Chapitre 1 : Encore vous !
« Encore vous !... »
Le Commissaire Laurence était déjà de mauvaise humeur en cette matinée pourtant radieuse. Comme d'habitude, auraient dit les mauvaises langues, avec à leur tête, Alice Avril, qui présentement, le regardait avec délectation se tourner vers les policiers à l'entrée du salon et aboyer :
« Comment est-elle entrée ici ? Qui l'a laissée passer ? »
Les deux hommes en faction haussèrent les épaules, penauds. Laurence leur jeta un regard noir.
« Bonjour aussi Commissaire » Intervint la journaliste au franc parler. « Vous m'avez manqué… »
« Pas en ce qui me concerne ! Vous pouviez rester dans ce trou sordide qui vous sert de bureau ! »
« … Allons, Laurence, dois-je vous rappeler à qui vous devez la résolution de notre dernière enquête ? »
« Notre enquête ? » Laurence se mit à ricaner. « Avril, vous vous attribuez des mérites qui ne vous reviennent pas, mais ça ne m'étonne qu'à moitié : vous aimez bien vous faire mousser ! »
« Pourquoi ne suis-je pas surprise par ce manque de reconnaissance ? C'est vrai que je vous ai sauvé la vie. Sans mon intervention, vous ne seriez plus là… »
Laurence secoua la tête en signe de dénégation moqueuse.
« Et je m'en porterai sans doute mieux ! Avril, vous êtes une emmerdeuse finie… »
« Oh, on s'est encore levé du pied gauche ce matin… Ou devrai-je dire comme tous les matins de toutes les semaines de l'année ? »
Laurence fit un signe à l'un des deux policiers.
« Vous, là, au lieu de regarder les mouches voler, reconduisez-la vers la sortie ! »
Le policier obtempéra immédiatement et attrapa Avril par le bras. La jeune femme se débattit.
« Lâchez-moi ! J'ai deux mots à dire à votre commissaire… » Elle se tourna vers Laurence. « J'ai reçu une lettre, arrivée au journal ce matin… »
« Adressée à Marie-Chantal, courrier du cœur ? » Se moqua-t-il délibérément.
« Non, à Alice Avril, reporter... Elle annonce qu'un meurtre a été commis ici cette nuit. A en juger par votre présence, c'est que cela doit être vrai ! »
« Avril, donnez-la-moi… »
« Tut tut tut, pas si vite… » Elle recula de deux pas. « Je vous la donne, uniquement si vous me dites ce qui se passe ici. »
« Avril, nous avons déjà eu cette discussion avant, et c'est toujours non. Donnez-moi cette lettre ou je me ferai un plaisir de vous arrêter pour entrave dans le cadre d'une enquête de police. »
Il fit un geste vers l'agent qui sortit sa paire de menottes. Alice recula.
« Mais c'est une manie chez vous ! Vous voulez encore me passer les menottes ! Vous êtes sadique et… »
« … pervers aussi... » Laurence eut un sourire retors et ses yeux brillèrent. « … Avril, je rêve d'un bâillon pour vous faire taire et d'un radiateur auquel vous attacher… »
« Hein ? On vous a déjà dit que vous étiez sexuellement frustré ? »
« Tiens donc, vous avez lu Freud ? Alors, vous savez que vous rentrez dans la catégorie des hystériques ? »
Les yeux d'Alice brillèrent de rage, alors que le sourire moqueur de Laurence s'élargissait.
« Vous me donnez des envies de meurtre… »
« Attention à ce que vous dites... » Chuchota t-il en jetant un oeil sur les deux policiers derrière elle. « … on pourrait vous entendre… » Puis le ton enjoué disparut. « … Donnez-moi cette lettre. »
« Pfft… »
A contrecœur, elle la lui tendit. Sans quitter la jeune femme des yeux, comme un chat guettant une souris, il lui enleva délicatement l'enveloppe de la main, en faisant exprès de lui effleurer les doigts.
Comme elle le haïssait lorsqu'il essayait de l'humilier de cette façon avec son petit sourire ironique, sûr de sa supériorité et de sa séduction. Elle dut serrer les dents pour ravaler sa colère.
