Ceci est un recueil. Le recueil des pensées d'une jeune femme, la compilation de ses histoires, le kaléidoscope des petits fragments de sa vie sur Skipiéa.

Un recueil qui parle de Conis.

Chaque chapitre aura pour sujet un des thèmes issus de tables de prompts de la communauté livejournal pompom power, avec l'aimable autorisation de benebu, et sera écrit dans le cadre du topic Wanted du Forum de tous les Périls.

Thème du Chapitre 1 : "Mon défouloir" proposé par Aurore Heart.

Bonne lecture.


FRAGMENTS DES LIMBES

Chapitre 1


Autour de moi, l'agitation de Lovely Street dessine un brouillard coloré de sons et d'odeurs. Un sourire se promène sur mes lèvres, réponse silencieuse à celui des passants. La bonté et la joie défigurent leur visage, saturent l'air vespéral et me font accélérer l'allure.

Je réajuste la sangle de ma harpe qui glisse sur la courbe de mon épaule au rythme de mes enjambées de plus en plus pressées. La blondeur de mes tresses frappe mon dos, rebondit sur les cordes de mon instrument. Les muscles faciaux me font mal. À force de sourire, à force de me retenir de pleurer.

Mes pas me conduisent devant un large bâtiment de plain-pied. De grandes lettres noires peignent l'enseigne ISILANZO sur la devanture nacrée de nuages. Je ne m'attarde pas davantage à l'extérieur et pénètre dans le hall principal. Aussitôt la porte refermée, le silence m'englobe de sa fraîcheur. Un soupir brûlant quitte mes lèvres, mon cœur soulagé de retrouver le calme et l'ambiance feutrée de ce lieu béni.

À regret, j'accepte de briser ce silence salvateur : le bruit infâme de mes sandales retentit contre le tapis rose tandis que je m'avance vers le bureau d'accueil. La douce teinte du sol offre un magnifique contraste avec l'encre des murs. Un curieux sentiment d'apaisement caresse mes membres blancs et c'est presque un vrai sourire que j'adresse à la femme derrière son comptoir.

— Nombril, Madame.

— Mademoiselle Conis ! Nombril ! Comment allez-vous ?

Une commissure de ma bouche se plisse. Mes yeux restent infiniment doux.

— Aussi bien que l'on puisse se porter en venant ici.

— Oh je suis confuse ! Veuillez pardonner l'absurdité de ma question, dit-elle en s'inclinant.

Je balaie ses excuses d'un lent clignement d'yeux.

— Puis-je avoir une clé ?

— Bien sûr ! Tenez, voici la 26. Bon courage.

— Je vous remercie.

Je m'empare de la petite clé dorée, courbe la nuque pour saluer et me retire le plus discrètement possible. Laissant mes jambes parcourir le couloir, je porte à hauteur du buste la clé qu'on vient de me remettre. Une étiquette barrée d'un chiffre calligraphié se balance à l'anneau, les bords du panneton sont émoussés, la tige éraflée. Je serre le poing, imprégnant ma peau du métal forgé et de l'empreinte de tous ceux qui l'ont utilisé avant moi.

Une porte en fer, elle aussi ornée d'un numéro, attend patiemment ma visite. J'insère la clé et ouvre le battant, profitant comme il se doit de l'absence de grincement. Je ne prends pas la peine de regarder ce qu'il se trouve à l'intérieur de la pièce. Je le sais déjà. Ce n'est pas la première fois que je viens et les salles sont toutes les mêmes ici.

Comme à chaque fois, j'effectue les mêmes gestes, presque effrayée de constater à quel point cela est devenu naturel pour moi.

Je me débarrasse de ma harpe et de ma robe et les dépose cérémonieusement dans le petit placard prévu à cet effet. Je me baisse afin de retirer mes sandales. Mes tresses cognent contre mes seins quand je me redresse. Avec minutie, je détache les deux élastiques qui les retiennent et défait une à une les torsades. Les cheveux tombent tout autour de mon torse, devant, derrière, sur les côtés, sans logique, sans artifice.

Délicatement, je m'empare des gants rembourrés et les enfile avec précaution.

Finalement, je me retourne pour faire face au grand sac de cuir rempli de nuages qui pend du plafond, comme un pendu se balance au bout de sa corde. Un frisson familier me parcourt l'échine. Les murs noirs me dévisagent. Le sol m'attire vers le milieu de la pièce.

Je porte un premier coup qui échoue mollement sur le cuir ; le sac bouge à peine. Je frappe deux ou trois autres fois, mes coups sont faibles, le sac tremblote, les sanglots remontent le long de ma gorge. Un autre coup et les larmes jaillissent en même temps qu'un cri fuse de ma bouche.

Le soulagement est presque aussi intense que les sentiments qui s'entrechoquent dans ma poitrine. Enfin ! Enfin, je laisse couler tout ce qui pourrissait dans mes entrailles ! J'expulse la haine et les ressentiments ; j'élimine les tares et les défauts ; je chasse la tension et les tracas.

Dans ce bâtiment, dans cette salle, je m'échappe enfin de la politique de l'île.

