OS : Sans Attention

On passe devant eux sans leur porter la moindre attention. Généralement, il ne leur est accordé que des regards méprisants. Eux qui n'ont rien demandé, et à qui l'ironie du sort a déjà créé tant de souffrance. Pourquoi agit-on ainsi ? Il est impossible de le dire concrètement. Chacun a sa version, mais comment savoir laquelle est vraie ? Pour ma part, je pense que les passants se disent que c'est bien fait pour eux, que s'ils sont là, c'est qu'ils l'ont mérité. Mais à penser cela ils ont tort, et sont plutôt égoïstes. « Parce que moi, ça ne m'arrivera pas. Je suis bien trop fort pour me faire piéger par le système. Eux, ils sont faibles. Ils sont pris comme des papillons dans un filet. Ils sont idiots. Voilà où arrivent les idiots. » Puis ils tournent la tête, comme si croiser leurs visages était la chose la plus horrible qu'il soit, comme s'ils étaient des bêtes de foires hideuses.

Combien de fois ai-je assisté à cette scène, déjà ? Je ne compte plus.

« George ! Que fais-tu ? Avance, un peu ! »

J'ai adressé un sourire compatissant à la dame qui était assise par terre. Elle portait des vêtements sales ; une vielle robe rouge brodée pleine de poussière et une paire de chaussons sans valeur. Sa chevelure était grisâtre et elle avait le visage ridé. Je n'ai jamais su quel âge elle avait, mais elle faisait sûrement plus vieille. Ses ongles étaient jaunis et cassés. Pour finir, elle avait sur sa tête un foulard rouge qui cachait la racine de ses cheveux. Je n'ai jamais su comment elle avait interprété mon geste, mais je souviens de la façon dont elle a réagi : elle a serré les poings et m'a jeté ce type de regard qu'on lui jette. Ma Mère a continué de m'appeler. J'ai couru pour la rejoindre.

« N'approche pas cette dame, surtout. Elle est très méchante, tu comprends ? »

J'ai opiné de la tête, mais même à cinq ans, je comprenais qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas dans ses paroles. Pour moi, cette femme n'avait rien fait. En plus, je venais d'apprendre à lire, seul, en cachette, avec les journaux périmés de mon père. Elle avait écrit sur un carton qu'elle avait besoin d'argent pour manger. Je ne voyais pas le mal.

Mais j'ai accepté de faire ce qu'on me disait.
En apparence.

« Merci beaucoup, Tante Rosa. »

Je crois qu'elle m'avait répondu quelque chose comme « De rien, c'est ton anniversaire après tout. » mais je n'en suis toujours pas sûr, j'étais trop occupé à regarder l'argent. 750 Yens. Certes, avec le recul, je me rends compte que ce n'était pas grand chose, surtout pour une famille riche comme la nôtre. D'ailleurs, je soupçonne Tante Rosa d'avoir donné le reste à ma Mère sous forme de chèque, pour que je ne m'en serve pas pour rien. Mieux vaut ne pas trop donner dans les mains d'un enfant qui vient d'avoir six ans. Mais ce dont je suis sûr, c'est qu'à l'époque, aucun cadeau quel qu'il soit ne m'a, ni ne m'aurait, fait plus plaisir.

« George, pourrais-tu rentrer directement à la maison ? J'ai quelques courses à faire, je te rejoins après. »

J'ai hoché la tête, mes 750 Yens en poche. Bien sûr Maman, je vais rentrer. Mais je vais faire un petit détour avant. C'était l'occasion dont je rêvais depuis un mois. J'avais toujours de l'argent sur moi au cas où. J'ai avancé dans une direction que j'avais retenue à force de passer toujours par la même pour rentrer quand maman était avec moi.
Je l'ai regardée de la même manière que d'habitude, et elle m'a répondu en souriant. C'était rare de la voir sourire, mais je crois qu'elle commençait à avoir confiance en moi. J'ai posé les quelques pièces dans la bannette prévue à cet effet, lui ai souri de nouveau et me suis échappé pour avoir une chance d'arriver avant ma Mère.

« Dis-moi maman ... Elle est passée où la vieille dame ? »

Elle a grogné un « On s'en fiche ! » et nous avons accéléré le pas. Je suis arrivé à l'école avant l'ouverture de la barrière, ce qui ne l'arrangeait pas. Elle disait qu'elle passait pour idiote à attendre alors que c'était fermé et qu'elle ne pouvait pas me laisser parce que j'étais trop jeune. Alors pour passer le temps, j'ai essuyé mes lunettes neuves, bien qu'elles soient déjà nickelles, et j'ai commencé à jouer avec mes pieds. Je me suis demandé quand je reverrai mes cousins Jessica et Battler, parce qu'ils avaient beau être encore tout petits, je les aimais déjà beaucoup.

« Vous arrivez bien tôt ! »

La directrice de l'école nous sourit, je lui ai rendu. Ma Mère, elle, ne semblait en mesure de rehausser les coins de sa bouche. Par contre, pour ses épaules, elle avait encore toutes ses capacités.

« Quelque chose ne va pas, Madame Ushiromiya ? »

Ma Mère m'a caressé la tête et lui a certifié que tout se passait bien. Alors elle s'est éloignée en m'assurant qu'on se reverrait le soir.
Et ce soir-là, mon père m'attendait devant l'école. Elle est rentrée plus tard que d'habitude. Sa mine était toujours aussi mauvaise.

Le lendemain, j'ai reposé la question à ma Mère. J'avais réfléchis toute la nuit aux différentes hypothèses, alors j'étais prêt à l'assaillir avec mes pensées.

« Et pour la dame ? » ai-je demandé d'une petite voix, alors qu'elle était face à moi en train de boire un café.

