Un auteur face à son personnage
Pièce en quatre actes et treize scènes
Par Ahaimebété
Acte un
Scène un
L'auteur
Le Maître
Tard le soir, dans un appartement tranquille de la banlieue de Marseille. Une dame d'un certain âge est à son ordinateur. Elle tape sur son clavier en souriant, parfois même en riant seule. Sur le bureau, encombré de toutes sortes d'objets, une tasse de thé refroidit.
L'auteur (pouffant)
Je me fais rire toute seule.
Derrière elle, une silhouette se matérialise lentement. Celle d'un homme, dans les quarante-cinq à cinquante ans, barbu, les cheveux foncés, les yeux bleus, vêtu d'un étrange costume de velours noir brodé au col.
Le Maître
Hum !
L'auteur (elle ne l'a pas entendu, ni remarqué sa présence)
Ah ! Ah ! Je suis mauvaise quand même. Pauvre Maître !
Le Maître (plus fort)
Hum !
L'auteur (elle se retourne brusquement)
Ah ! Vous m'avez fait peur ! Qui êtes-vous ?
Le Maître
Vous n'en avez pas une petite idée ?
L'auteur (le détaillant de la tête aux pieds)
Joli cosplay. Très ressemblant. Mais ça ne vous autorise pas à entrer chez moi. Comment vous avez fait d'ailleurs ? Grimpé par le balcon ? Je ne vous ai même pas entendu…
Elle regarde sa fenêtre, qui se trouve à deux mètres d'elle, et constate qu'elle est fermée, ainsi que les volets. Elle ouvre la bouche de surprise.
Le Maître
Je ne suis pas entré par là.
L'auteur
Par où alors ?
Elle commence à se lever et reculer lentement vers sa porte d'entrée.
Le Maître (se tapotant le crâne)
Par là. Enfin, par le vôtre, je veux dire.
L'auteur
Oh, je vois ! Je suis en train de faire une hallucination. Ou bien de rêver, peut-être. Je dois m'être endormie sur mon ordinateur. À force de veiller tard, ça devait finir par arriver.
Le Maître
Non ! Je suis tout à fait réel, et vous ne dormez pas.
L'auteur
Allons, c'est impossible. Si vous êtes réel… Un personnage de fiction n'est pas réel, par définition.
Le Maître
On essaye de rationnaliser ? Bonne idée, mais je crains que ça ne marche pas dans ce cas-là.
L'auteur
Qu'est-ce qui s'est passé ? Enfin, je veux dire : comment avez-vous pu devenir vrai ?
Le Maître
Je dirais que c'est la combinaison de nos deux pensées.
L'auteur
Je ne comprends pas.
Le Maître
Vous pensez beaucoup à moi.
L'auteur (un peu gênée)
Heu oui, pas mal… en effet.
Le Maître
Et j'ai un très fort instinct de survie, qui s'est transformé en instinct de vie. La combinaison des deux… Pouf ! Me voilà !
L'auteur
Hum, c'est bien ennuyeux. Comme personnage de fiction, vous me plaisiez bien, mais je ne suis pas sûre de vous apprécier dans la réalité.
Le Maître
C'est trop tard. Je suis là, maintenant.
L'auteur
Et que… qu'est-ce que vous allez faire ? Essayer de conquérir l'univers ?
Le Maître
Ce serait une bonne idée. Mais je crains que ce soit encore plus difficile ici que dans le monde de la fiction. Non, je vais me contenter de la Terre. Et vous allez me faire gagner.
L'auteur
Moi ? Mais comment ? Si vous comptez sur…
Le Maître (l'interrompant et lui montrant l'ordinateur)
Avec ça.
L'auteur
Je ne suis pas pirate informatique !
Le Maître
Mais moi, oui.
Il s'approche du bureau et s'assoit sur le siège que l'auteur vient d'abandonner. Il pianote rapidement. La femme voit des signes bizarres apparaître sur son écran.
Le Maître
Pas mauvaise votre machine… pour votre époque et l'intelligence limitée de votre espèce, bien entendu.
L'auteur (soupirant)
Ça commence !
Le Maître (il parle distraitement, concentré sur ce qu'il fait)
Qu'est-ce qui commence ?
L'auteur
Le mépris.
Le Maître (il continue à taper sur le clavier)
Cela ne vous gênait pas jusqu'à présent.
L'auteur
Parce que vous étiez un personnage de fiction. Ce n'est pas du tout pareil quand on doit le subir dans la réalité. Dans mes histoires, je peux être extrêmement sadique…
Le Maître
J'ai remarqué, oui. Vis-à-vis de moi par exemple.
L'auteur
…mais en vrai, je ne ferais pas de mal à une mouche.
Le Maître
Qui parle de mouches ? Qui s'intéresse aux mouches ? Ce n'est pas aux mouches que je vais m'attaquer.
L'auteur (levant les yeux au ciel)
C'était une expression. Je veux dire par là que je ne ferais de mal à personne. Qu'est-ce que vous fabriquez avec ma machine ?