Laurence se mit à parcourir rapidement la lettre. Alice vit son visage changer d'expression et se durcir. Il fit volte face et se dirigea vers le salon.
« Venez avec moi. »
Elle ne se le fit pas dire deux fois. Ils traversèrent un autre petit salon, passèrent dans une bibliothèque, puis franchirent la porte d'un grand bureau.
Là, Timothy Glissant était penché au dessus d'un corps allongé sur le sol, pendant qu'un policier prenait des clichés de la scène du crime. Partout, il y avait du sang. Avril détourna le visage mais elle en avait déjà trop vu. L'odeur caractéristique qui flottait dans l'air n'arrangeait rien et elle se précipita vers la fenêtre ouverte pour respirer un bon coup.
« Le petit déjeuner ne passe pas, Avril ?... » Demanda Laurence d'un ton suave.
Avril réprima un haut-le-cœur et lui lança un regard empli de ressentiment.
« Si ça ne va pas, vous connaissez la sortie. Je ne vous retiens pas. »
« J'ai fabriqué une poupée mentale à votre effigie, Laurence. Je lui plante lentement des aiguilles partout dans le corps en ce moment même. »
« Tant que vous ne passez pas à l'acte… »
« J'en rêve… C'est qui la victime ? »
« Elle s'appelle Marthe Boissière… Veuve, 59 ans… »
« Mais c'est elle que désigne ma lettre ! »
« Tout à fait. Vous avez une explication ? »
« Laurence ? »
Le policier se tourna vers l'expert médico-légal qui l'interpellait et s'avança vers lui.
« Alors, Glissant, vous avez trouvé quoi ? »
« La mort a été causée par des coups répétés sur le crâne de la victime en trois endroits. Mais elle n'est pas morte immédiatement. Il y a eu une hémorragie importante, c'est pourquoi il y a tout ce sang autour du cadavre. »
« Avec quoi a-t-elle été frappé ? »
« Une petite bûche, peut-être une statuette... Regardez les traces là… et là… ça devait être un objet lourd, mais peu volumineux. »
« Dense, donc. On a trouvé quelque chose près du corps ? »
« Non, mon pote, rien qui ne corresponde. »
Laurence remercia Timothée, puis étudia le plancher et les traces de sang.
« Ces traces là ? Elle s'est débattue ? »
« Difficile à dire. Elle a peut-être tout simplement eu des convulsions. »
« A quand situez-vous l'heure de la mort ? »
« Entre 21 heures et 23 heures hier soir, mais je vous en dirais plus après l'autopsie. »
« A part celles de la victime, vous avez trouvé d'autres empreintes ? »
« Rien pour l'instant… »
Laurence observa attentivement la vieille femme pendant de longues secondes. Ce que tout le monde ignorait, c'est qu'il avait une mémoire photographique et était capable de se souvenir du moindre détail.
« L'assassin portait sans doute des gants… Meurtre avec préméditation confirmé par la présence d'une lettre d'avertissement. Les techniciens ont pris toutes les photos ? »
« Oui, Commissaire. »
« Alors vous pouvez emmener le corps. Merci, Glissant. »
Avril avait écouté dans son coin, en évitant de regarder dans la direction du cadavre. Elle se perdit dans la contemplation de la pièce alors que les ambulanciers emmenaient le corps sur un brancard.
Pendant ce temps, Laurence cherchait des indices et observait des objets qui auraient pu servir d'arme au meurtrier. Il s'attarda près d'une vitrine, remplie de bibelots d'origine chinoise, prit le temps de détailler un secrétaire rempli d'autres antiquités avant de se planter devant la table de travail, submergée de plans, de revues et de documents divers.
Il commença à fouiller. Sa vue soudain se brouilla, ses oreilles bourdonnèrent et il eut l'impression de perdre l'équilibre. Il s'appuya contre le bureau et ferma brièvement les yeux en respirant profondément. C'était la quatrième alerte de ce type que son corps lui envoyait en vingt quatre heures.
Laurence connaissait les symptômes et maudit sa malchance. Il avait tant de choses à faire en ce début d'enquête. Si la crise se déclenchait, il n'allait pas être capable d'assurer les recherches pendant quelques jours. Il devait faire vite.