Mon Père avait lui aussi une tasse, cependant, on ne la voyait pas. Il la buvait, mais son visage était caché par le journal du jour. « Les S.D.F. se multiplient, et en cette période hivernale, la plupart disparaissent. Chaque année, des centaines meurent dans tout le pays. » était inscrit en première page. Je ne comprenais pas. Il ne suffit pas de savoir lire pour comprendre un texte, il faut aussi le vocabulaire.

« Je ne sais pas. Tu comprends ? »

J'en doutais, et je ne l'ai pas caché. J'étais sûre qu'elle mentait. Elle savait toujours tout, et là, une dame disparaissait ! Ce n'était pas rien.

Aujourd'hui, je sais que cette dame avait péri à cause d'une hypothermie. Ma Mère ne me l'avait jamais dit, soit parce qu'elle ne voulait pas que j'ai de peine, soit parce qu'elle lui vouait une véritable haine. Certainement la seconde option. Un jour, à l'endroit même où la pauvreté l'avait faite périr, cette femme qui m'élevait m'avait fait cadeau d'un anneau d'une richesse immense. J'avais hésité à l'abandonner là en souvenir, mais avais vite repoussé l'idée : ça énerverait l'une et ne ressusciterait pas l'autre. Autant le garder.

J'empruntais le chemin de l'université. Je commençais mes années de médecine avec difficulté, mais j'essayais de m'accrocher. On m'assurait que j'avais la tête à travailler dedans. En plus, c'était vraiment près de chez moi, alors je pouvais venir à pied. J'avais mon propre appartement, financé par mes parents. Je n'avais pas besoin de colocataire, de toute façon, il n'y avait pas assez de place.

Alors, j'entendis quelques sanglots. J'avais un peu d'avance sur mon chemin, et avais donc décidé de trouver leur origine. Droite, gauche ? Je n'arrivais pas à savoir. Je reculai un peu, mais leur intensité diminuait, alors je me remis en marche. Bingo, ça venait de devant ! Malgré tout je ne voyais personne qui pleurait aux alentours. Au dessus de moi, peut-être, dans les maisons ? Non.

« Une pièce ... S'il vous plaît ... »

J'avais envie de répondre que je n'avais pas le temps, que je devais aider quelqu'un, mais mes yeux se sont attardés sur son carton. C'est la première fois que j'en voyais un sans aucune faute. L'écriture était grosse, d'un rouge qui attirait le regard. Le tout était plutôt soigné, c'était presque irréaliste. « Je vous en prie, je ne demande qu'un peu d'argent pour manger. » C'était clair.

Lorsque j'ai reposé mon regard sur la personne assise au sol, je me suis mordu la lèvre inférieure. Impossible pour moi de l'abandonner là, ça serait faire comme les autres, les idiots. Je me suis accroupi face à elle, ai senti une demi-douzaine de paire d'yeux braqués sur nous, puis son visage envahi par la peur. Je ne voulais pas qu'elle ressente ça en me voyant, alors j'ai essayé de la rassurer.

« Tu n'as pas à avoir peur ... »

La jeune fille a replacé certaines de ses mèches devant ses oreilles et a baissé la tête, laissant rouler quelques larmes sur ses joues. Je lui ai délicatement attrapé la main pour lui glisser quelques billets et lui murmuré que je repasserai dans la soirée. J'étais quasiment persuadé qu'elle n'aurait pas bougé.

J'ai passé la journée à penser à elle, à ses larmes et à sa détresse. À la raison qui pouvait l'avoir poussée à dormir sur des pavés. Elle n'avait pas l'air inculte, et elle était plutôt mignonne. Je ne pensais pas ça parce qu'elle me plaisait, mais qu'elle entrait dans les critères « habituels ». C'était la première fois que je la voyais, pourtant je venais par ce chemin tous les jours. Elle devait être à la rue depuis peu. Où était-ce un stratagème ? Après tout, ce n'était pas une hypothèse à exclure. Il se pourrait qu'on l'ait forcée à s'installer là pour une raison x ou y. Pour lui faire comprendre quelque chose, pour récolter un peu d'argent ... On ne sait jamais.

Le retour était le pire moment de cette journée. J'avais le sentiment que je devais encore attendre pour connaître la vérité, mais j'étais aussi si proche ... C'était épouvantablement troublant.

Finalement, je l'ai vite retrouvée. Elle était dans la même position que le matin, recroquevillée, la tête entre les genoux. Je me suis approché doucement, comme avec un animal apeuré, et je lui ai parlé de la même manière.

« Salut. »

Pas de réponse. Même pas un petit mouvement pour me faire comprendre qu'elle m'avait entendu. Je ne me suis pas découragé pour autant.

« Tu te souviens de moi ? J'étais là ce matin. »

Elle a légèrement relevé son visage et a acquiescé d'un petit balancement. Je lui ai souri, ne pouvant pas m'en empêcher : elle avait l'air de me faire confiance, du moins un minimum.

« Comment t'appelles-tu ? »

Une larme a roulé sur sa joue. Ai-je touché un point sensible ? Il ne manquait plus que ça ! Je lui ai dit que je m'excusais, qu'elle n'était pas obligée de répondre. J'ai ajouté que je reviendrais le lendemain, si elle le souhaitait, mais puisqu'elle ne répondait pas, je suis parti. Je la reverrai. Si elle me rejette, je m'en irai. Sinon, je ... je ferai quoi ? Oh, je déciderai bien au moment venu.

Le jour suivant, je m'étais levé plus tôt pour avoir un peu de temps d'avance à lui consacrer. Avec le recul, je me demandais si elle ne me prenait pas pour un fou. Mais je préfère être fou qu'idiot. Albert Einstein était fou, et pourtant il était très intelligent. Il se serait sûrement occupé d'elle.

Deux grosses cernes violettes s'étaient dessinées sous ses yeux pendant la nuit. La peur semblait avoir disparu de son visage, avec toutes les autres expressions d'ailleurs. Elle semblait vide, comme si son âme s'était échappée de son corps.

