Prologue
Sasuke Uchiwa s'immobilisa, perplexe, et vérifia son chemin sur le plan qu'il avait en main. Devant lui, le long couloir qu'il suivait depuis quelques instants bifurquait. Convenait-il de prendre à droite ou bien à gauche ?
Le quartier général de la C.I.A., installé au Japon, constituait un véritable labyrinthe que Sasuke n'avait guère eu l'occasion d'explorer. Depuis près de dix ans qu'il prêtait ses talents aux services secrets américains, il n'était venu en ce lieu que trois ou quatre fois.
C'était un homme d'action qui détestait l'ambiance feutrée des bureaux. Même si cela se révélait plus dangereux, il préférait de loin le travail sur le terrain. Il aimait agir seul, et conduire à sa guise les missions qu'on lui confiait.
Une fois sa tâche accomplie, Sasuke rédigeait un rapport qu'il remettait en temps et en heure à sa hiérarchie. Puis il pensait aussitôt à sa prochaine mission. Il haïssait la paperasserie, et se souciait comme d'une guigne de connaître les parcours sinueux que suivaient ses rapports dans les méandres de la bureaucratie avant d'arriver à destination… ou de se perdre dans un tiroir.
Les temps changeaient, cependant, et il allait devoir s'adapter, même si cela lui coûtait. L'ennemi avait adopté un nouveau visage, protéiforme, qui le rendait moins facilement reconnaissable.
Sasuke soupira en remettant le plan dans sa poche. Depuis quelques mois, les missions se faisaient plus rares. Y avait-il encore place, dans un tel monde, pour un agent secret expérimenté comme lui ?
Rien n'était moins sûr.
Il prit le couloir de droite et vérifia les numéros inscrits sur les portes. À mesures qu'il approchait du but, il sentait monter en lui une certaine appréhension. Était-ce pour lui signifier un congé définitif qu'on l'avait convoqué au quartier général ?
Enfin, il aperçut le numéro qu'il cherchait et entra dans la pièce sans frapper. Une femme blonde était assise devant un ordinateur. Elle leva les yeux vers lui et sourit.
- Monsieur Uchiwa ? demanda-t-elle en se levant.
- Oui.
- Entrez, je vous en prie. M. Yoko vous attend.
Sasuke suivit la jeune femme jusqu'à une autre porte, qu'elle ouvrit, avant de s'effacer pour lui laisser le passage.
Cette deuxième pièce se révéla beaucoup plus vaste et luxueusement meublée que la première. Derrière une immense table de verre encombrée de dossiers, un petit homme corpulent, en costume et cravate stricts, trônait dans un grand fauteuil de cuir noir. Sans interrompre sa conversation téléphonique, l'homme fit un geste amical à Sasuke pour l'inviter à s'asseoir.
Sasuke connaissait Rôji Yoko, son chef, depuis de nombreuses années. Pourtant, il ne l'avait encore jamais vu à son bureau, entouré d'un tel décorum, et dans une tenue aussi conventionnelle. D'ordinaire, lorsqu'ils devaient se rencontrer, c'était Rôji qui rejoignait Sasuke, dans quelque endroit du monde où sa mission du moment l'avait conduit. Rôji lui donnait rendez-vous dans les lieux les plus insolites et, afin de passer inaperçue, il adoptait les déguisements les plus divers. Sasuke se souvenait ainsi de l'avoir aperçu en religieuse…
Aujourd'hui, toutefois, ainsi vêtu d'un costume trois-pièces, assis derrière son imposant bureau, Rôji ressemblait en tout point à un homme d'affaires.
Sasuke prit place sur le bord d'une chaise, mal à l'aise. Il se sentait toujours déplacé dans ce genre de décor officiel. C'était d'ailleurs la principale raison pour laquelle il avait décliné les offres de promotion qu'on lui avait faites à plusieurs reprises par le passé. Il n'ignorait pas qu'en montant en grade, il se verrait attribuer un bureau comme celui de Rôji Yoko.