« Ça va, Commissaire ? »
Avril était à ses côtés en train de le regarder avec perplexité. Impossible de savoir depuis quand elle était là et ce qu'elle avait vu exactement. Comme à son habitude, il éluda la question.
« Je vais interroger la famille et les domestiques. »
« Je peux venir ? »
« A la condition que je ne vous entende pas… Pas un mot, Avril, d'accord ? »
La journaliste hocha la tête. Intriguée, elle le suivit en silence en se promettant de garder un œil sur lui. Il réunit d'abord tous les proches, puis les convoqua dans une pièce attenante pour les interroger individuellement.
A plusieurs reprises, Avril le vit se frotter les yeux et le front. Il se servit aussi abondamment de l'eau. Pendant les interrogatoires, il fit preuve d'une impatience peu coutumière, un trait qu'elle ne lui connaissait pas tant il faisait son travail méticuleusement. Qu'est-ce qui le presse ? s'interrogea-t-elle. Elle l'observa à la dérobée et le trouva distrait et… pâle.
Ses soupçons furent confirmés quand, à la fin des interrogatoires, il se leva lentement en dissimulant mal une grimace.
« Alors vous soupçonnez qui ? » Demanda-t-elle, excitée.
« Personne pour l'instant, Avril. »
« Vous avez vu ? Je n'ai rien dit, je ne vous ai pas interrompu une seule fois… »
« Quelle prouesse incroyable… »
« Arrêtez d'être sarcastique… J'ai écouté et je me suis fait mon idée sur l'assassin… »
« Alors, là, Avril, je me fiche de connaître votre avis... Gardez-le pour vous, merci. »
Ils sortirent dehors et Laurence se dirigea vers sa voiture. Elle remarqua alors sa démarche raide et beaucoup moins énergique que d'habitude. C'était comme s'il semblait… vidé. Elle éprouva un élan d'inquiétude car elle l'avait déjà vu dans cet état… Alors qu'il ouvrait la portière de sa voiture, elle se jeta à l'eau.
« Laurence, vous ne voulez pas que je vous accompagne ? Franchement, vous n'avez pas l'air dans votre assiette… »
Pour toute réponse, il lui tendit les clés de la voiture après avoir hésité quelques secondes.
« Je prends le volant ? »
Elle le regarda avec étonnement alors qu'il faisait le tour et s'installait sur le siège passager. Lui qui tenait à sa voiture - objet masculin par excellence - comme à la prunelle de ses yeux, il lui confiait sa Facel Vega adorée !...
Avec un sourire jusqu'aux oreilles, elle s'empressa de monter.
« Et on va où ? »
« Au commissariat. » Il fit un geste de la main pour la prévenir. « Et pas un bruit, je voudrais réfléchir sans être parasité par une journaliste qui m'empêche de me concentrer par ses remarques intempestives et déplacées. »
Alice ravala un commentaire et démarra en faisant vrombir le moteur.
« Ok. C'est parti. »
Elle était ravie de conduire la Facel Vega et profita des premiers kilomètres pour savourer le plaisir de piloter la petite sportive nerveuse. Le chemin du retour s'annonçait toutefois long. Comme à son habitude, elle ne tint nullement compte de sa demande et l'interrogea. Il ne répondit pas et contempla la campagne, perdu dans ses réflexions. Elle finit par laisser tomber. A un moment, Laurence chercha dans la boîte à gants quelque chose, qu'il ne trouva visiblement pas. Du coin de l'œil, elle le vit se réinstaller le plus confortablement possible et serrer les bras contre sa poitrine. Alice commençait à s'inquiéter. Il était toujours aussi pâle et n'avait pas l'air en forme du tout.
« Vous savez que je n'ai pas mon permis ?... » Lança t-elle soudain dans le silence pour le titiller et le faire réagir. « … J'ai appris à conduire en cachette sur un vieux tracteur ! »
Laurence ne mordit pas à l'hameçon. Elle tourna franchement la tête vers lui et le vit qui frissonnait violemment, la tête appuyée contre la vitre, les yeux mi-clos.