« Eh ! Ça va ? »

J'ai claqué des doigts devant elle, espérant la faire réagir, mais cela ne changeait rien. J'ai regardé ma montre. Si je m'attardais, j'arriverais en retard. Je me suis mordu la langue comme si ça m'aiderait à faire un choix, et suis parti. Je me sentais « voleur » alors que je n'avais rien pris, et me suis promis de revenir ce soir-là aussi. Elle avait un problème bien plus complexe que vivre dans la rue, et ma première année de médecine ne suffirait pas pour le connaître.

Le soir venu, je me suis dépêché dans l'espoir de prendre de ses nouvelles. C'est un peu bizarre quand on y pense, mais je faisais attention à cette fille que je ne connaissais même pas. Je crois que c'est parce que je ne voulais pas qu'elle finisse comme la vieille dame du temps où j'étais petit.

Je l'ai redécouverte, le coin de sa bouche laissant dégouliner quelques gouttes de sang. L'expression toujours vide, elle ne semblait pas réagir à l'agression qu'elle était en train de subir. Un homme, semblant avoir à peine la majorité, lui plantait des coups de pieds dans le ventre, hurlant à tout va qu'elle devait arrêter de l'ignorer. Puis, le temps d'un instant, il se retourna. J'espérais qu'il allait s'en partir, mais ce ne semblait pas être son intention. Il prenait de l'élan pour infliger le coup fatal. Je ne l'ai pas supporté.

« Assez ! »

Je me suis approché de lui en serrant les poings. Je n'ai jamais eu l'habitude d'être un bagarreur ni de m'attirer les ennuis, mais il semblait que j'ai réussi à le faire déguerpir avec ma simple attitude. J'ai considéré cela comme un exploit.

« Tu vas bien ? » ai-je demandé en m'agenouillant face à elle.

Elle ne bougea pas. Peut-être était-elle perdue dans un autre monde, ou n'avait-elle pas entendu la question ? Il faudrait que je fasse quelque chose, mais quoi ? J'ai posé ma main sur son bras gauche d'un geste maladroit et elle m'a enfin regardé, d'un air triste, sans pourtant ne laisser paraître de larmes ou de sanglots. Alors, lorsque ses deux prunelles bleues se sont plantées dans les miennes, j'ai compris que ma décision était prise.

J'ai attrapé sa main et tiré dessus pour la redresser. En fait, elle était plutôt grande, à moins d'une tête de différence avec moi. Je lui ai conseillé d'emmener ses maigres récoltes et l'ai emmené devant mon immeuble, dans l'espoir de pouvoir lui prodiguer quelques soins, et si possible en apprendre plus sur elle.

Mais alors que nous étions presque arrivés, elle a lâché ma main pour m'indiquer une rue du doigt. Elle a pris les devant et je l'ai suivie. Elle ne s'est pas engagée et est restée cachée derrière un bâtiment. Elle regardait quelqu'un, assit par terre comme elle l'était auparavant. Je me suis demandé si elle le connaissait, puis, alors qu'il tournait la tête pour regarder une voiture qui passait, j'ai découvert qu'ils avaient un lien de ressemblance très fort. J'allais lui poser une question lorsqu'elle a tourné les talons et que nous avons repris le chemin.

Je me suis demandé s'il était plus judicieux de prendre les escaliers ou l'ascenseur. Puisque l'appartement était au quatrième, nous avons pris l'option mécanique. Arrivé devant l'appartement, je me suis senti embarrassé. J'étais parti en vitesse le matin et je n'avais rien rangé. J'ai rougis en y repensant, honteux.

« Ne fais pas attention au désordre, je vais me dépêcher de ranger. »

Elle a légèrement balancé la tête et j'ai tourné la clé dans la serrure. En entrant, elle a déchaussé ses ballerines sans que je n'aie rien demandé et les a posées devant l'entrée. Une habitude qu'elle a, je suppose. Je me suis dirigé vers la salle de bain et en suis revenu avec une trousse de toilette. Je l'ai faite asseoir sur mon lit et lui ai demandé si elle pouvait relever son tee-shirt pour que je puisse voir les dégâts. Problème : elle n'avait pas de tee-shirt, mais une robe noire. Elle a donc refusé, gênée, et nous avons dû trouver une solution. Au final, elle a enfilé un de mes débardeurs et un jogging, une fois que j'étais sorti de la pièce. L'inspection a débuté. Elle avait du sang séché au coin de la lèvre, un bleu au bras et plusieurs petites ecchymoses au niveau de l'estomac. Ce dernier s'est vite mis à gargouiller et je me suis senti impoli de ne rien lui avoir proposé à manger.

« Je n'ai pas faim. » m'assurait-elle.

Mais son ventre, lui, disait le contraire. Elle a finalement pioché dans les biscuits amenés par ma cousine Jessica à sa dernière visite, et un petit sourire est apparu sur ses lèvres fines. Je n'y avais pas goûté non plus, alors je me suis autorisé à en prendre un. Quelques minutes plus tard, nous avions vidé le paquet.

« Ils étaient bons. » déclara-t-elle tandis que je préparais le thé dans la pièce voisine.

Sa langue s'est-elle enfin dénouée ? me suis-je demandé. Cela ne pouvait être que positif. Je suis revenu dans la chambre avec deux tasses, l'ai prévenue que c'était chaud – ce auquel elle n'a pas prêté attention – et nous avons bu en silence. Elle avait fini avant moi, ce qui m'avait un peu troublé, parce qu'à chaque fois, je faisais tout pour finir le premier – ce qui est idiot, mais ne changera certainement jamais. Les enfants uniques développent des jeux bizarres, à moins que ce soit partout pareil. Je ne sais pas.

Une fois que je fus convaincu que son état s'était amélioré – et surtout parce que je ne trouvais rien à lui dire ni à faire – j'ai entrepris de lui faire visiter l'appartement, sujet sur lequel elle a aussitôt rebondi.