Allait-on, de nouveau, lui proposer un poste administratif ? Plutôt démissionner !
Rôji raccrocha enfin le combiné puis il se leva et tendit chaleureusement la main à Sasuke.
- Quel plaisir de vous revoir, Sasuke ! Vous avez bien meilleure mine que lors de notre dernière rencontre.
Sasuke se leva à son tour pour serrer la main de son supérieur.
- Pas étonnant ! La dernière fois que vous m'avez vu, le chirurgien venait juste d'extraire deux balles d'une partie fondamentale de mon anatomie. Impossible de m'asseoir pendant plusieurs semaines…
- Je m'en souviens très bien. Et j'étais inquiet pour vous. Des séquelles ?
- Aucune, comme vous pouvez le constater, déclara Sasuke en se rasseyant.
- Heureux de l'entendre.
Le sourire un peu figé, Rôji dévisagea Sasuke encore un instant avant de reprendre place dans son fauteuil.
- Vous avez localisé mon bureau sans trop de difficulté, j'espère ? reprit-il.
- J'ai demandé au cerbère qui monte la garde à l'entrée de me faire un plan… et j'ai semé des petits cailloux blancs pour retrouver la sortie.
Rôji partit d'un éclat de rire bruyant.
- Vous avez vraiment l'air en forme ! Un peu plus mince et musclé, peut-être, mais c'est sûrement plus sain. Le rapport de votre dernière visite médicale paraît d'ailleurs excellent.
Sasuke leva un sourcil.
- La C.I.A. n'a-t-elle donc rien d'autre à faire, en ce moment, que d'éplucher les bilans médicaux de ses agents ? Alors, le chômage nous guette…
- En fait, avoua Rôji avec un long soupir désabusé, nous sommes très occupés depuis quelque temps.
- Dans ce cas, pourquoi cet intérêt pour mon dossier médical ? Vous me trouvez trop vieux et vous me proposez un poste dans les bureaux, c'est ça ?
Rôji hocha négativement la tête.
- Pas question de vous mettre à la retraite pour l'instant. Au contraire. Le pays a encore besoin d'agents expérimentés comme vous. Même si le contre-espionnage n'est plus ce qu'il était…
De plus en plus intrigué, Sasuke fronça les sourcils, mais jugea préférable de laisser son chef poursuivre.
- Si vous avez lu les journaux ces derniers temps, reprit Rôji, vous savez que les États-Unis livrent une guerre sans merci. Une guerre contre la drogue… L'année passée, la brigade des stupéfiants a presque triplé ses effectifs le long de la frontière entre le Texas et le Mexique afin d'enrayer le trafic. Sans grands résultats… Les sommes en jeu sont énormes, et grandes les tentations. Il est parfois difficile d'y résister…
- Que voulez-vous dire ?
- La brigade antidrogue craint que certains de ses agents soient corrompus. Moyennant une confortable indemnité, ils accepteraient de fermer les yeux sur les principales livraisons des cartels mexicains. C'est en tout cas ce que suspecte le chef de la brigade.
- Sans le moindre début de preuve…
- Non. Les arrestations continuent de s'effectuer en masse le long de la frontière, mais elles ne concernent que de petits trafiquants sans envergure. Quelques toxicomanes en mal d'argent de poche pour payer leurs doses. Rien de compromettant pour les gros bonnets. Comme Mogami Haruno, par exemple…
- Haruno ?
- Un riche homme d'affaires de Hanawa, dans le nord du Mexique. Il possède des usines dans tout le pays, métallurgie, textile, bois… Il produit un peu de tout, et l'exporte vers les États-Unis.
- Rien que de très légal, remarqua Sasuke.
