Voilà, suite à la demande de Roxane de lui raconter la vie de Soubi alors que nous étions dans un car pour Nikko, j'ai décidé d'exaucer son vœu et de vous présenter ces quelques « snapshots » de ce que j'imagine avoir été sa vie. C'est une vision personnelle, elle n'engage que moi et il est même possible qu'il y ait parfois quelques petites fautes ou incohérences par rapport à l'histoire de base mais ne m'en veuillez pas trop !

Premier Arc : Soubi

Il avait fallu emmener Laura d'urgence à l'hôpital. C'était en début de soirée qu'elle avait senti les premières contractions. Au début, elle et Tetsuo ne s'en étaient pas préoccupées. Après tout, il restait encore deux mois avant que Laura n'arrive à terme. Ainsi, ils n'avaient pas interrompu leur dîner aux chandelles dans leur petit appartement de Shinagawa. Ce n'est qu'arrivés au désert qu'ils commencèrent à s'inquiéter. Laura ressentait de vives douleurs et Tetsuo décida finalement d'appeler une ambulance.

Une heure plus tard, Laura était en salle de travail et Testuo rongeait son frein en faisant les cents pas dans un couloir vide de l'hôpital Chubu Rosai de Minato-ku. C'était trop tôt, il avait peur que le bébé ne survive pas. Il croisait furieusement les doigts dans ses poches en priant pour que tout se passe bien. Lui et Laura avaient tellement désiré cet enfant et ce, envers et contre tous les obstacles qui s'étaient dressés sur leur chemin.

Les parents de Laura, notamment, étaient particulièrement opposés à leur union. Représentant au Japon d'une grosse firme d'informatique, son père et sa famille avaient quitté leur Angleterre natale pour Tokyo alors que Laura n'avait que dix ans. Mais malgré leurs seize ans d'habitation au cœur de l'archipel nippon, son père et sa mère ne s'étaient toujours pas intégrés à leur nouveau pays. Ils restaient entre eux et se mêlaient rarement au reste de la population. C'est la raison pour laquelle Laura avait fréquenté un collège et un lycée privé anglais.

Ce n'est qu'à l'université que la jeune fille avait pu récupérer un peu de sa liberté. C'est là aussi qu'elle avait rencontré Tetsuo. Ils étaient dans la même classe d'histoire de l'art et étaient très vite devenus amis et un peu plus. Dès le début, les parents de Laura l'avaient mis en garde contre Tetsuo. Il ne venait pas d'une famille aisée, avait souvent du mal à joindre les deux bouts, était résolument socialiste et surtout il était japonais. C'était ce détail qui gênait particulièrement ses parents. Il était hors de question que leur précieuse petite fille se marrie avec quelqu'un qui n'était pas anglais.

Laura avait mal vécu ce refus et par conséquent décidé de voir Tetsuo encore plus. Ils avaient vécu de belles années tous les deux, parfois difficiles à cause du manque d'argent et de la flambée des prix, mais quand ils étaient vraiment dans l'impasse, les parents de Laura se souvenaient toujours qu'ils avaient une fille. C'est donc au fur et à mesure que le temps passa qu'ils se mirent, non pas à accepter, mais à tolérer leur union.

Aujourd'hui, ils avaient chacun vingt-six ans. Ils finissaient tous deux leurs études d'art contemporain, Laura en donnant des cours à la fac et Tetsuo en travaillant comme assistant dans une galerie. Quand ils avaient appris que Laura était enceinte, ils s'étaient estimés au comble du bonheur. Ils avaient quitté le studio de Testuo pour s'installer à Shinagawa, dans un appartement charmant donnant sur la rivière et à cinq minutes de la gare. Et depuis, ils filaient le parfait amour.

Seulement, ce soir, Testuo craignait pour leur bonheur. Que se passerait-il si l'enfant mourait ? Les médecins ne donnaient que peu de chance à un bébé prématuré de deux mois. Le jeune homme se laissa tomber lourdement sur une des chaises du couloir et se prit la tête dans les mains. Il entendait les cris de Laura de l'autre côté de la porte. Il se sentait tellement inutile, à attendre là sans rien faire, mais on lui avait défendu d'entrer dans la salle de travail.

Il décida d'aller chercher un café pour se changer les idées. Dans la cafétéria, alors qu'il introduisait une pièce dans la machine, il vit un homme pousser un fauteuil roulant dans lequel devaient se trouver sa femme et son enfant, un adorable poupon sûrement âgé d'à peine quelques jours et qui regardait le monde avec de grands yeux curieux. Tetsuo les envia. La femme regardait son enfant avec un sourire calme et détendu. Quant au père, il couvait sa famille d'un regard brillant de fierté.

Tetsuo soupira, récupéra son café et s'imagina lui aussi quitter l'hôpital avec sa femme et son enfant. Il repensa à la petite pièce que lui et Laura avaient aménagée avec tant d'amour pour la venue du bébé. Ne sachant pas si ce serait une fille ou un garçon, ils avaient choisi du vert pour les murs, le même que celui des yeux de Laura. Et le soir, quand la jeune femme sortait son violoncelle, ils s'imaginaient quelle pourrait être la vie de leur enfant au son du Cygne de Camille Saint-Saëns.

Plusieurs heures plus tard, alors que Tetsuo avait succombé au sommeil à force de tension, une infirmière vint le secouer doucement. Echevelé, confus et inquiet, Tetsuo fut conduit auprès de Laura. Sa femme s'était également assoupie. Ses longs cheveux blonds humides s'étalaient en corolle autour de sa tête, lui donnant l'air d'un ange. De la sueur perlait encore sur son front. Prenant son mouchoir et faisant bien attention à ne pas la réveiller, Tetsuo épongea les gouttelettes. Le souffle de Laura était encore rapide, résultat de l'effort qu'elle avait dû fournir. Elle avait l'air si paisible, remarqua Tetsuo et il se sentit submerger par une vague d'amour pour sa femme.

- Agatsuma-san.