« Laurence, qu'est-ce qu'il vous arrive ? » S'alarma t'elle.
« Roulez… »
Il claquait littéralement des dents. La soudaineté de son malaise la frappa et elle eut peur.
« Je vous emmène chez un médecin. »
« Non, inutile… je sais ce que j'ai… On va chez moi… »
Il tentait visiblement de contenir des frissons, mais son corps échappait à son contrôle.
« De quoi souffrez-vous ? »
« Plasmodium vivax… »
« Hein ? »
« Paludisme… »
Avril le regarda sans comprendre.
« Malaria… Regardez la route, Avril ! »
« La malaria ? Mais vous avez attrapé ça où ? A Tourcoing ? »
« En Malaisie, avant la guerre, sombre idiote… »
« Et vous allez mourir ? »
Il la regarda avec des yeux brillants de fièvre.
« Désolé de vous décevoir, j'ai un agenda chargé mais la Mort ne fait partie de mes rendez-vous… »
« Au moins vous n'avez pas perdu votre sens de l'humour pourri… » Grinça t'elle. « Sérieusement, qu'est-ce que je peux faire pour vous aider ? »
« D'abord, me conduire chez moi, entier si possible… et me ficher la paix ensuite pour le reste de la semaine... voire pour le restant de mes jours si ce n'est pas trop demandé… »
« Mais… »
« Pas de mais, Avril… J'ai besoin de repos et de calme… »
Elle lui jeta un coup d'œil inquiet malgré elle.
« Je ne vous laisse pas tout seul cette fois. »
« Je n'ai pas besoin d'une infirmière incompétente et envahissante. » S'agaça-t-il.
Comme pour démentir ses propos, il se mit à trembler violemment en laissant échapper involontairement un gémissement.
« Vous avez mal quelque part ? »
« Non… C'est votre conduite… »
« Quoi ? Qu'est-ce que vous lui reprochez à ma conduite ? »
« Avril… Oh, bon sang… Arrêtez-vous… »
« Qu'est-ce qu'il y a ? »
« Arrêtez-vous dès que possible ! »
« Certainement pas… » S'écria t'elle. « … Vous n'allez pas me refaire le coup de partir en me laissant rentrer à pieds. Je ne descendrai pas de cette voiture ! »
« Arrêtez-vous, c'est un ordre ! »
Il se mit à tousser soudain. Une quinte qui ne sembla pas s'arrêter. Alice freina d'un coup et arrêta la voiture sur le bas-côté. Laurence ouvrit sa portière, se pencha et se mit à vomir.
Quand il se redressa après s'être essuyé la bouche, il était encore plus blanc que sa chemise. Son visage était couvert d'une pellicule de sueur. Il passa une main tremblante dans ses cheveux et inspira plusieurs fois profondément, avant de sortir une flasque à alcool de la boîte à gants.
« Je ne crois pas que ce soit bien indiqué pour ce que vous avez… » Objecta Alice.
Il se contenta de lui lancer un regard noir qui la fit taire, avant de se gargariser avec le contenu du flacon. Il referma enfin la portière et ferma les yeux en posant sa tête contre la têtière.
« Démarrez... »
Ses frissons ne tardèrent pas à reprendre. Avril se concentra sur sa conduite, n'osant pas le regarder. Maladroitement, il enleva sa cravate et ouvrit le col de sa chemise, puis il ne bougea plus, affalé dans son siège malgré sa grande taille, tressautant parfois plus violemment.
Avril s'arrêta enfin devant son immeuble et le regarda. Laurence serrait la mâchoire en frissonnant, les yeux dans le vague. Il n'avait pas réagi quand elle avait stoppé la voiture. Alice sortit, fit le tour, ouvrit la portière et l'aida à sortir, tout en le soutenant. Heureusement, car il ne tenait debout que par un miracle de volonté.
Ils se traînèrent jusqu'à l'appartement. Quand elle réussit à ouvrir la porte d'entrée, il indiqua la chambre de la tête et elle l'aida à s'y rendre. Il s'affala sur le lit, épuisé et ne bougea plus.