Sur Skipiéa, les habitants sont tenus de faire preuve d'une vertu et d'une sainteté sans faille. La peur d'être jugé par Dieu nous a affaiblis, rendus craintifs de tout ce qui pourrait lui déplaire. Les péchés moraux sont tout autant réprouvés que les crimes matériels. Aucun sacrilège de ce genre n'est toléré et nous nous enfermons tous derrière une apparence de pureté. Les colères et les désirs coupables sont refoulés jusqu'au fin fond de notre âme, de sorte à ce que nous ne laissions jamais rien transparaître. Et pendant ce temps, notre âme noircit, accumule les tourments, se gonfle de vices.

C'est dans ce type d'endroit que nous relâchons tout cela.

On se laisse aller à la violence pour laver notre âme, la débarrasser de sa crasse.

En frappant, j'évacue ma haine.

Cette haine que je nourris à l'égard de ce nouveau Dieu abject qui nous fait vivre dans la peur de son jugement. Cette haine que je dirige vers ceux qui ne partagent pas ma vision du monde et veulent m'imposer la leur.

En transpirant, j'évacue mes péchés.

La vanité et l'orgueil coulent le long de mes tempes. La luxure et l'impureté vers lesquelles tend mon jeune âge suintent de ma peau. Les gouttes de sueur dévalent mon dos, la paresse chute au creux de mes reins. Je rejette la gourmandise et l'envie par tous les pores de ma peau. Je libère l'avarice dans la moiteur de mes gants.

En pleurant, j'évacue ma honte.

Dans mes larmes se trouve la honte. Celle qui m'étreint quand je sens ma nature mauvaise se manifester. La vilenie de ma personne me culpabilise presque autant que les péchés que je cache à la face du monde mais que mon âme ne peut ignorer. La honte brûle mes yeux et secoue ma poitrine. Pourquoi ne suis-je pas bonne ? Pourquoi ne suis-je pas l'Ange que tout le monde s'imagine ? Pourquoi ma bonté naturelle est-elle alourdie par toutes ces choses sordides que je dissimule ?

J'imagine dans les plis de ce sac toute la laideur de mes vices et les frappe sans relâche. Je ne prends ni la peine ni le temps d'essuyer les larmes et la transpiration qui font luire ma peau. Des filaments blonds fouettent mon visage au rythme des balancements de mon corps, se collent à mes joues et à mon cou, s'engluent de substances sales et coupables.

Je finis bien par m'arrêter, à bout de souffle. Je me retiens, de mon front et de mes mains, au sac de nuages. Mon souffle erratique et mes sanglots remplissent l'air pollué de la salle.

Fermant les yeux, je m'imagine tous ceux qui, comme moi, sont venus occuper ce lieu. Une sorte de sourire perfore le voile humide de mes pleurs. Je me les représente étrangement bien, ces hommes et ces femmes venus expier leurs crimes moraux.

Le sol est imprégné de vices, là où s'échouent les larmes et la sueur. Les murs retiennent les non-dits, ce qui doit rester cacher. Muraille de nuages noirs, orage isolant de l'extérieur.

Je me détache du cuir râpeux et retourne vers le petit placard.

J'enlève mes gants, essuie d'une serviette éponge toute trace d'affliction, attache mes cheveux en tresses excessivement serrées. Je revêts ma robe en même temps que ma pureté. Mon apparence angélique refait surface lorsque mes épaules ploient sous la harpe.

La main posée sur la poignée, je lance un dernier coup d'œil à la petite pièce très épurée. Dommage que je ne puisse pas remercier ces quatre murs et ce grand sac. Je sors silencieusement et referme la porte derrière moi. La clé tourne dans la serrure. Le clic caractéristique fait écho à un autre. À côté de moi, deux portes plus loin, un jeune homme ouvre une autre salle.

Nos regards s'accrochent quelques secondes et nos joues rougissent à l'unisson. Je salue d'un bref hochement de tête et me précipite vers la sortie. En croisant la dame d'accueil, je me contente d'un simple geste de la main.

Enfin dehors !

La nuit est tombée. Des carrés de lumière se découpent sur la façade des maisons et des commerces. Les passants se font rares. L'air est doux, traînant paresseusement quelques parfums suaves. J'en emplis mes poumons et l'oxygène fait éclore un sourire sur mes lèvres. Un vrai sourire. Je redécouvre la merveilleuse impression de me sentir propre et nette, d'être dans la meilleure version de moi-même.

Je ne suis pas un ange mais une femme. Une femme qui a appris à cacher ses mauvais penchants pour ne laisser voir que ce qu'il y avait de bon en elle. Comme chacun d'entre nous sur cette île. Peut-être est-ce bien, peut-être pas. Peu importe. Le plus important est de ne pas subir le jugement divin.

Ener. Quand cesseras-tu de nous tourmenter ?


Si ça vaut le coup de continuer, dites-le-moi. Si je suis en train de détruire un personnage angélique qui ne mérite absolument pas ce que je lui fais subir et ce que je prévois de lui faire subir et que donc il faut que j'arrête le massacre TOUT DE SUITE ! ... dites-le moi aussi.