Tetsuo se retourna et vit une minuscule forme s'agitait dans les bras du docteur.

- Agatsuma-san, voici votre fils.

Tetsuo se sentit défaillir et il dût se rattraper au bord du lit pour ne pas tomber. Le médecin lui tendit le petit paquet de couverture qu'il prit avec des mains tremblantes. L'enfant lui paraissait si fragile qu'il avait peur de l'écraser en le serrant trop fort contre sa poitrine.

- Il n'a pas crié, déclara le médecin en s'essuyant le front. En tout cas, je ne vous cache pas que c'est un vrai miracle qu'il soit vivant et en bonne santé !

Tetsuo ne prêta qu'à moitié attention aux paroles du docteur. Il avait écarté un pan de tissu et était en train de contempler le visage de son fils. Le bébé avait encore les yeux fermés. Sa peau était rouge et fripée, mais Tetsuo pouvait déjà dire qu'il avait hérité de la beauté de sa mère. Quand il glissa un doigt entre les couvertures pour lui caresser la joue, les paupières de l'enfant s'ouvrirent et il posa les yeux sur son père. Son regard était calme et brillant. Tetsuo sentit un sentiment nouveau s'emparer de lui et des larmes de joies roulèrent sur ses joues alors qu'il réalisait seulement qu'il était père.

- Bonjour, Soubi, fit-il à voix basse.


L'odeur du désinfectant lui donne mal à la tête. Il ne sait plus exactement depuis combien de temps il est assis là. Une minute ? Une heure ? Un siècle ? Tout se mêle dans sa tête. La lumière blafarde des néons agresse ses yeux. Autour de lui, il y a beaucoup de bruit, mais il n'entend rien. Il est conscient que parfois on lui parle mais c'est comme s'il avait du coton dans les oreilles. Il fixe ses pieds qui pendent du siège trop haut pour ses petites jambes. Par terre, il y a du carrelage vert. Vert comme les yeux de sa mère. Elle les a tournés vers lui lorsque c'est arrivé, immenses, sans fond, paniqués.

Puis ils se sont fermés à jamais.

Il frisonne en se souvenant du bruit des pneus qui crissent, de la taule qui se froissent, des fenêtres qui se brisent, de ses parents qui crient…

Des gens vont et viennent autour de lui, mais il ne les voit pas. Ce ne sont que de vagues silhouettes en robes blanches. Il a froid. Il croise les bras pour essayer de se réchauffer mais rien n'y fait. Le froid persiste. Il vient de l'intérieur, du vide qui s'est formé dans sa poitrine.

Près de lui, quelqu'un rit. Il sursaute et lève la tête, mais ce n'est qu'un vieux monsieur qui serre un enfant contre lui. Ce n'est pas son père. Son père ne rira plus. Il baisse la tête et ses yeux tombent sur ses mains. Elles lui font mal. Elles sont couvertes de bandages. « Seulement des égratignures, tu es chanceux ». C'est ce qu'a dit le monsieur en blouse blanche tout à l'heure.

De loin, de très loin, des mots, des bribes de phrases lui parviennent, mais il n'en comprend pas le sens.

« cette nuit…l'autoroute… »

« un camion…ivre… »

« morts sur le coup…tous les deux… »

« un fils…six ans seulement… »

« tout seul…pas de famille… »

« étrange…indemne »

Il secoue la tête, les voix s'éloignent. Quelqu'un est assis à côté de lui. Une dame. Elle sent bon. La vanille, comme sa mère. Elle lui tend un mouchoir. Il ne bouge pas. Il observe le sol et repense au regard affolé de sa mère. Soudain, il a de nouveau l'impression d'être aveuglé par les phares du camion qui arrive en sens inverse. Il entend son père qui klaxonne en vain et puis le choc…

L'infirmière essuie des larmes qu'il n'a pas conscience d'avoir versé. Elle lui parle gentiment, lui explique quelque chose à propos de ses parents, d'une certaine assurance et d'une assistante sociale qui va arriver… Il ne comprend rien à tous ces mots compliqués, mais ce qu'il commence à entrevoir, c'est qu'il est seul, ses parents ne reviendront pas.

Il tremble comme une feuille, ses dents claquent, des larmes lui brouille la vue. L'infirmière le prend dans ses bras, elle lui caresse les cheveux. Il ferme les yeux et respire son odeur. Il revoit sa mère qui lui tire les oreilles, prétextant qu'elle en profite tant qu'il en a encore. Un instant, il oublie tout : l'accident, l'étrange sentiment qui lui dit qu'il ne devrait pas être en vie, les médecins et leurs paroles réconfortantes, le couloir aseptisé, les néons trop violents et le carrelage vert… Il se blottit dans la chaleur de l'étreinte de l'infirmière, imaginant qu'il s'agit de sa mère. Mais quand il rouvre les yeux, l'illusion prend fin : il constate qu'elle n'est pas brune, qu'elle n'a pas les yeux verts et que son sourire n'a pas la même tendresse. Il la repousse. Elle prend un air affecté mais il ne pense déjà plus à elle. Elle part.

Il est de nouveau seul, seul avec le souvenir de la voiture qui s'envole et tourne, tourne sur elle-même. Elle atterrit lourdement sur le bas côté. Il revoit les éclats de verre se précipiter vers lui. Il ferme les yeux, mets les mains devant son visage. Tout redevient calme. Il ouvre les yeux. Il appelle.

« Maman ! Papa ! »

Mais tout est rouge et silencieux devant…

L'activité dans le couloir de l'hôpital s'intensifie pourtant plus il y a de monde, plus il se sent isolé, abandonné. La clarté se change en noirceur et il a maintenant l'impression qu'une chape de ténèbres l'entoure, l'étouffe. Il peine à respirer. Il suffoque. Il a mal, là, au niveau du vide dans sa poitrine. Il se recroqueville sur lui-même. Il ramène ses genoux contre lui et se balance lentement. Ses yeux sont grand ouverts mais il ne voit rien, ses oreilles sont à l'affût mais il n'entend rien, il articule des mots, des plaintes mais aucun son ne sort de sa bouche.