« Laurence ? »
« Ce n'est pas comme ça… que vous rêviez… de me mettre au lit, hein, Avril ? »
Avril leva les sourcils et ne put retenir une remarque sarcastique :
« C'est sûr, même dans mes rêves les plus fous, je ne rêvais pas de ça… »
Il se débattit sans force pour essayer d'enlever sa veste.
« Laissez-moi faire, vous n'êtes bon à rien… » Reprit-elle.
« Vous avez de la chance… que je ne sois pas en forme… »
« Sinon vous m'auriez déjà envoyé balader… »
« Vous m'arrachez les mots… de la bouche. »
Elle l'aida à se déshabiller sommairement, puis lui ôta ses chaussures. Quand il put s'allonger enfin, il ferma les yeux en soupirant et immédiatement, les frissons reprirent.
« Allez me chercher… de l'eau… et le tube de quinine… dans la salle de bain. »
« Oui, Bwana ! »
« Avril ?… »
Elle s'arrêta et se retourna.
« Merci. »
« Pas trop tôt… Même avec la meilleure éducation, on oublie de dire s'il-vous-plaît et merci… »
Elle sortit de la pièce pour revenir quelques instants plus tard. Laurence avait le regard à nouveau à la dérive. Elle en profita pour toucher son front. Il était brûlant. Elle ne put s'empêcher d'avoir un élan de sympathie envers lui et de s'inquiéter sincèrement.
« Hé… » lui dit-elle doucement en lui caressant la joue. « Vous devriez prendre vos médicaments… »
Il focalisa son attention sur le verre d'eau qu'elle lui tendait et la quinine. Il avala deux cachets et s'allongea à nouveau en tremblant.
« Couvrez-moi, s'il vous plaît, j'ai froid… »
« Froid ? Vous êtes brûlant de fièvre… »
Pour toute réponse, il claqua des dents. Elle le recouvrit d'une couverture supplémentaire et revint s'asseoir près de lui.
« Vous devriez tâcher de dormir. »
« On dirait ma mère, Avril… »
« J'espère bien que non ! »
Il l'observa en silence pendant quelques secondes.
« Vous pouvez rentrer chez vous, je m'en sortirai. »
« Vous avez de quoi manger ? »
« Avril ! Qu'est-ce que je viens de dire ? »
« Je ne vous laisse pas tout seul, ok ? Allez savoir ce qui peut vous arriver ? Déjà que vous ne voulez pas du médecin et Marlène qui est partie chez sa tante Lucette… »
« Vous avez fait tout ce qu'il fallait... Je ne vais aller nulle part, je veux juste me reposer… »
« Très bien ! »
Avril quitta la chambre et visita la cuisine impeccable et hautement moderne de Laurence, ouvrit des placards dans lesquels il n'y avait aucune denrée, quand elle l'entendit de la chambre :
« Ne dérangez rien, ne faites aucune expérience culinaire que vous ne sachiez maîtriser, ne salissez… »
« Fermez-la, Laurence, et dormez ! »
Elle se posa dans le sofa et s'empara d'un livre. Quand elle passa la tête par la porte de la chambre un quart d'heure plus tard, il dormait.
Avril en profita pour sortir et aller faire des courses. Elle ramena de quoi les nourrir tous les deux, plus de la quinine pour lui et de l'aspirine… pour elle.
Alice déposa ses paquets dans la cuisine. Elle repassa la tête par la porte de la chambre et ouvrit de grands yeux en jurant. Il grelottait littéralement, et était couvert de sueur. En trois enjambées, elle fut près de lui. Il semblait si mal… elle prit une serviette et lui essuya le visage.
« Laurence ! Cette fois, j'appelle le médecin. »
« Non ! C'est… normal… » Parvint-il à dire, les yeux brillants d'un feu qu'elle ne lui connaissait pas. « Ça va passer… J'irai mieux… dans une heure… »
Il ferma les yeux et claqua des dents. Des cernes noirs s'étaient formés sur sa peau pâle autour de ses yeux rougis et ses lèvres étaient craquelées. Il était déshydraté.
