bien au contraire, mais cette souffrance avait été la sienne, renoncer à sa liberté, accepter son sort et cette vie de luxure… il soupira, avant de figer son regard brun dans le sien.

- Tu n'as pas l'air de comprendre, mon petit. C'est ça, ta vie maintenant. Et quand bien même par une chance folle, j'arriverai à t'ouvrir la porte pour que tu fuies, tu n'irais pas loin. Le Maître travaille avec la force public, tout ces scélérats qui sont censés protéger les citoyens, et qui nous condamne à l'opprobre - que la peste les emporte, ceux-là ! Il aurait tôt fait de te retrouver. Il t'aurait envoyé au bagne où avec ta carrure et avec ton inexpérience, tu n'aurais pas survécu plus d'une huitaine, mais je gage qu'il t'aurait fait fusiller pour t'épargner cette peine. Les choses seront plus faciles si tu oublies tout ce qui s'est passé avant…

Les larmes redoublèrent, mais le jeune homme n'opposant plus aucune résistance, si bien que Nick se remit à l'ouvrage, rasant cette petite barbe adolescente qui gâtait sa beauté juvénile. Une fois le travail accompli, il lui sourit.

- Un vrai Adonis.

- Un… quoi ? demanda le plus jeune entre deux sanglots.

Le plus vieux ricana de nouveau, avant de s'approcher d'une bibliothèque et d'en sortir quelques livres.

- Je suppose que tu n'as pas appris à lire dans ta campagne ! Mes collègues seront ravis de t'apprendre cette discipline, en particulier Bruce qui passe ses journées dans ses bouquins. Ce n'est pas couché, les cuisses écartées que l'on séduit un homme, mais grâce à la courtoisie du langage… Tiens ! sourit-il en jetant à ses pieds quelques livres.

Avec ce qui ressemblait à un sourire, Nick lui glissa dans les mains L'Iliade et L'Odyssée d'Homère, Les Métamorphoses d'Ovide, la Théogonie d'Hésiode…

- Ici, crut-il bon de préciser, ton intelligence est ta meilleure arme. Cultive-la… En attendant, tu devrais te laver. Il doit y avoir un tub qui traîne dans un coin, et de l'eau dans cette bassine...

Après quoi, l'homme ramassa son paquetage et fit mine de s'en retourner. Steve sentit la panique le gagner. La solitude lui semblait encore plus insupportable que la perspective d'être avili… Nick lui adressa un sourire, avant de resserrer autour de son visage le châle qui dissimulait mal les purulences.

- Ne t'inquiètes pas, tu ne resteras pas seul longtemps, les autres ne vont pas tarder, et je ne souhaite pas être là lorsqu'ils quitteront le service…

- Ils vous on rejeté à cause du mal français ?

- Non. C'est moi qui ne souhaite pas leur imposer mon faciès à leur vue. Contrairement à toi, ils savent à quoi je ressemblai avant, ils savent ce que j'ai perdu, et je ne souhaite pas le voir dans leurs yeux…


Lorsque le dernier client eut quitté l'Étoile Rouge, que les dernières bougies dans les chambres furent soufflées, que le silence enfin, régna sur la demeure et ses prisonniers, un homme se releva, parvenant à grandes peines à se défaire des bras de sa camarade de literie.

Cet homme, c'était Clint, le visage creusé, la mine défaite, l'image d'un géant de pierre dont les pieds d'argiles s'effritaient. Si son corps était épargné, son âme, elle, partait lentement en morceau. Il adressa à ses camarades, endormis par deux dans de mauvais lits, un sourire attendrit, avant de s'installer à la fenêtre qu'il entrouvrit. Natasha, avec laquelle il partageait son mauvais matelas gémit, avant de s'enrouler dans les draps. Il retint un rire. La fraîcheur de la nuit lui arracha un frisson, pourtant, elle ne le découragea pas d'allumer une cigarette volée à un client... Il savoura la première bouffée comme s'il se fut agi du Nectar des Dieux.

Ses yeux fatigués se posèrent sur Tony. Il eut un sourire désabusé. Bien évidemment, il avait eu vent de ce qu'il s'était passé. C'était triste. Immensément triste. Il aurait aimé qu'il quitte cette foutue Maison. Sincèrement.

Il était obligé de l'admettre, il était de ce que l'on appelait le bel âge. Sa vie était derrière lui. En revanche pour Tony... Une déconvenue de la sorte, ça vous fichait un coup au moral…

Allait-il s'en remettre ? Réellement ?

Il prit une autre bouffée, sourcils froncés. Quelque chose le tracassait. Tony n'était qu'un homme public. L'argent était leur seule divinité. James Rodhey aurait pu le répudier comme bon lui semblait. Il n'avait besoin de ce genre de mensonges pour le soumettre à ses volontés. Alors pourquoi cette comédie ? Pourquoi aujourd'hui ? Pourquoi lui promettre le rachat de sa dette avant de l'abandonner le jour précis où il devait venir le sauver ? Et puis... dans son souvenir, Rodhey n'était pas lâche !

Non. Il devait y avoir autre-chose. Assurément... le départ de Tony serait une perte considérable pour l'Étoile Rouge. Il était beau, intelligent, cynique, il avait l'art de la conversation... En termes clair, il était apprécié des clients. Son départ, il est vrai, aurait été une perte d'argent considérable.

Alexander aurait-il manigancé la chose ?

Clint reprit quelques vapeurs. Si tel était le cas, il ne saurait le tolérer. De tous, Clint était celui qui avait le mieux accepter son sort. Il le méritait... Petit truand, voleur de bas étage, il avait terrorisé maintes femmes et escroqués mains petits seigneurs des rues pour obtenir ce qu'il voulait.

S'il y avait un Dieu là-haut, alors c'était avec grande pitié qu'il devait le regarder. Même Marie la Vierge, Celle qui Pardonne, se serait détournée de sa veule personne.

Il n'avait d'amour que pour ces hommes, ses compagnons d'infortunes qui étaient devenus sa famille.

Et il était prêt à tout pour venger les siens…

Il va de soit que toutes les critiques sont bonnes à prendre. Je les accepterai toutes, et j'y répondrai avec plaisir ! N'hésitez pas à me donner vos avis, négatifs comme positifs, dans les reviews.

Naturellement, j'accepte toutes les reviews, qu'elles contiennent des critiques positives ou négatives (ces dernières font avancer.) Je répondrai à chacune d'entre elles, à chaques questions si il y en a.

1 Cour du dollar au XIXe siècle : Pour comparaison, ½ kilogramme de pain de froment de seconde qualité coûtait 22 cents, le sucre 18 cents au kilo et une pair de chaussure 1 dollar.