Le Maître
Je pirate le Pentagone. C'est d'une facilité ! J'ai déjà accès à tous les boutons nécessaires pour déclencher une guerre nucléaire.
L'auteur (elle prend une chaise et s'assoit à côté de lui, les bras croisés)
Et ensuite ?
Le Maître
Je ferais la même chose pour toutes les puissances ayant la bombe atomique à leur disposition. Ça va faire Boum ! Ce sera très amusant.
L'auteur
Vous n'oubliez pas quelque chose ?
Le Maître
Je ne vois pas quoi. (à lui-même) Le Kremlin… encore plus facile.
L'auteur
Où est votre TARDIS pour fuir la Terre quand ça va faire Boum ? Il ne va pas être très agréable de rester dans les parages, j'imagine.
Le Maître s'arrête de taper. Il regarde l'écran fixement.
Le Maître
Mon TARDIS ? Ça n'existe pas ici, bien entendu.
L'auteur (avec malice)
Nope !
Le Maître
Gallifrey ?
L'auteur
Fiction.
Le Maître
Le Docteur ?
L'auteur
Aussi. Rien de tout cela n'existe réellement. Sauf… vous.
Le Maître (furieux)
C'est de votre faute !
L'auteur
Moi ?
Le Maître
Vous et votre obsession !
L'auteur
Dites donc ! Il y a des tas de gens qui sont obsédés par des personnages de fiction. Ce n'est pas pour autant que ceux-ci se matérialisent ! C'est votre instinct de vie ou de survie, là… qui a tout fait. Je n'y suis pour rien.
Le Maître
Vous pensez à moi vingt-quatre heures sur vingt-quatre !
L'auteur
Et alors ? Je ne vous ai pas demandé de venir. Je ne vous ai pas invoqué, ni rien, non ?
Elle montre l'ordinateur sur lequel on voit toujours des signes bizarres qui tournoient.
L'auteur
J'écris, c'est tout !
Le Maître
C'est quand même de votre faute. Je ne serais pas devenu réel si votre tête n'était pas pleine de moi !
Il fait pivoter le fauteuil de façon à ne plus la voir. Elle se tourne sur sa chaise pour la même raison. Le silence se prolonge plusieurs longues minutes.
L'auteur (d'une voix radoucie)
Torts partagés ?
Le Maître
Grrm.
L'auteur
Vous êtes là, maintenant. Vous allez devoir vous y habituer. Et maintenant, il est tard. Vous m'excuserez, j'ai sommeil, je vais aller me coucher.
Elle se lève et se dirige vers sa chambre.
Le Maître
Et moi ?
L'auteur
Vous avez besoin de dormir, vous ?
Le Maître (avec une ironie grinçante)
Il a fallu que vous préfériez celle de mes incarnations qui a été obligée de voler un corps humain. Il en a toutes les faiblesses. Oui, j'ai besoin de dormir ! Et de manger aussi.
L'auteur
Oh, pardon. Vous avez faim, peut-être ?
Le Maître
Devenir réel consomme pas mal d'énergie.
L'auteur
Des spaghettis bolognaise, ça vous va ? C'est ce qui est de plus facile à faire rapidement.
Le Maître
Peu importe. Du moment que ça remplit mon estomac.
Acte un
Scène deux
L'auteur
Le Maître
Le même appartement, le matin. Le Maître est assis à l'ordinateur. Il semble très occupé.
L'auteur (arrivant de sa chambre, elle étouffe un bâillement)
Vous êtes déjà levé ?
Le Maître
Mmh.
L'auteur (s'asseyant à côté de lui)
Qu'est-ce que vous faites ?
Le Maître
Je deviens riche. Je ne vais pas rester dans cet endroit minable.
L'auteur
Merci pour "l'endroit minable". Vous faites quoi pour devenir riche ? Vous jouez à la bourse ?
Le Maître
Bien plus simple.
L'auteur
Expliquez-moi ça, s'il vous plaît.
Le Maître (méfiant)
Hum, oui. Je ne pense pas que en parlerez autour de vous, ni que vous serez capable de me dénoncer.
L'auteur
Je sens que je ne vais pas aimer ce que vous allez me dire.
Le Maître
C'est vous qui m'avez fait venir…
L'auteur
Torts partagés, on a dit ! Bref, expliquez-moi.
Le Maître
C'est très simple. Je crée une multitude de comptes sur des banques en ligne en piratant leur système. Puis je vais sur d'autres banques et je pirate les comptes de personnes aux revenus moyens. Je fais un virement de leur banque sur les comptes que j'ai créé. Quand il y a suffisamment d'argent sur ceux-ci, je verse l'argent sur un autre compte et je fais complètement disparaître le premier. C'est comme s'il n'avait jamais existé.
L'auteur
Vous volez, en quelque sorte. Et des gens pauvres.