« Vous avez une tête de zombie. »
« J'ai soif… »
Elle vit la carafe vide et retourna en chercher. Elle l'aida à boire car il était incapable de tenir le verre tellement sa main tremblait. Elle humidifia un linge et le rafraîchit.
Au début, elle ne fit pas trop attention à ses marmonnements puis elle tendit l'oreille. Ses propos étaient indistincts et elle mit du temps à comprendre que Laurence parlait en anglais. Il délirait sans doute dans sa langue paternelle.
Parfois, des phrases en français se glissaient mais elles n'avaient de sens que pour lui. Le regard hanté, il semblait apercevoir des choses sur le mur de sa chambre qu'il était le seul à voir.
Avril resta près de lui et tenta de le rafraîchir avec une bouillotte empli de glaçons. Il parut apprécié le traitement car il ne semblait plus autant ailleurs. Elle le fit boire et mesura à quel point il était épuisé quand elle l'aida à changer son maillot de corps trempé.
Il s'endormit enfin. Avril en profita pour aller cuisiner quelque chose à manger. Elle le veilla ensuite et le laissa dormir d'un sommeil agité. Fatiguée, elle s'installa sur la banquette dans le salon avec une couverture et finit par s'endormir.
Avril se réveilla en sursaut quand Laurence lui enleva le plaid brutalement. Les yeux dans le vague, perdue, elle poussa un cri d'effroi et tomba sur le sol. Elle se releva en jurant et le vit, toujours aussi pâle, qui s'appuyait contre la banquette.
« Mais vous êtes malade ! Qu'est-ce qui vous prend de me réveiller comme ça ? »
« Avril, merci de vous être occupé de moi, mais je vais mieux, alors vous pouvez partir… »
Elle tourna la tête vers la fenêtre.
« Mais on est en plein milieu de la nuit, là ! »
« Dégagez, Avril ! »
La jeune femme serra les dents et se redressa.
« Non, je ne partirai pas. »
« Quittez cet appartement maintenant… »
« Non. »
Ce fut fermement dit et pour appuyer ses propos, elle croisa les bras sur sa poitrine.
« Je vais vous mettre dehors… »
« C'est ça, essayez… »
Il contourna la banquette en marchant d'un pas hésitant. Elle fit de même sans le quitter des yeux. Quand il vit qu'il ne parviendrait pas à l'attraper, il s'arrêta, le front en sueur.
« Ça suffit maintenant. Vous vous en allez. »
« Non, je ne vous laisse pas dans l'état où vous êtes. »
« Ça vous plaît de jouer les gardes-malades, hein ?... »
« Non, pas spécialement… Laurence, asseyez-vous, vous allez vous… »
Elle n'acheva pas. Les genoux de Laurence venaient de céder et il se retrouva au sol, secoué par de nouveaux tremblements. En trois enjambées, elle fut près de lui et l'aida à s'asseoir contre la banquette.
« Espèce de tête de mule ! Vous êtes trop faible… Et comment je fais maintenant pour vous ramener dans votre chambre, hein ? »
Laurence ne répondit pas mais lui jeta un regard furieux et à nouveau enfiévré.
« Tout ça… C'est votre faute… Si vous ne m'énerviez pas… »
« C'est vous qui m'énervez !... Très bien, puisque vous y tenez tellement, vous vous débrouillerez tout seul. »
Elle se leva et rassembla ses affaires. Puis sans un regard, elle lui tourna le dos et partit.
« C'est ça… Bon débarras ! » S'écria t-il, toujours à terre.
Avril disparut dans la cuisine. Là, elle resta un moment à se calmer, à peser le pour et le contre, puis avec un soupir, elle enleva son manteau et posa son sac sur une chaise. Puis, elle alluma la gazinière et fit chauffer le bouillon qu'elle lui avait préparé en se demandant pour la énième fois pourquoi, malgré les vexations qu'elle subissait de sa part, elle restait quand même.
Quand elle sortit avec le bol fumant, il n'avait pas bougé, toujours appuyé contre la banquette. Il avait fermé les yeux et tremblait de plus belle.