Que va-t-il faire maintenant ? Est-ce que tout cela n'est qu'un rêve ? Ou plutôt un cauchemar ? Est-ce que ses parents vont soudain apparaître devant lui ?

Il relève la tête mais ce qu'il voit, ce sont deux silhouettes pleines de sang qui lui sourient. Sa mère tend les bras vers lui. Elle a une longue blessure qui court de son front jusqu'à son menton. Elle n'a plus qu'un seul de ses beaux yeux verts. Son père le regarde. Sa mâchoire est défoncée et il lui manque plusieurs dents. Ses parents s'approchent de lui. Il pousse un cri de terreur et ferme les yeux. Il prie pour qu'ils ne le touchent pas, pour qu'ils disparaissent. Il n'ose pas regarder.

Soudain, il sent deux mains se poser sur ses épaules. Il se fige et retient sa respiration.

- Soubi-kun…Soubi-kun…

L'appel semble venir de si loin.

- Soubi-kun !

Il ouvre finalement les yeux. Ce ne sont pas ses parents qui se tiennent devant lui, mais un homme qu'il n'a jamais vu auparavant. Il ne sourit pas, il le regarde d'un air grave derrière ses fines lunettes de métal. Il a l'air jeune, plus jeune que son père, mais ses yeux sévères semblent dire le contraire. Il n'a pas retiré ses mains de ses épaules. Autour d'eux, le monde paraît s'être arrêté, comme s'il n'y avait plus qu'eux deux dans le couloir de l'hôpital. L'homme lui fait peur mais il ne peut détourner ses yeux de son visage. Il sent comme une force qui l'attire.

- Bonjour, Soubi-kun. J'ai appris pour tes parents et crois bien que j'en suis désolé.

Il n'y avait aucune chaleur dans sa voix.

- Tu peux m'appeler Ritsu-sensei. A partir d'aujourd'hui, c'est moi qui vais m'occuper de toi…


L'ombre lui faisait peur. Elle s'étalait sur le plafond, longue et biscornue. Elle semblait sans fin. Ses extrémités lui faisaient penser à des griffes menaçantes en quête de chair à déchirer. Elle changeait de forme, mettant un point d'honneur à trouver la plus effrayante. Le plafond enténébré était son antre, son terrain de jeu, où elle se mouvait sans cesse, lentement, tel un serpent prêt à mordre. Elle s'attaquait au mur à présent, dévorant chaque centimètre avec une gourmandise sournoise. Sa danse le fascinait au moins autant qu'elle le terrifiait. Il se sentait attiré, hypnotisé par cette noirceur volubile.

Pourtant, il restait parfaitement immobile, assis en tailleur, le dos bien droit, les mains croisées au creux de ses jambes, comme on le lui avait appris depuis son plus jeune âge. Il avait toujours trouvé cette position terriblement inconfortable mais la force de l'habitude et le poids des traditions finissaient toujours par le pousser à l'adopter. Heureusement, la moquette bleu sombre qui couvrait le sol était si moelleuse que l'on avait l'impression de s'y enfoncer tout entier. De même, la lumière lointaine et chaleureuse qui baignait le fond de la pièce contribuait à l'observation attentive du petit garçon.

Selon lui, cela devait faire deux heures qu'il était assis là, face au mur, dos au reste de la salle. Il avait été le premier à entrer dans la pièce ce matin-là. Depuis, elle s'était petit à petit remplie d'autres enfants, mais cela, Soubi ne l'avait pas remarqué car plus il y avait d'enfant plus l'ombre gagnait en ramification, maintenant ses yeux obstinément tournés vers le mur. De plus, son état, un manque de sommeil certain et le choc dû à la perte de ses parents, l'avait rendu comateux, comme si son esprit engourdi refusé d'admettre autre chose que les formes mouvantes s'étalant sur la paroi blanche.

Soudain la porte s'ouvrit, laissant se déverser dans la pièce un torrent de lumière et l'ombre mourut, sans laisser derrière elle la moindre trace de son passage. Le petit garçon eut peine à arracher son regard du mur désormais morne et nu pour le tourner vers la source d'une agitation d'un ordre tout autre.

- Debout !

L'ordre claqua dans cette clarté nouvelle avec un tranchant glacial. Tous les enfants présents dans la pièce se levèrent comme un seul homme et Soubi n'y fit pas exception. La voix avait retenti avec une autorité qui ne laissait place à aucune objection. Des petits bruits secs fusèrent dans le silence tandis que les talons de la femme heurtaient violemment le plancher. Elle s'arrêta au milieu de la pièce et tourna son regard sévère vers les enfants.

Ses yeux gris acier avaient quelque chose du rapace et leur dureté était renforcée par de petites lunettes carrées. Ses joues étaient creuses et son corps long et efflanqué, comme si tout son être était tendu vers une unique chose. Des pommettes trop fardées lui donnaient un air de squelette que son nez petit et étroit venait enrichir. Elle se tenait très raide dans un tailleur étriqué couleur framboise écrasée.

- Alignez-vous ! Vite !

Dans une cohue, les enfants se précipitèrent pour exécuter l'ordre reçu et pendant quelques secondes, la pièce se transforma en un inextricable enchevêtrement de membres, pieds et jambes se mêlant dans le désordre. Mais bientôt, une ligne parfaite se forma devant la femme aux yeux gris.

Soubi sentait poindre en lui un sentiment de crainte et d'excitation mêlées. Qu'allait-il se passer ? Où était-il exactement ? Qui étaient tous ces autres enfants ? Auraient-ils tous été recueillis par Ritsu-sensei ? Un silence de plomb était tombé sur la salle mais Soubi sentait que chacun des enfants présents étaient en proie aux mêmes violentes interrogations.

Lui-même ne s'était toujours pas rendu compte de l'incongruité de sa situation : ses parents venaient de mourir et il suivait un parfait inconnu sans émettre la moindre protestation. Les autres enfants présents avaient vécu des choses similaires, Soubi aurait pu le savoir en regardant leurs yeux ne serait-ce qu'un instant : il aurait vu s'y reflétait la même chose que dans les siens.