« Pourquoi faîtes-vous cela ? Je ne suis que de passage, après tout ... »

C'est ce qu'elle disait, mais j'étais convaincu d'une chose : je ne pouvais pas l'abandonner à la rue. Alors « de passage », j'en doutais fortement. Elle resterait au mois cette nuit, parole d'Ushiromiya !

« Je ne crois pas pouvoir te laisser retourner dormir dehors, maintenant. »

Elle a rougi et a commencé à m'énumérer tous les problèmes auxquels il allait falloir faire face si elle devenait ma « colocataire ».

« Il faudrait multiplier les charges de nourritures par deux et doubler votre consommation d'eau. Je n'ai pas d'autres vêtements ; je me sentirais honteuse de porter les mêmes chaque jour mais il me sera impossible de les laver ... De plus, vous n'avez qu'un seul lit, et je ne souhaite pas envahir votre espace vital. » expliquait-elle avec quelques bégaiements.

C'est vrai que je n'avais pas réfléchi aux conséquences, mais parmi celles qu'elle me citait, aucune ne me posait de réel problème.

« Il y a toujours le canapé, ai-je déclaré.

- Cela ne vous dérangerait pas que j'y dorme ? » me demanda-t-elle.

Ma Mère m'a toujours appris la galanterie, et dans cette situation, il n'y en avait même pas besoin, juste d'un peu de solidarité. Sa question me perturbait, je ne pouvais en aucun point faire cela.

« Bien sûr que si ! Prends donc le lit, la canapé me suffit amplement ! »

Elle a finalement accepté, mais je me suis demandé si ce n'était pas légèrement à contre-cœur, car c'était la mine qu'elle affichait.

Beaucoup de temps s'était écoulé pendant que nous parlions, et lorsque nous avons entrepris d'entamer un dîner consistant, il était déjà vingt et une heure. Par manque de temps, nous nous sommes contentés de pâtes, ce qui n'était pas si mal.

Pendant tout le temps où je cuisinais, je sentais son regard par dessus mon épaule. Me surveillez-vous, demoiselle ? Une fois que j'eus le dos tourné, je l'entendis ouvrir tous les placards de la cuisine un par un, pour voir qu'elle sortait les couverts. Elle remplissait une carafe d'eau quand j'ai décidé que c'était assez cuit, et nous sommes passés à table.

Une bonne vingtaine de minutes plus tard, le produit vaisselle était renversé dans l'évier. Nous formions une belle équipe, moi au nettoyage et elle au séchage. Bien sûr c'était uniquement parce qu'elle avait insisté.

Fatigués, nous avons fini par nous coucher chacun de notre côté.

Le lendemain était un samedi. Je n'avais pas cours, alors j'en ai profité pour lui proposer une sortie en ville. Elle s'était réveillée avant moi, et lorsque je me suis levé, habillé puis dirigé vers la cuisine, je l'ai vu qui m'attendait pour déjeuner. Elle avait fait du café et sorti du lait, mais s'était excusée de ne rien avoir préparé d'autre parce qu'elle ne connaissait pas mes habitudes. Je l'ai pourtant amplement remerciée et lui ai dit de m'attendre, que je ne serais pas long. J'ai descendu quatre à quatre les marches de l'escalier qui menait à mon appartement, avec point plus que trois sous en poches et ai traversé la rue. À cette heure, il n'y avait encore personne d'autre que les vendeuses dans la boutique. J'ai passé commande, ai déposé mon argent sur le comptoir en leur disant de garder la monnaie et suis retourné chez moi. En ouvrant la porte, j'ai découvert qu'elle n'avait pas fait un pas, comme si elle avait campé devant la porte. Quelle sorte d'éducation peut-elle avoir eu pour agir de la sorte à chaque fois ? La question viendrait plus tard. J'ai déposé mon paquet sur la table, ai tiré sa chaise pour qu'elle puisse s'asseoir et ai fait de même pour moi ensuite. J'ai sorti les croissants et ai, l'espace d'un instant, cru voir ses yeux pétiller. Elle a même souri, mais s'est vite reprise, baissant les yeux. C'était déjà ça de gagné !

« Pourquoi es-tu toujours aussi gênée ? » ai-je fini par demander.

Le visage toujours penché, je l'ai entendue soupirer : elle préparait sa réponse. En voyant la manière dont ses épaules bougeaient, j'ai reformé les gestes que faisaient ses mains, chiffonnant dans tous les sens la serviette en papier qu'elle avait auparavant posée sur ses genoux.

« Nous ne nous connaissons pas » bégaya-t-elle a voix basse.

Oui, j'y avais songé également. Que faisait-elle dans la rue ? Avait-elle peur de moi ? Quel est son nom ? Tant de questions sans réponse. Je lui ai fait mon plus grand sourire.

« Alors repartons du début ! »

Je me suis levé, approché d'elle puis lui ai tendu la main.

« Bonjour, je suis George Ushiromiya. Et vous ? »

Elle a rougi, blanchi après, et j'ai cru qu'elle allait me montrer d'autres couleurs encore, mais ce ne fut pas le cas. Elle répétait mon nom à voix basse comme pour l'encrer en elle, mais j'avais le sentiment que ce n'était pas ça. Elle l'avait certainement déjà entendu, comme tout le monde. Ma famille n'a jamais su rester discrète, je l'ai constaté plusieurs fois déjà. « Ushiromiya ...T'es pas de la famille du fou qui prétend qu'une sorcière lui a donné de l'or ? » Oui, c'est mon grand-père, aurais-je du répondre. D'ailleurs de lui, j'avais souvent honte, mais ma Mère me disait de changer mon avis, car il fallait être le plus apprécié pour recevoir l'héritage. C'était comme une guerre entre les adultes : Qui obtiendrait la richesse ? Pour ce jeu-là, ils étaient bien pires que nous, les « enfants ». Enfin, par conséquent, notre partie de la famille essaye toujours d'être la première sur place quand le mal lui vient ; bien sûr je suis entraîné là-bas aussi : « Grand-père ne te voit presque jamais ! » hurlait ma Mère lorsque j'essayais d'y échapper. Cette femme a toujours eu une autorité particulière, je l'ai toujours suivie.