« Vous êtes dans un état pitoyable, Laurence. Vous auriez besoin de prendre un bon bain et de dormir… » Elle s'agenouilla à côté de lui. « … Mais comme j'ai un cœur – moi – je ne vous abandonne pas… C'est plus que vous ne feriez jamais pour moi… »
« Avril… »
« Taisez-vous… Maintenant, vous allez m'écouter attentivement : je vais vous donner du bouillon et vous allez retourner vous coucher. Je me fiche de savoir si ça vous plaît ou pas, vous allez faire ce que je vous dis. C'est compris ? »
Laurence écarquilla les yeux devant son accès d'autorité, puis leva finalement la main en signe de capitulation.
« Du moment que… vous me fichez la paix… »
Avril s'installa à côté de lui et voulut lui donner à manger. Il serra les dents.
« Ouvrez la bouche, Laurence… »
« Non… »
« Vous tremblez tellement que vous allez tout renverser… Et ça ne me plaît pas plus qu'à vous. »
« Vous allez… me le payer… »
« Vous n'avez que ça à faire ? Vous venger sur moi ? Arrêtez de faire l'enfant… »
Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais Avril s'empressa d'y mettre la cuillère pleine. Il avala de travers et Avril le regarda avec un sourire de satisfaction, alors qu'il toussait. La suite se passa mieux quand il se laissa faire, les yeux fiévreux emplis de défi. Avril soutint calmement son regard et prit même un malin plaisir à le taquiner.
« Vous voyez que vous pouvez être un boooon garçon quand vous voulez !… Je vais vous chercher un verre d'eau et de la quinine. »
« De l'aspirine, aussi.
« C'est autorisé ? »
« Oui. »
Quand Laurence eut terminé de prendre ses médicaments et de se désaltérer, elle lui essuya le visage et lui posa la main sur le front pour estimer sa température. Son geste se termina à nouveau en caresse sur sa joue. L'animosité dans les yeux du policier avait disparu et il ne protesta pas.
« Vous en avez pour combien de temps ? » Demanda Avril.
« Déjà fatiguée de vous occuper de moi ? » railla t-il.
« Je n'aime pas vous voir dans cet état… Alors ? Combien de temps ? »
« Trois ou quatre jours… Je vais aller mieux, et puis moins bien, et ainsi de suite… jusqu'à ce que les accès de paludisme s'espacent… »
« Ce n'est pas la première fois que ça vous arrive. Ça vous laisse toujours autant k-o ? »
« Oui. »
« Je peux appeler le commissariat demain et dire que vous ne viendrez pas pendant quelques jours…
« Je suis sur une enquête. »
« … Que vous ne pouvez clairement pas mener… »
« Avril, je n'ai pas besoin d'être physiquement présent. Je fais marcher mes petites cellules grises ! »
« C'est sûr, si vous divaguez, vos cellules grises vont rapidement virer au noir ! Black-out ! C'est comme ça que vous dites en anglais, hein ? »
Laurence fit jouer sa mâchoire, conscient qu'Avril n'avait pas tout-à-fait tort.
« Que faisiez-vous en Malaisie ? » Demanda Alice pour changer de sujet.
« Je supervisais les plantations d'hévéas de ma famille, jusqu'à ce que les japonais envahissent l'île en 41. »
« L'hévéa, c'est quoi ? »
« L'arbre à caoutchouc… »
« Ah… Vous êtes resté longtemps là-bas ? »
« Cinq années… Avril, je veux retourner me coucher… S'il-vous-plaît ? »
Elle l'aida à se relever en passant un de ses bras autour de ses épaules. Elle le soutint jusqu'au lit. Avec un soupir de contentement, il s'allongea. Elle resta assise à ses côtés et lui essuya à nouveau la face.
« A un moment ou à un autre… Je vais sans doute délirer… »
« C'est déjà fait… Pour votre information, je n'ai pas pipé un mot de ce que vous avez dit. Vous sembliez aussi totalement absorbé par le mur devant vous. Qu'est-ce que vous y avez vu de si fascinant ? »
« Je ne m'en souviens pas. »
« Pieux mensonge... »
Laurence eut un petit sourire.
« Méditez ceci, Avril : 'Il ne faut pas toujours dire ce que l'on pense ; il faut toujours penser ce que l'on dit'… J'ai dû me faire un plaisir de vous traiter de tous les noms… »
Avril serra les dents.