La femme aux yeux gris émit une moue dubitative en passant les enfants en revue. Elle les scruta l'un après l'autre, les bras croisés de manière tendue. Son regard sévère semblait vous transpercer quand il se posait sur vous et Soubi ne put s'empêcher de frissonner, mais il ne baissa pas les yeux comme l'avait fait d'autres. Il garda ses deux yeux fermement plantés dans les siens, peut-être même y brillait-il un peu de défi bien que la chair de poule sur ses bras ne démente fermement sa belle assurance.

Quand elle eut fini d' «inspecter les troupes », elle se tourna vers un autre homme qui, resté près de la porte, demeurait dans l'obscurité. Elle lui fit un petit signe et il sortit rapidement. Les yeux d'acier revinrent se poser sur les enfants.

- Ritsu-sensei va bientôt venir vous expliquer comment les choses se passent ici. J'aimerais que vous vous rappeliez que vous lui devez tous quelque chose. Sans lui, vous seriez probablement dans un orphelinat, dans un pays étranger très loin d'ici ou traînant dans une quelconque rue malfamée, la peur et la faim vous tenaillant le ventre…

Après cette joyeuse entrée en matière, elle fit une pause et remonta ses lunettes sur son nez. Son expression avait quelque chose de menaçant à présent et Soubi sentait ses voisins s'agitaient autour de lui, mal à l'aise.

- C'est pour cette raison que je vous demande de lui témoigner tout le respect qui lui est dû. Et cela veut dire, jeune fille, pas de pleurnichages !

Son doigt s'était brusquement tendu en direction d'une petite fille, qui devait avoir autour de cinq ans, et dont les grands yeux noirs étaient emplis de larmes. En se voyant ainsi désignée, elle ravala un sanglot supplémentaire et sa lèvre inférieure se mit à trembler. Ses joues étaient inondées de larmes et celles qui venaient s'ajoutaient au torrent ne firent qu'augmenter l'exaspération de la femme aux yeux acier.

Alors un garçon à côté d'elle saisit la main de la petite fille et la serra fort dans la sienne. Il lui murmura quelque chose à l'oreille et lui adressa un sourire chaleureux. La petite fille hocha lentement la tête et essuya tant bien que mal ses joues à l'aide de sa manche.

La femme en tailleur la fixa encore pendant quelques secondes, afin de s'assurer qu'elle ne se remettrait pas à pleurer, puis balaya de nouveau la rangée d'enfants.

- J'espère que vous m'avez tous compris, susurra-t-elle avec un air de serpent prêt à attaquer.

Elle alla ensuite se poster près de la porte et l'ouvrit avec une délicatesse dont Soubi ne l'aurait pas cru capable. Et là, derrière, nimbé d'un halo de lumière, se dressait l'homme qui était venu le trouver à l'hôpital. Il s'avança dans la pièce avec une démarche d'une élégance se rapprochant de celle que peuvent avoir les félins. On aurait dit un loup ou une panthère. Il était grand et élancé, avec de larges épaules rassurantes, des cheveux blonds presque blancs qui tombait devant ses yeux et de fines lunettes qui lui donnait un air savant.

Il s'arrêta au milieu de la pièce et regarda les enfants en souriant. Cependant, Soubi discerna quelque chose de malsain dans ce sourire, une espèce d'envie presque perverse…

Il posa une main sur sa poitrine et écarta l'autre. Puis il s'inclina légèrement.

- Je me présente. Je me nomme Ritsu-sensei et je suis le directeur de cette école.

Soubi eut soudain un mauvais pressentiment, un très mauvais pressentiment.

- Bienvenue parmi les Sept Lunes ! Déclara-t-il.

Et en disant cela, le regard de Ritsu-sensei s'était très clairement tourné vers Soubi.


Le nuage se mouvait mollement dans le ciel bleu de ce début d'été. Ces courbes légères, ces élégantes circonvolutions blanches se détachaient nettement dans la vaste étendue céruléenne. Pas un seul autre nuage n'évoluait dans les alentours. Seulement celui-ci. Un cumulus, nota-t-il, heureux de pouvoir lui apposer un nom. Il dérivait lentement et sortirait bientôt de son champ de vision, laissant l'immensité du ciel tristement vide.

Soubi se déplaça d'une cinquantaine de centimètres afin de retrouver le cumulus fuyard juste au-dessus de lui. Il sourit. Les nuages avaient cette faculté merveilleuse de pouvoir se métamorphoser à souhait, comme s'ils étaient animés d'une volonté propre. Ce cumulus ressemblait à présent à un gigantesque papillon, arpentant le ciel comme son domaine exclusif.

Un papillon…

Le jeune garçon fut agité d'un imperceptible frisson et se retourna, laissant le nuage continuer seul sa course dans le champ céleste. L'herbe du parc lui chatouillait la nuque et il sentait une fourmi remonter le long de son bras droit. Il soupira légèrement. Son regard était maintenant agressé par le rouge vif des coquelicots qui se balançaient doucement dans la brise.

- Soubi-kun !

Il ignora l'appel, sachant parfaitement ce qu'il signifiait : il était l'heure…

- Souuubi-kun !

Il pesta et se redressa pour faire face à une petite fille âgée comme lui d'une dizaine d'années. Ses deux nattes brunes se soulevaient à chacun de ses pas, petits et rapides. Ses yeux de jais avaient l'expression sévère des remontrances à venir. Elle croisait ses maigres bras en travers de sa poitrine quand elle s'arrêta enfin devant le garçon.

- Pourquoi tu ne réponds jamais, Soubi-kun ? On va encore être en retard !

L'accusé haussa les épaules avec un sourire désarmant et en un bond, se remit sur pied. Il attrapa la fillette par le bras et l'entraîna avec lui.

- Sûrement parce que j'aime quand tu viens me chercher, Ayame-chan !