Pour revenir à mon inconnue, j'ai pris son bras de la façon la plus douce possible et lui demandé si ça allait bien. Elle m'a dit que oui, et m'a regardé d'un air qui se voulait déterminé. Nous sommes restés plusieurs secondes ainsi, et elle a déclaré :

« Appelez-moi Shannon. »

Puis elle s'est levée, a attrapé les assiettes et versé du produit vaisselle dans l'évier. Je suis allé lui prêter main forte pour gagner du temps. Une vingtaine de minutes plus tard, je refermais la porte à clef, elle ayant déjà commencé à descendre les escaliers.

Après cette journée, j'ai pu apprendre qu'elle était particulièrement patiente et qu'elle aimait se montrer élégante ; jamais de jean pour elle, ça non ! Elle m'a avoué que tous les jours, elle portait des robes, et j'ai respecté son choix de ne pas changer cela.
Plusieurs fois depuis, nous étions passés devant des agences immobilières. Elle regardait chaque proposition longuement avant de détourner le regard et de reprendre la route, comme si de rien n'était. Si elle était un peu moins polie, elle aurait sûrement siffloté, mais ce n'était pas dans ses habitudes.

Cela fait maintenant un mois que Shannon habite sous mon toit, pourtant je n'ai pas l'impression de la connaître plus que cela. La semaine, je prends la route de l'université, tandis qu'elle reste à l'appartement. Lorsque je reviens, le dîner est déjà en préparation, et elle me retire ma veste telle une domestique. Je ne sais toujours pas comment le prendre. En fait, depuis qu'elle est ici, j'ai l'impression qu'elle s'occupe de tout, comme pour se débarrasser d'un sentiment d'envahissement, pour se rendre utile. Je me sens mal à l'aise de la laisser faire : ce n'est pas très galant.

Alors pour me rattraper, le week-end, comme maintenant, j'essaye de l'aider un maximum. Je me rends compte alors que je suis bien plus maladroit qu'elle. En réalité, à chaque geste qu'elle fait, elle est tellement gracieuse que c'est difficile d'avoir les yeux plantés autre part que sur elle. Shannon est incroyable.

« Monsieur ? »

Elle ne m'appelle toujours pas George. C'est assez déstabilisant, mais je commence à m'y faire. Sans lâcher mon torchon, je lui réponds :

« Quoi donc ? »

Timidement, elle dirige son regard vers la porte. La seule différence qu'elle a avec une domestique, c'est qu'elle ne répond pas à l'interphone.

« Il y a quelqu'un ? »

Elle hoche la tête. Pourquoi n'avais-je rien entendu ? J'avance jusqu'à l'entrée. Personne ne vient jamais rendre de visite le dimanche. Je n'ai pas le temps de me demander « Qui est là ? » que je vois un œil bleu-gris collé à la serrure. La personne frappe contre le bois avec une force que je reconnaîtrais entre mille. J'ouvre.

« Maman, que me vaut l'honneur de ta visite ?

- Nous devons rendre visite à ton grand-père. J'ai essayé de t'appeler, plusieurs fois, mais je tombais toujours sur une voix de femme. La prochaine fois que tu changes de numéro, tu préviens ! À cause de toi, j'ai dû me déplacer ! »

Si Shannon ne faisait pas face aux personnes qui attendaient derrière la porte, elle répondait sans problème au téléphone. Je jette un bref regard vers la cuisine. Elle a disparu, comme elle le fait toujours. Je la retrouve enfermée dans ma chambre chaque fois qu'il y a du monde.

Un long silence s'installe entre ma Mère et moi. Après quelques minutes, celle-ci se décide de rentrer, calquant la porte derrière elle, et, sans se poser de question, elle s'installe sur une chaise de la cuisine. Je l'entends grommeler quelque chose contre ma décoration neutre et finis par la rejoindre. Je ne savais pas qu'à cet instant elle voyait mon « amie » sortir de la chambre.

« Monsieur, c'est ... »

Shannon se stoppa net, apercevant ma Mère. Elle rougit, gênée ; ce n'est pas tous les jours que l'on se fait dévisager par Madame Éva Ushiromiya.

« George ! Présente-moi donc ! », s'exclame-t-elle d'un ton légèrement sarcastique.

J'en perds mes mots. Dire à ma Mère que j'ai recueilli une SDF ? Elle la jetterait d'ici sans scrupule. Mais quoi ? Je suis un très mauvais menteur.

« C'est ta fiancée ? Elle est de bonne famille ? Voyons George, réponds moi. »

Je blêmis. Jamais, ô grand jamais, je n'ai pu échapper à un interrogatoire de ma Mère. Shannon, contre toute attente, se porte alors à mon secours.

« Oui, Madame. Je suis enchantée de faire votre connaissance. On m'a beaucoup parlé de vous. »

La plus âgée paraît flattée. Elle regarde sa montre et me déclare qu'on a déjà perdu beaucoup de temps. Elle se lève, faisant de grands gestes avec un éventail inutile. Elle se dirige vers la porte l'air hautain, et me lance : « George, emmène-la donc. Père sera très heureux de la rencontrer. »

Alors, j'ai compris que son but n'a toujours pas changé. C'est vrai qu'en temps que fille, de plus n'étant pas le premier enfant, elle a toujours ressenti du rejet de la part de la famille, alors un fils sur le point de se marier, c'est un grand honneur que les autres n'ont pas. Jessica n'est pas encore majeure, Battler non plus. Et Maria, n'en parlons même pas ! Malheureusement, ce mensonge prendrait forcément une ampleur catastrophique. Connaissant la détermination de ma Mère, Shannon serait soit contrainte à m'épouser, soit de retour à la rue. Ou pire.