« Je suis habituée à votre goujaterie… »
« Un jour prochain, je vous citerai Tristan Bernard… »
« Je m'en fiche, Laurence… Vous devriez dormir maintenant. »
Elle se leva et il ferma les yeux, coopératif. Quelques minutes plus tard, la régularité de sa respiration trahit son assoupissement.
Alice en profita pour l'observer. Son visage pâle était à présent détendu. Avec ses traits fins et réguliers, sa fossette au menton, sa mâchoire carrée, elle dut admettre qu'il était plutôt séduisant. Si ce n'était sa froideur, sa misogynie pathologique et ce sale caractère qui gâchaient tout…
Elle s'éclaircit la gorge en se traitant mentalement d'imbécile et fit taire immédiatement la petite voix lancinante qui l'entraînait vers des sables mouvants. Cela ne mènerait à rien. Elle vivait tout simplement une situation surréaliste avec un homme qu'au fond, elle détestait, et pire, qui la détestait. Je ne l'aime pas, je ne l'aime pas, je ne l'aime pas… se répéta t elle comme une litanie.
« Je suis complètement siphonnée… » Prononça t elle finalement à voix basse.
Elle se frotta les yeux et bailla. Après s'être assuré une dernière fois qu'il dormait, elle quitta la chambre et se rendormit sur le canapé.
oooOOOooo
Quand Avril ouvrit les yeux, elle se demanda d'abord où elle se trouvait puis les souvenirs de la veille lui revinrent. Avec une soudaine montée d'angoisse, elle tourna la tête et consulta l'heure en se maudissant. Dans un quart d'heure, elle avait rendez-vous avec Jourdeuil. Tout juste le temps d'arriver au journal. Elle se leva, prit ses affaires et s'apprêta à faire une sortie discrète quand la voix de Laurence l'arrêta devant la porte d'entrée.
« Vous avez décidé de vous enfuir en douce, Avril ? »
La rouquine se retourna, prête à le saluer, quand elle sentit sa mâchoire tomber au sol avec un bruit d'enclume... Il portait un peignoir largement ouvert sur son torse d'où perlaient des gouttes d'eau qui traçaient un chemin coquin sur sa peau. Les cheveux en pagaille, il était sorti précipitamment de la douche et respirait la sensualité à l'état brute. La bouche soudain sèche, Avril déglutit et s'humecta les lèvres.
« Non, je… j'ai rendez-vous. Je… reviendrai plus tard… »
Il s'était avancé vers elle tranquillement, tout en la dévisageant.
« Vous allez mieux ? » Demanda t-elle en s'éclaircissant la gorge et en forçant ses yeux à se poser ailleurs que sur ce maudit torse juste à leur niveau.
« Ça devrait aller jusqu'à la prochaine fois. »
Elle recula quand il s'approcha d'elle. Le mouvement n'échappa pas à Laurence.
« Auriez-vous peur que je vous contamine, Avril ? »
« Non, c'est pas ça, mais il faut vraiment que j'y aille. »
Il pencha la tête sur le côté et la considéra un instant, puis un sourire entendu s'élargit sur son visage.
« J'ai trouvé un moyen de vous faire fuir… Si j'avais su, j'en aurai usé plus tôt pour me débarrasser de vous… »
Avril se sentit soudain vulnérable et masqua son trouble sous un visage imperturbable.
« Vous pouvez toujours vous amuser à mes dépens, Laurence. Je sais que vous êtes incapable du moindre sentiment sincère à mon égard et que vous jouez avec mes nerfs… »
Il y eut un long silence où ils se dévisagèrent intensément.
« Filez, vous allez être en retard… » Se contenta t-il de dire avec en la regardant droit dans les yeux.
Avril ne se le fit pas dire deux fois et tourna les talons. La porte se referma derrière elle alors qu'elle se rendait compte qu'il venait de se produire quelque chose dont elle ne mesurait pas entièrement les conséquences. Comme elle n'avait pas le temps d'y penser, elle prit une profonde inspiration et fila sans tarder au journal.
A suivre…