Soubi avait rencontré Ayame le lendemain de son arrivée aux Sept Lunes et depuis, ils ne s'étaient jamais séparés. Cela faisait maintenant presque quatre ans qu'ils arpentaient ensemble les couloirs de leur nouvelle école, tâchant toujours d'en faire leur « maison ». Et aujourd'hui encore, il leur faudrait courir dans ces fameux couloirs pour arriver à l'heure en cours.

Tandis qu'ils traversaient le parc à grande vitesse, main dans la main, Soubi sentit un sourire fleurir sur son visage. Le vent dans les cheveux, le soleil sur sa peau, l'odeur de l'herbe fraîchement coupée, la chaleur de la main d'Ayame dans la sienne… Il se sentait heureux, comme à chaque fois qu'il était avec la petite fille.

Riant maintenant aux éclats, les deux enfants montèrent les marches des escaliers quatre à quatre pour parvenir enfin devant la porte de leur salle de cour. Retenant à grand peine leurs gloussements, ils essayèrent de retrouver une allure convenable : Soubi refit le nœud de l'uniforme d'Ayame et Ayame recoiffa les cheveux mi-longs de Soubi, ébouriffés par leur course folle. Puis le garçon désigna la porte à sa compagne en se reculant d'un pas.

- Agatsuma Soubi, tu es incorrigible, fit-elle en fronçant les sourcils.

Il lui lâcha un sourire candide tandis qu'elle passait la première et ouvrait la porte.

- Gomen nasai, Iruki-sensei ! S'excusa-t-elle en s'inclinant légèrement.

Leur professeur, qui était en train d'écrire au tableau, interrompit son geste et se tourna vers eux. Prenant ça pour une autorisation, les deux élèves filèrent en vitesse vers leurs pupitres.

- Agatsuma, Tanoshiro !

Les deux enfants se figèrent en entendant leurs noms. Soubi sentit une étrange angoisse monter en lui. Il tourna son regard vers Ayame pour essayer de se rassurer. Le visage de la petite fille était calme, comme toujours, et il puisa un peu de réconfort : quand Ayame estimait que tout irait bien, tout irait bien. C'était ce que les années passées ensemble lui avaient appris. Iruki-sensei voulait sûrement leur reprocher leurs retards à répétition, voilà tout. Aucune raison de s'inquiéter…

- Le Directeur a demandé à vous voir tous les deux. Rendez-vous immédiatement dans son bureau !

Les yeux de Soubi s'agrandirent d'effroi.

- Ri…Ritsu-sensei ? Bafouilla-t-il.

Le professeur prit un air agacé.

- Oui, Agatsuma, alors allez-y maintenant !

Sans trop qu'il ne s'en rende compte, les pieds du garçon le portèrent en dehors de la salle de classe et le menèrent instinctivement vers le bureau tant redouté. Depuis qu'il était arrivé aux Sept Lunes, Soubi n'avait jamais revu Ritsu-sensei et le dernier souvenir qu'il avait gardé de lui était le regard transperçant que celui-ci lui avait lancé.

Quelqu'un lui prit alors la main. Ayame. Elle lui souriait tranquillement, ses yeux noirs pétillants de malice. Le contact de sa main dans la sienne le calma. Quoi qu'il arrive, elle serait toujours là…

- Tu crois que c'est Ritsu-sensei qui donne les billets de retard maintenant ? Demanda-t-elle en lui faisant un clin d'œil.

Son rire la fit sourire de satisfaction et les deux enfants poursuivirent leur route à travers les longs corridors du bâtiment des cours.

- A ton avis, pourquoi est-on convoqué ? Demanda-t-il en reprenant son sérieux.

- Sûrement à cause de toi ! Tu nous causes toujours des ennuis ! Fit-elle en levant les yeux au ciel.

- Je…quoi ? S'étrangla-t-il. C'est toi qui ne peut jamais t'empêcher d'ouvrir la bouche !

La fillette fit une moue vexée. Il avait visé juste : ce n'était pas la première fois que le franc-parler d'Ayame lui attirait des ennuis. Voulant rattraper son coup, qui avait porté peut-être porté un peu trop juste, Soubi lui ébouriffa les cheveux et poursuivit :

- Bah, de toute façon, moi j'aime bien les gens qui ont du caractère !

- Trop aimable ! Répliqua-t-elle, moqueuse, mais le sourire qu'elle essayait de réprimer lui indiqua qu'il était pardonné.

Continuant à deviser tranquillement, les deux compagnons parvinrent bientôt devant la porte du bureau de Ritsu-sensei. S'attendant probablement à ce qu'il recule d'un pas, comme d'habitude, Ayame s'était déjà avancé mais cette fois-ci, le garçon la devança et frappa à la porte. La petite fille lui lança un regard étonné mais pour toute réponse, il se contenta d'enserrer la main plus fort.

- Entrez ! Fit une voix à l'intérieur.

Soubi ouvrit la porte d'un geste déterminé. Il faisait sombre à l'intérieur du bureau et le garçon mit quelques secondes à pouvoir discerner les contours des différents meubles. La pièce n'était guère encombrée : une armoire sur le mur gauche, des étagères à droite avec des vitrines contenant d'étranges formes et en face, occupant la quasi-totalité de l'espace disponible, un imposant bureau en merisier probablement. Derrière celui-ci se tenait non pas une mais deux personnes.

La deuxième était inconnue à Soubi. C'était une jeune femme, assez petite, avec d'épais cheveux répartis en deux couettes. Son visage rond et son nez en trompette lui donnaient l'air d'une petite fille mais ses yeux graves démentait cette impression. Elle se tenait en retrait, les bras le long du corps, ne bougeant guère plus que pour cligner des yeux.