Le bateau est arrivé au port plus tôt que prévu, ce qui n'est pas pour déplaire à ma Mère. Apparemment, personne d'autre ne s'est encore présenté. Peut-être sommes-nous les seuls à être conviés ? Cela arrive quelques fois. Très vite, nous avons été forcés à monter jusqu'au manoir. Pour jouer le jeu, j'ai tendu mon bras à Shannon et l'ai aidée à grimper les marches. Je me suis rendu compte que c'était la première fois que nous avions vraiment un contact physique, qui n'était pas une simple poignée de main, et ça m'a doucement fait frissonné.

Ma Mère nous a conduit, Shannon et moi, dans le bureau de mon Grand-Père ; là où je n'avais pas le droit d'entrer en temps normal. D'habitude, c'est lui qui se présente à nous. La pièce est froide, le vent passe à travers les fenêtres mal isolées et les rideaux pourpres volent à travers la pièce. Sur mes murs, je vois plusieurs trophées de chasse empaillés dont je n'avais jamais suggéré l'existence. Il y a aussi plusieurs portraits des membres de ma famille, mais nulle part ma Grand-Mère, que je n'ai jamais connue.

« Père, souffle-t-elle. Revoici George. Cela fait longtemps que vous ne l'avez vu, non ? »

M. Ushiromiya n'a pas l'air d'écouter ce que lui raconte sa fille. À peine avait-il levé les yeux quand elle était entré dans la pièce.

« Éva, si tu n'as rien d'autre à me dire, sors d'ici. Je n'ai pas de temps à perdre avec des enfantillages.

- Pourquoi ai-je toujours moins d'intérêt que les autres ? » murmure-t-elle en serrant les dents.

Grand-Père compacte ses doigts pour refermer son poing, qu'il frappe contre le bureau. Il ne me semble pas de très bonne humeur. S'il ne tenait qu'à moi, je me serais déjà enfui d'ici. Mais je regarde Shannon, qui garde son calme et observe la scène avec une lueur particulière dans les yeux.

« Sors d'ici ! hurle-t-il, mais elle ne bouge pas. Et cesse de faire l'enfant gâtée et capricieuse. À moins que tu ne vailles pas mieux que cela. »

Je l'entends crier tout aussi fort. Dans la cage d'escaliers, les bruits de pas des domestiques accourant pour régler le problème me rassure. Pourtant, je sais pertinemment que Grand-Père va les faire sortir plus vite qu'elles ne seront entrées.

« Votre petit-fils va se marier. Cela aussi vous est égal, je suppose. »

Dans sa folie, ma Mère claque la porte du bureau jusqu'à en faire trembler les murs. Les demoiselles entrent, et comme je m'y attendais, il leur dit qu'il ne les a pas appelées. Elles ne se le font pas répéter. Alors, il ne demeure plus que Shannon et moi devant la table où s'empilent factures et devis.

« Félicitations. » grogne-t-il.

Jamais, que cela soit pour mes épreuves ou mes admissions, Grand-Père ne m'a félicité. Alors, le faire pour un mensonge me paraît extrêmement déplacé. Je le remercie tout de même, et prend congé de lui, Shannon sur mes pas. Je retrouve ma Mère qui patiente dans le salon au plafond démesurément grand, une tasse de thé entre les mains. D'allure calme, je sais qu'elle est tout de même en train d'exploser à l'intérieur. J'attrape la main de ma « fiancée » et me décide à lui présenter le lieu où nous risquons de passer la nuit.

Je commence par les cuisines, où j'avais l'habitude de me rendre en cachette pour prendre quelques bonbons. Les cuisiniers furent les premiers complices que j'eus ; mais ils n'acceptaient pas que j'en prenne plus de deux par jours. C'était amplement plus qu'à la maison, alors cela me suffisait. Aujourd'hui, un délicat fumé se propage entre les casseroles et les couverts. On me salue sans porter attention à Shannon et je passe à la pièce suivante.

Nous visitons les chambres de ma famille, sans pour autant nous y attarder. Elles sont très bien entretenues, mais ne servent presque jamais. Quelque chose en elles fait ressentir ce manque de vie, or je n'arrive pas à savoir quoi.

La nuit est presque tombée lorsque nous arrivons dans les jardins. Je constate les employés font un magnifique travail. Des fleurs multicolores embaument l'air de leur parfum, et Shannon se prend au jeu de toutes les sentir, dansant légèrement entre les allées. Pour la première fois, je la voyait réellement heureuse, rayonnante et on ne peut plus attendrissante. Je ne pu m'empêcher de sourire, en discutant avec mes futurs seconds complices. Après quelques temps, je commence à avoir peur de la perdre de vue et je me mets à courir entre les allées pour la rejoindre. La lune brillante se reflète sur le cours d'eau qui entoure le domaine familial. Ce jeu de chat et de souris est particulièrement intéressant. Lorsqu'elle s'arrête finalement sous le dôme de fer empli de bourgeons, mon souffle n'arrive pas à reprendre un rythme régulier. Je la rejoins en marchant.

« Shannon... »

Moi même était incapable de comprendre ce que j'essayais de faire. C'était comme une évidence, une logique imparable, qui montait à ma gorge plus vite que la retenue qui me faisait jusqu'alors l'admirer muettement. Elle pose un doigt sur ma bouche et je commence à me demander si elle n'a pas touché à l'alcool qui trônait au bout d'une des tables de la cuisine. Grand-Père prend toujours le plus fort et le plus cher qu'il soit. Pourtant, sa voix calme me fait comprendre qu'elle est parfaitement normale.

« C'est magnifique ici. »

Elle ne dit rien de plus, se contentant de contempler le cours d'eau en silence. J'attrape sa main gauche, glacée, et distingue quelques rougeurs aux coins de ses joues. Nous restons ainsi pendant un moment que je ne peux compter, tant le temps me paraît loin. J'oublie les cours que je vais rater le lendemain, la fureur de ma mère si elle nous voyait ainsi aussi tard. Cela ne sert à rien, seul le présent importe.