Le Maître
Non, pas les pauvres. D'abord, parce qu'il n'y a souvent rien sur ces comptes-là. Ils sont à découvert. Pas les riches non plus. Ils surveillent trop bien leur argent. Entre les deux. Et je prends une somme minime à chaque fois – deux euros quarante-six, exactement. Même si les personnes se posent des questions sur ce prélèvement, la somme est si ridicule que la plupart ne feront pas la démarche pour si peu. Et pour ceux qui la feront, ça n'ira pas bien loin, puisque le compte sur lequel elle a été versée n'existe plus.
L'auteur
Je vois. En effet, ça doit bien vous occuper, tout ça.
Le Maître
Même pas. J'ai créé un programme qui le fait tout seul.
L'auteur
On va tout de même s'apercevoir que ça vient de chez moi. Et je vais avoir des ennuis.
Le Maître
Vous me prenez pour un débutant ? La source de ces manœuvres est in-traçable. Vous ne risquez rien, si c'est ce qui vous inquiète. Et je n'ai pas non plus envie de voir débarquer le GIGN pendant que je suis là.
L'auteur
Ça reste du vol. Même si c'est peu à chaque personne.
Le Maître
Vous attendiez quoi de ma part ?
L'auteur
À pire que ça, à vrai dire. Vous allez vous fabriquer un passé de toute pièce, comme…
Le Maître
Harold Saxon ? Bien entendu. C'est déjà fait d'ailleurs. Je ne relierais ce personnage à mon dernier compte bancaire, l'océan qui va recueillir toutes les petites rivières qui sont en train de le remplir, qu'au dernier moment, quand il sera plein.
L'auteur (ironique)
Vous avez choisi un nom dérivé du mot Maître, comme d'habitude ?
Le Maître (il rit)
Non, bien entendu ! Ce serait stupide. Je ne suis pas aussi bête que les scénaristes de la série ont bien voulu le faire croire. J'aime bien le prénom que vous m'avez donné dans une de vos histoires : Victor. Le victorieux, ça sonne bien. Et j'ai trouvé dans la littérature un nom de famille bien marseillais : Mouret.
L'auteur
Victor Mouret ? Pourquoi voulez-vous que votre nom fasse marseillais ?
Le Maître
Parce que je me suis né ici. Je veux dire que Victor Mouret est né ici. C'est un endroit comme un autre. Plutôt discret, dans le genre "ville de dixième zone, dont personne n'a jamais entendu parler".
L'auteur
Personne ne croira que vous êtes d'ici.
Le Maître (léger accent provençal)
Vous pariez ? Je sais déjà tout de la ville. Où j'ai vécu, grandi, fait mes études. J'ai piraté l'état civil. Victor Mouret existe et vous êtes sa demi-sœur.
L'auteur
Quoi ? Mais je ne vous permets pas…
Le Maître (l'interrompant)
Rien de mieux qu'une vraie parente pour ancrer définitivement mon personnage dans la réalité.
L'auteur
Vous ne m'avez pas demandé mon avis !
Le Maître
Non. J'aurais dû ?
L'auteur
Ben, un peu oui ! J'ai de la famille, vous savez. Ils vont se demander d'où sort ce demi-frère dont ils n'ont jamais entendu parler.
Le Maître
Pas de souci, j'ai tout prévu. Il y a quelques années, j'ai fait des recherches sur ma mère que je ne connaissais pas – j'ai été élevé par mon père – et je vous ai trouvé. Jusqu'à présent, vous n'avez pas osé parler de moi à votre famille – pour ne pas salir la réputation de notre maman. Il sera temps, un jour ou l'autre, de le faire… ou pas.
L'auteur
Si notre parent commun est ma mère, alors vous êtes mon frère, pas mon demi-frère.
Le Maître
Exact ! C'est encore mieux.
L'auteur
Pauvre maman ! Elle pouvait être casse-pieds par moment, mais elle ne méritait pas ça.
Il y a tout un courant de la fan-fiction whovienne qu'on appelle les "Meeting the Doctor". L'exercice étant pour la personne qui écrit l'histoire de se mettre en scène elle-même rencontrant le Docteur, bien entendu. Je n'ai jamais été très "fan" de ce genre d'histoire, parce qu'il n'est pas rare d'y trouver les fantasmes profonds de la personne, soit assez souvent : "Oh, le Docteur va me trouver formidable, peut-être même tomber amoureux de moi et en tout cas certainement me faire voyager avec lui et nous vivrons plein de belles aventures ensemble".
J'ai essayé de ne pas tomber dans ce travers en écrivant sur le Maître. Cependant, comme le dit le proverbe : Il ne faut jamais dire "Fontaine, je ne boirais pas de ton eau". Me voilà en train d'écrire, non pas un "Meeting the Doctor", mais un "Meeting the Master".
J'en ai fait le deuxième volet de ma pièce de théâtre Un personnage contre ses auteurs. Tant qu'à faire rencontrer au Maître un auteur non d'épisode, mais de fan-fictions, autant que ce soit moi. Et puis comme ça, je me fait un cadeau pour mon anniversaire.