L'autre personne était accoudée à la haute fenêtre à moitié voilée par de lourds rideaux en velours rouge sombre. Ritsu-sensei semblait fasciné par ce qu'il tenait dans ses mains. Lorsqu'il se retourna, Soubi put voir qu'il s'agissait d'un papillon. Un papillon qui se débattait férocement entre les doigts de son geôlier, un papillon dont les ailes brillaient d'un bleu azur absolument extraordinaire. Ne prêtant aucune attention aux nouveaux venus, le professeur emprisonna l'insecte dans une main tandis qu'il saisissait un bocal de l'autre. Une fois le papillon soigneusement enfermé, Ritsu-sensei reposa le bocal sur son bureau et leva les yeux vers les enfants.

- Soubi-kun, Ayame-chan, soyez les bienvenus ! J'ai d'excellentes nouvelles pour vous deux, déclara-t-il en s'asseyant et sans la moindre expression de joie sur son visage.

Sentant son angoisse revenir, Soubi se rapprocha légèrement de son amie, conservant fermement sa main dans la sienne. Dans le bocal, le papillon battait frénétiquement des ailes, se cognant invariablement contre la paroi de verre.

- C'est en tant que brillants éléments de cette institution que je vous ai convoqués, poursuivit-il en rajustant ses lunettes sur son nez, mais tout d'abord, j'aimerais vous présenter quelqu'un.

Il fit un geste vers la jeune femme et elle s'avança dans la lumière. Dans ses yeux brillait une lueur qui déplut immédiatement à Soubi. Il sentait que cette histoire allait mal tourner. A vrai dire, il l'avait senti dès le début…

- Voici Nagisa-sensei. Désormais, elle sera ton professeur particulier, Ayame-chan.

Soubi eut l'impression que son cœur s'était arrêté de battre. Il sentait le regard affolé de la fillette posé sur lui mais il n'avait pas la force de se tourner vers elle. Il ne voulait pas la voir disparaître. Car c'était bien cela que voulaient dire les paroles de Ritsu-sensei. Séparés. Voilà ce qui allait leur arriver et il ne pouvait pas l'admettre, il ne voulait pas l'admettre. Une boule s'était formée dans sa gorge, l'empêchant de parler, pourtant il aurait tant voulu pouvoir faire comme elle : la rassurer d'un sourire, lui faire comprendre qu'ils se reverraient, que ce n'était pas définitif. Au lieu de ça, il serra la main d'Ayame le plus fort qu'il pouvait et fixa les yeux froids de l'homme qui venait de réaliser son plus affreux cauchemar.

C'est seulement lorsqu'il sentit les doigts de la petite fille se défaire des siens que ses yeux volèrent à la recherche du visage de son amie. Celle-ci pleurait silencieusement, tandis que la traction exercée sur son bras par Nagisa-sensei séparait petit à petit leurs deux mains. Quand leurs doigts se quittèrent définitivement, le cœur de Soubi sembla voler en mille morceaux. Le même vide régnait dans sa poitrine et au creux de sa main. Cela n'avait duré qu'un instant et puis, tout fut terminé. La porte du bureau se referma et Ayame disparut. Ce fut la dernière fois qu'il la vit.

- …et je serais ton professeur, Soubi-kun.

Dans le bocal, le papillon ne bougeait plus.


Le feu crépitait maintenant joyeusement dans la cheminée. Les flammes avaient dévoré les feuilles d'un exemplaire de l'Asahi Shimbun les unes après les autres, s'en nourrissant pour s'étendre, pour s'épanouir au creux de l'âtre. De petites flammèches venaient lécher paresseusement les parois de brique de la cheminée tandis qu'au cœur du brasier se déroulait un véritable ballet. Le feu, tantôt s'enflait, tantôt se recroquevillait. Il se ramifiait, donnant naissance à mille variations de couleur et de forme qui venait ajoutaient leurs mouvements à la danse endiablée.

Soubi sentait la chaleur se répartir dans tout son corps et petit à petit ses mains, engourdies par le froid de l'extérieur, semblèrent reprendre vie. Dehors, la neige avait envahi le parc, recouvrant toute la propriété d'une chape blanche et silencieuse. La clarté du soleil se répercutant sur l'étendue immaculée contrastait agréablement avec la pénombre régnant dans le bureau de Ritsu-sensei. Doucement, afin de pouvoir profiter de ce moment de tranquillité, le garçon retira d'abord son bonnet, laissant ses oreilles, trop longtemps couchées, reprendre leur véritable place. Puis, il tira sur son écharpe en laine, la laissant se dérouler et découvrir son cou. Enfin, il termina par les gants, qu'il replia soigneusement et rangea dans sa poche pour ne pas les perdre.

- Tu as fini ? Demanda calmement Ritsu-sensei, tandis qu'il accrochait son manteau derrière la porte.

Le professeur était assis à son bureau, les mains croisées au niveau du visage, ses yeux le scrutant au-dessus de ses fines lunettes. Ses cheveux, trop long, retombaient sur une partie de sa figure mais il ne faisait jamais un mouvement pour les repousser. Les flammes valsant dans la cheminée se reflétaient sur ses iris, les rendant presque incandescentes.

- Hm, acquiesça Soubi en venant s'asseoir de l'autre côté de l'imposant bureau.

Ses leçons avec Ritsu-sensei se passaient toujours de la même manière depuis deux ans. Le garçon entrait, s'installait, tandis que le directeur ne le lâchait pas du regard. Puis il commençait la leçon ; leçon théorique ou leçon pratique, tout dépendait de l'humeur du professeur.

- Aujourd'hui, nous allons aborder les particularités du champ de bataille et les avantages que l'on peut en tirer lors d'un combat, annonça le professeur en décroissant les mains pour remonter gracieusement ses lunettes sur son nez.

Soubi se cala confortablement dans son fauteuil et ne bougea plus. Ritsu-sensei se mettait alors toujours à le fixer d'une manière qui rendait le jeune garçon mal à l'aise. Il éprouvait toujours le même sentiment, que le professeur lui parle du phrasé des formules ou qu'il le fasse travailler son endurance, le sentiment que ce regard le transperçait pour aller directement se nicher dans sa poitrine, au fond de son cœur, et l'empêchait d'avoir la moindre intimité tout au long de la leçon. La seule pensée qui arrivait alors à le réconforter était que, de toute façon, depuis ce jour, il n'y avait plus rien dans son cœur, juste un vide paradoxalement encombrant.