« Shannon... » je répète.

Elle me répond en penchant la tête, m'incitant à continuer. J'hésite. L'objet est froid dans ma poche, mais il attend depuis si longtemps.

« Ouvre ta main – elle ne se fait prier. Mets-la au doigt que tu veux ; ou ne la mets pas du tout, d'ailleurs. C'est ton choix. »

Elle contemple la bague de fiançailles de ma Mère pendant quelques instants. Puis, prenant une grande inspiration, elle se lève et me conseille de rentrer.

Je ne sais pas comment je dois le prendre, mais je préfère respecter son choix. De plus, retourner au manoir maintenant m'évitera les foudres de ma matrone.

J'ai toujours la même chambre que lorsque j'étais petit, avec ses odeurs de produit dépoussiérant et de bois mouillé. Au moins, contrairement aux autres pièces, il n'y a pas seulement des meubles. Elle réveille mes sens. Peut-être est-ce uniquement parce que c'est la seule que je connais vraiment ? Je me glisse dans les draps frais, mais trop de questions m'encombrent l'esprit : impossible de fermer l'œil. Je l'entrouvre quelque fois pour voir que les aiguilles de la pendule ne daignent pas bouger. Il n'y a pas un bruit dans les pièces adjacentes, seulement le hululement d'une chouette au dehors.

Alors que je pense enfin réussir à m'endormir, j'entends trois petits coups timides contre le mur mitoyen à la chambre de droite.

« Oui ? dis-je si bas que l'on peut prendre mon mot pour un soupir.

- Merci. »

Et puis plus rien. Les murs ont toujours été fins, et par conséquent, j'entends la respiration qu'a Shannon dans son sommeil. Je la découvre. C'est idiot, cela fait déjà un mois que je sommeille au même endroit qu'elle, mais ici, je peux entendre comme elle paraît détendue lorsqu'elle dort.

Au réveil, je constate que Shannon semble dormir encore. C'est incroyable, mais être venue ici paraît l'avoir totalement déréglée. Je descends déjeuner, les domestiques ont déjà tout préparé, ils connaissent mes habitudes et font leurs croissants eux-même. Sur l'île, il n'y a rien d'autre que le manoir, en même temps. On se fait livrer la nourriture par bateau, et même parfois le vendredi, l'un des cuisiniers part à la pêche pour ramener le poisson du midi.

Je m'attends à voir quatre couverts, pour mon Père, ma Mère, Shannon et moi, mais ce n'est pas le cas. Il y en a seulement trois. Je m'approche d'une vielle dame qui était déjà employée avant ma naissance pour lui demander la cause : elle me dit simplement qu'elle en a oublié un. Je suis rassuré, car pendant quelques minutes, j'ai cru que Shannon s'était enfuie. Elle revient avec assiettes et verres en s'excusant. Mes parents mangent à leur faim, et, une fois leur repas fini, se demandent pourquoi je n'ai encore touché à rien. Je leur dis que je l'attends et ils se mettent à rire. Outré, je sors prendre l'air ; c'est alors que je la vois.

Elle était descendue pendant que je parlais et s'était assise au bord de l'eau, à la place même de la veille. On lui avait confié une robe que je n'avais jamais vue, mais qui devait traîner dans la maison depuis longtemps. Ses petits pieds, seule partie de ses jambes que le tissu verdâtre ne masquait pas, se reflétaient dans l'eau claire.

Je la fixe longuement avant de m'asseoir à ses côtés. Je la trouve élégante et majestueuse. Elle tient en ses mains le cadeau que j'avais commandé aux jardiniers : un bouquet de douze roses blanches et rouges. Je ne sais pas si elle connait la significations des fleurs, mais ça a l'air de la toucher. Elle ne me regarde même pas, les yeux toujours rivés sur ses mains.

« Monsieur ... Vous faîtes cela parce que vous n'avez plus le choix ? »

Sa question me trouble au plus haut point. Je n'avais même pas pensé que tout cela pouvait laisser supposer ! Pourtant, il était vrai qu'un simple mensonge ici pouvait coûter, et que j'avais un prix à payer. Mais chercher à la séduire pour ne pas trahir ma Mère, par pitié, le simple fait d'y penser m'horripilait.

« Bien sûr que non, Shannon ! Je ne t'offre pas de fleurs par contrainte ! Vraiment ! » je réponds avec toute la sincérité que je trouve.

Alors seulement elle me dévisage et ouvre sa main qui ne contient pas uniquement mon bouquet. Elle n'a toujours pas mis la bague. Je prends peur, elle ne veut pas de moi. J'ai l'impression que le ciel me tombe sur la poitrine. Effondré et soudainement épuisé, il me semble que je suis l'une des mouettes que l'on voit partout sur l'île. Je plane au dessus de mes problèmes, et, au bout d'un moment, comprends qu'il faut que je me pose sur Terre.

Mais tandis que je me sens mourir de l'intérieur, elle contemple le joyau, l'examine pour ne rater aucun détail. Elle l'enfile à son pouce droit, puis le retire et continue avec tout ses doigts. Une fois arrivée à l'annuaire gauche, ses yeux s'écarquillent, un grand sourire fait rayonner son visage pâle qui se retourne vers moi.

Tout ce que je peux dire, c'est que je n'ai jamais été aussi heureux ; même lorsque j'avais offert ce billet à la vieille dame quand j'étais petit. Je prends délicatement sa main, sans plus que cela ne la gêne, et nous rentrons au manoir. La faim me tenaille, et je doute fort que ce ne soit pas son cas.

Alors que nous finissons notre repas, ma Mère crie mon nom du haut des escaliers. Je m'excuse au près de Shannon et cours jusqu'à elle.

« Tu sais que c'est une très mauvaise idée de me mentir, George... dit-elle calmement, ce qui est plus effrayant que lorsqu'elle parle avec fureur.