- En apparence, oui, acquiesça Rôji. Il y a un an, pourtant, la brigade antidrogue a reçu un message anonyme accusant Haruno d'utiliser ses réseaux commerciaux pour se livrer au trafic de drogue. Les camions en provenance de Hanawa ont dès lors fait l'objet d'un contrôle très strict à la frontière. En vain. La brigade a alors décidé de découvrir la vérité sur ses activités. Deux agents sont entrés à son service, l'un comme cuisinier, l'autre comme jardinier. Ils envoient régulièrement leurs rapports, mais ils prétendent ne pas déceler la moindre trace d'un trafic de drogue. Pendant ce temps, les affaires d'Haruno continuent de prospérer de façon pour le moins suspecte...
À cet instant, Sasuke estima qu'on avait assez tourné autour du pot.
- Qu'attend-on de moi, au juste ?
- Le chef de la brigade antidrogue, Sakaï Noka, pense que les agents chargés de surveiller Haruno ont retourné leur veste, moyennant finance, et qu'ils préviennent par avance l'homme d'affaires des contrôles effectués à bord de ses camions. Sakaï m'a demandé de placer un homme de confiance dans l'entourage direct d'Haruno afin de démasquer le ou les traîtres. J'ai pensé à vous.
- Je vous en remercie, déclara Sasuke sur un ton légèrement ironique. Et qui prétendrai-je être, cette fois ?
- Vous-même, à peu de chose près. Vous vous présenterez comme agent de la C.I.A. en rupture de ban, désireux de se vendre comme mercenaire. Haruno connaît des problèmes de sécurité en ce moment. Nous avons au moins appris cela. Il cherche quelqu'un qui possède vos talents, et qui soit prêt à les mettre à son service. Quand vous aurez infiltré l'organisation, vous serez en mesure d'identifier le traître. Bref, vous espionnerez les espions.
Rôji referma le dossier posé devant lui sur son bureau.
- Ce faisant, bien sûr, si vous parvenez à réunir assez de charges contre Haruno pour l'épingler, personne ne s'en plaindra.
Sasuke esquissa un sourire.
- Simple mission de routine, en somme ?
Rôji sourit à son tour.
- On m'a demandé de mettre sur cette affaire mon meilleur agent. Qui d'autre mieux que vous pourrait remplir cette mission ?
- Mais Haruno va sûrement s'intéresser à mon passé ! Croyez-vous le berner si facilement ? C'est sans doute un homme intelligent, sinon, il ne se trouverait pas aujourd'hui à la tête d'un tel empire.
- J'y ai pensé. Et je vois un moyen pour rendre crédible votre… candidature spontanée auprès d'Haruno. Nous laisserons filtrer à dessein de nos bureaux que nous vous avons renvoyé pour des motifs politiques, que vous n'avez pas du tout apprécié le procédé, et que vous en voulez à mort à la C.I.A. Quoi de plus normal pour vous que de chercher alors à monnayer vos talents dans le privé ? Avec le curriculum dont vous disposez, vous trouveriez facilement un emploi dans un certains… milieux. Vous me suivez ?
- Toujours bon à savoir, par ces temps de crise.
Au lieu de répondre, Rôji ouvrit un nouveau dossier dont il commença à tourner lentement les pages. Rôji Yoko leva les yeux de son dossier pour dévisager Sasuke.
- Vous faisiez du camping au nord du Mexique, étant gosse. Et de la pêche, il me semble…
- Oui, reconnut Sasuke, la mâchoire crispée. J'avais un bon copain dont la famille venait de là-bas.
Rôji tourna une autre page du dossier.
- Satake Ukita… Vous l'appeliez Akaï, n'est-ce pas ?
Cette fois, Sasuke serra les poings.
- Vous avez l'air bien renseigné. Je suppose que vous connaissez aussi le nom de ma première fiancée ?
Avec un grand sourire, Rôji sourit et se leva pour mettre un terme à l'entretien.
- Nous pourrions l'apprendre au besoin, mais ce ne sera pas nécessaire pour cette fois…