Alors que Ritsu-sensei abordait les possibilités de plier le champ de bataille à sa volonté, les yeux de Soubi se posèrent sur la vitrine dans son dos. Des papillons. Des dizaines de papillons. Ils étaient de toutes les couleurs et aussi immobiles que l'eau d'un étang. Le jeune garçon laissa ses yeux dériver de l'un à l'autre…

L'inachis io, plus communément appelé le Paon du jour avec ses ailes rouge vermillon striées de noir et bordées d'éclats du bleu-vert des plumes de paon. L'authocharis cardamines, ou Aurore dont les ailes étaient délicatement partagées entre blanc laiteux et jaune soleil. L'aphantopus hyperantus, ou le Tristan avec ses cinq yeux noirs au cœur doré posés au hasard sur ses ailes marron ocre. Le melanargia galathea, le Demi-deuil et ses ailes de dentelle blanche et noir tissées comme un vitrail. Ou encore l'heteropterus morpheus que l'on appelle le papillon Miroir avec ses ailes couleur argile ponctuées de tâches argentées cerclées de noir.

Ses yeux s'arrêtèrent un long moment sur le suivant : un spécimen de tyria jacobaeae, la Goutte de sang. Il fixa si intensément ses ailes noir obsidienne barrées de traînées rouge carmin qu'il eut bientôt l'impression de voir du sang couler devant ses yeux.

Il détourna le regard et essaya de se concentrer à nouveau sur le cours de Ritsu-sensei. Il savait trop bien ce qui arrivait quand il était inattentif. Et dire que ces camarades l'enviaient, le jalousaient, le haïssaient même pour avoir été choisi par leur directeur.

S'ils savaient seulement…

- Si tu arrives à faire cela, alors tes formules n'auront plus de limites, quelle que soit la force de ton adversaire, poursuivait doctement le professeur.

Un instant, leurs regards se croisèrent et Soubi eut de nouveau l'impression qu'on fouillait son âme. Il se sentait comme nu et sans défense devant ses yeux scrutateurs. C'était comme s'il entendait une voix dans sa tête lui dire : « Ce n'est pas la peine d'essayer de me cacher des choses, je vois tout, je sais tout ».

- Tes formules atteindront leur plein potentiel seulement si tu crois profondément en ce que tu dis.

La voix de Ritsu-sensei continuait imperturbablement à expliquer diverses tactiques mais elle semblait maintenant lui être étrangère. Le cours n'était devenu rien de plus qu'un bruit de fond, la part sonore du discours du directeur. Mais dans la tête de Soubi, la voix scandait toujours : « Je vois tout, je sais tout, je vois tout, je sais tout… » Et ce encore et encore, si bien qu'il finit par avoir le vertige. Il secoua la tête et un instant, un éclat attira son regard. Un éclat qu'il connaissait trop bien.

Un éclat bleu.

C'était celui du morpho menelaus, le papillon aux ailes d'un bleu électrique que Ritsu-sensei avait attrapé le jour où il avait pris Soubi pour élève. A présent, il était épinglé dans un petit cadre au-dessus de la cheminée. Il essaya de s'imaginer comment c'était de pouvoir voler comme un papillon, d'être libre d'aller où bon vous semble, de se laisser porter par le vent. Mais jamais plus celui-ci ne volerait dans le ciel, la mort lui avait fauché les ailes, une mort du nom de Ritsu-sensei. Le jeune garçon revoyait encore sa lente agonie dans le bocal en verre. Nous sommes morts au même moment, songea-t-il.

Et la petite voix de marteler dans son crâne : « Je vois tout, je sais tout. Tu es à moi.

Tu m'appartiens… »


La lune brillait d'un éclat argenté cette nuit-là. Un halo de lumière l'entourait, telle une couronne d'or. Sur le ciel d'un noir d'encre étaient épinglées des milliers d'étoiles et chaque point semblait vouloir chatoyer plus que les autres. Pas un nuage ne venait cacher la voûte céleste et cette froide nuit de début de printemps ne parut plus si sombre, éclairée qu'elle était par ces milliers d'astres bienveillants. Le jeune garçon admira le firmament d'un œil nouveau : chaque scintillement sur la toile du ciel semblait être un nouvel espoir. Quand une brise légère agita ses cheveux, il se prit à respirer profondément et pour la première fois depuis des années, il trouva à l'air un parfum de liberté.

Il épousseta sa veste soigneusement et remarqua une déchirure au niveau de son épaule droite. Levant la tête, Soubi aperçut le morceau manquant balançant doucement dans le vent en haut d'une des piques de la grille. Tout se paye, songea-t-il en ramassant son sac. Entre les barreaux d'acier, il regarda pour la dernière fois les Sept Lunes encore plongées dans l'obscurité.

- Sayonara…, souffla-t-il avec la brise.

Et il tourna le dos à son passé.

Ses premiers pas dans le nouveau monde de liberté qui s'offrait à lui, lui parurent d'une légèreté aérienne, comparé à ce qu'avaient pu être ces dernières années. Il avait attendu ce jour si longtemps qu'il avait presque peur que ce ne soit qu'un rêve, il craignait de se réveiller soudain dans son lit au cœur du dortoir des garçons. Mais chaque nouveau pas semblait l'éloigner de cette vie et l'air, le sol, le froid, tout autour de lui avait une consistance agréablement réelle.

Il aurait souhaité profiter de ce moment plus longtemps, mais il savait aussi que la prudence lui commandait de laisser les Sept Lunes le plus loin derrière lui et le plus vite possible. Un dernier coup d'œil aux alentours et il quitta l'ombre protectrice des aulnes plantés aux abords du parc. Il adopta un trot tranquille et régulier, suivant les lacets de la route en direction des lumières de la ville, là en-bas dans la vallée.