- Oui. »

Je ne vois pas où elle veut en venir, mais cela n'annonce rien de bon. J'imagine qu'elle a appris que je n'étais pas vraiment en couple, quoique cela vienne de se régler. À l'idée, un sourire béa se forme sur mon visage, mais je me reprends à temps pour regagner une expression neutre.

« Shannon n'est pas de bonne famille, n'est-ce pas ? »

Certes, pourquoi ? Je pense, mais les mots sortent à voix haute. Cela n'apaise pas mon interlocutrice, au contraire.

« Pourquoi ? Mais parce que je sais tout, Bon Dieu ! Je viens d'avoir un entretien avec Père, tu sais ce qu'il m'a dit ? Il m'a dit qu'hier il avait l'impression de la reconnaître, sans savoir qui elle était, puis que cela lui était revenu dans la nuit. Cette fille est fauchée ! Père l'a lui-même dépossédée de ses derniers revenus, à elle comme à son frère, pour qu'elle paye ses dettes ! Tu comprends ? Tu aimes une personne laide, et tu es donc toi-même laid ! Horreur, sors de ce manoir ! »

Si jamais on m'avait dit cela, je ne l'aurais pas cru. Pourtant maintenant, toutes pièces du puzzle s'assemblent et cela me paraît logique. Le garçon qu'elle regardait avant d'entrer chez moi. Son frère. Sa pâleur à l'entente de mon nom. Je ne réponds pas à ma Mère, je ne la regarde même pas. Je descends les escaliers, et je l'entends s'égosiller. Ses poumons doivent être morts, à la fin, je pense avec un humour noir.

« Reviens ici tout de suite George ! Tu ne t'enfuiras pas comme ça !

- Et pourquoi pas ? je hurle à mon tour. Tu ne veux plus de moi à moins que j'abandonne ce que tu vas appeler mes folles idées. Je te connais, je sais ce que tu veux, et je préfère partir que céder ! »

Arrivé en bas, j'entraîne Shannon avec moi, nous avons beaucoup à nous dire, mais le temps n'est pas là. Pour vivre la vie que l'on veut, nous n'avons plus qu'une solution : fuir.

Nous courons à travers les marches de l'allée, elle ayant toujours sa tartine de confiture entre les mains. Je m'en veux d'avoir été aussi direct mais je peux pas m'excuser pour l'heure. Je sors une liasse de billet de ma poche pour la fournir au marin qui attend sur le port. Il fallait partir le plus vite possible. Il nous laisse grimper dans son bateau de pêche, et nous nous installons à l'arrière. Le vent nous fouette le visage, mais nous pouvons enfin souffler. Une fois ma respiration redevenue régulière, j'entame la conversation.

« Pourquoi tu ne m'as pas tout dit depuis le début ? »

Elle fixait sa tartine depuis un moment, mais certainement trop écœurée, elle se décide à la poser à côté d'elle.

« Je pensais que vous ne voudriez plus de moi en savant votre famille liguée contre moi ... Je suis si idiote, mais vous auriez pu penser tant de choses... Je ne souhaitais pas être prise à tort pour une arnaqueuse... »

Même désespérée, elle me paraissait être la femme la plus courageuse que je n'ai jamais connu. J'ai attrapé son épaule et l'ai serrée contre moi aussi fort que je pouvais. Jamais je ne serais capable de la laisser tomber. C'est ce que j'ai compris à cet instant.

« Et moi en l'apprenant, pensais que tu aurais toujours envers moi une infime animosité pour appartenir à la famille qui a détruit ta vie.

- Vous l'avez rendue meilleure... Je n'ai aucune raison de vous en vouloir ! » Elle reste blottie contre moi longtemps, et je contemple le bleu de la mer qui s'étend au loin. Il ressemble à la couleur de ses yeux. « Ma Mère va te prendre pour une voleuse maintenant, je réalise.

- Pourquoi ? »

Je lui explique l'origine de sa bague, et la haine que ma Mère voue aux personnes qui n'ont pas de toit. Elle se mordille la lèvre, et je comprends que ce que j'ai dit fait tout sauf améliorer la situation. Je me reprends.

« Et pour tout te dire, je m'en fiche. Qu'elle m'en veuille, qu'elle te haïsse ! Je ne la laisserai pas nous reparler pour longtemps. »

J'ai continué mes études jusqu'à devenir interne, puis nous avons pu déménager dans une autre ville où j'ai trouvé un travail à l'hôpital. Longtemps, Shannon s'est occupée de nous trouver le logement qui nous conviendrait le mieux. Avec les économies qui me restait et l'argent qui rentrait, nous avons pu nous acheter un studio, et avons confié l'ancien appartement à son frère, Kanon, qui nous le louait. Nous lui rendions visite régulièrement. Il était assez froid au départ, mais à force de le connaître, j'ai fini par l'apprécier. Je suis resté en contact avec mes cousins, Jessica et Battler ; nous les voyions de temps en temps. Leurs parents n'étaient pas forcément d'accord, mais ces deux-là avaient hérité de leur grand-père ce don qui faisait plié tout le monde à leurs désirs. Pour tout dire, je pense qu'ils devraient rencontrer Kanon, un jour. Nous les inviterions tous, cela pourrait-être intéressant.

Depuis que j'ai fui le manoir, je n'ai pas reparlé à ma mère. Quelques fois, mon Père appelle, mais il s'assure que sa femme n'est pas dans les parages. Cela me fait du bien de savoir que le contact n'est pas rompu partout.

Je ne vis pas la vie dont je rêvais petit. Cette vie-là aurait été ennuyeuse. Je vis la vie qui est faite pour moi, entourée de personnes faites pour moi.

Puisque ma mère ne peut plus rien dire sur ma vie, et après ma rencontre avec Shannon cela serait honteux de ne pas le faire : maintenant, j'accorde toujours des petites attentions à ceux qui n'en ont pas !