Le vent fouettait son visage, rejetant violemment ses cheveux mi-longs en arrière. Son cœur se mit à battre la chamade. Un sourire vint affleurer sur ses lèvres. Il laissa la douce lumière de l'astre de nuit caresser sa peau. Et il se sentit vivant. Pour la première fois depuis si longtemps, il avait l'impression de pouvoir sentir le sang circuler dans ses veines et l'air entrer dans ses poumons. Chaque foulée l'apaisait, le rassurait. Le murmure des feuilles l'encourageait. Tous cris d'oiseaux étaient prétexte à la joie. Aucun signe de poursuite ne venait troubler ce sentiment de puissance qui naissait en lui.

Il pensa un instant à Ritsu-sensei. Se doutait-il de ce que venait de faire Soubi ? Il avait toujours l'air de savoir si bien ce à quoi pensait le jeune garçon et pourtant il avait fait mille fois montre de son ignorance à son sujet. Le professeur avait beau savoir, il ne connaîtrait jamais Soubi. Alors qu'allait-il faire maintenant ? Voilà l'autre question que se posait le garçon. Allait-il envoyer des équipes le chercher ? Se lancerait-il lui-même à ses trousses ? Ou alors l'ignorerait-il ? Aussi étrange que cela puisse paraître, Soubi penchait plutôt pour la troisième hypothèse. Poursuivre les gens n'était pas vraiment dans le caractère de Ritsu-sensei; de plus, le jeune garçon avait déjà trouvé sa fuite bien trop facile…

Mais après tout, il se fichait pas mal de ce que pouvait bien penser son professeur à présent. Tout ce qu'il espérait, c'était de pouvoir mener sa vie loin des Sept Lunes, loin des champs de bataille et des formules, loin des combattants et des sacrifices. Il voulait oublier son passé, tout recommencer, renaître. Mais pour cela, il lui restait une dernière chose à faire.

Arrivé aux premières maisons, Soubi ralentit et adopta une marche rapide et énergique. Il lui fallait trouver une station de métro maintenant. Il y avait tellement longtemps qu'il n'était pas redescendu dans la masse grouillante de Tokyo qu'il crut un instant qu'il n'allait jamais y arriver. C'était une ville si grande, si étendu qu'il doutait vraiment d'atteindre son but. C'était presque comme chercher une aiguille dans une botte de foin. Heureusement, il avait une piste, une seule et assez ténue. Un souvenir, un nom.

Shinagawa.

C'était le quartier où il avait grandi jusqu'à l'accident. Il ne lui restait donc qu'à y retourner et à espérer qu'il trouve ce qu'il y cherchait. Après vingt minutes de recherche et d'errance dans les rues sombres de la banlieue de la capitale nippone, le jeune garçon aperçut enfin une bouche de métro. Il s'y engouffra, appréciant la chaleur qui s'infiltrait de nouveau dans ses membres gelés. Il y avait peu de gens dans la station à cette heure-ci : deux hommes d'affaires ne marchant pas très droit et qui devait probablement revenir d'une soirée bien arrosée à Shinjuku, une jeune femme en blouse blanche –une infirmière peut-être ?-, et un vieil homme qui balayait le quai.

Soubi consulta le plan du réseau de métro et après avoir bien mémorisé les trois changements qu'il aurait à effectuer, il dépensa la quasi-totalité de l'argent qu'il avait pu emmener pour acheter le ticket correspondant. Le voyage fut long et peu confortable. Pendant la moitié du trajet, le jeune garçon dut lutter contre le sommeil afin de ne pas rater son arrêt. Il faisait aussi l'objet de regards parfois curieux, pourtant il ne voyait pas en quoi un garçon de 16 ans avec un gros sac poussiéreux prenant le métro à quatre heures du matin pouvait paraître suspect ou même seulement inhabituel.

Il ressortit à l'air libre environ une heure plus tard. Devant lui s'étalait la rivière au bord de laquelle il jouait étant petit. Le ciel, auparavant si noir, commençait déjà à s'éclaircir légèrement. Cependant, les rues de Shinagawa étaient encore plongées dans la torpeur de la nuit. Seuls quelques points lumineux éclairant telle ou telle fenêtre démentaient l'immobilité apparente du quartier.

Soubi souffla dans ses mains pour essayer de les réchauffer puis se remit à marcher. La suite fut plus facile : il avait grandi dans ses rues et au fur et à mesure de ses pas, des bribes de souvenirs, des images lui revenaient. Bientôt, il se retrouva devant une petit grille rouillée qui grinça quand il en poussa la porte. Des herbes folles envahissaient le cimetière et la petite église qui le bordait semblait encore plus désertée que ce dont il se souvenait. Il prit une grande inspiration et, serrant les poings dans ses poches, il s'avança parmi les tombes.

Sa mère, bien que d'origine anglaise, était catholique et son père tout simplement indifférent. C'est pourquoi, il ne s'étonna pas de trouver rapidement une pierre tombale avec leurs deux noms gravés dessus. Cette vue pétrifia le jeune garçon. Il savait pourtant ce qu'il allait trouver en venant ici. Néanmoins, il ne s'était pas préparé à ce que ce soit aussi concret

Doucement, en faisant bien attention de n'écraser aucune fleur, Soubi s'approcha de la tombe de ses parents. Elle était très sobre, ne comportant que leurs deux noms, Laura et Tetsuo Agatsuma, leurs dates de naissance et de mort et une courte inscription qui fit venir les larmes aux yeux du jeune garçon : « Parents aimants » et c'était tout.

- Je vais bien, chuchota-t-il d'une voix douloureuse, il ne faut pas vous inquiéter pour moi.

Il laissa un vent léger lui écarter les cheveux du visage et contempla à nouveau les étoiles. Le soleil commençait à poindre au-dessus des immeubles de Tokyo et le ciel dégagé étalait la pureté de son bleu.

- Je commence une nouvelle vie, murmura-t-il en déposant la rose qu'il avait acheté plus tôt à la gare.


Voici la fin du premier Arc. Je pense en faire à peu près trois et le prochain concernera… Seimei ! Alors avis aux amateurs et rendez-vous à la prochaine !