Nos éclipses
Chapitre 1 : Tunglmyrkvi - Eclipse Lunaire
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« La vérité est une illusion et l'illusion est une vérité. » Rémy de Gourmont
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Les avant-bras appuyés négligemment sur la bassine, Loki laissa les spasmes de son estomac en vider le contenu, répandant un mélange de bile et d'alcool sur la pierre polie. Ses ongles blanchis par la pression de ses doigts la raclèrent instinctivement sans pouvoir s'y accrocher. Il laissa son corps s'affaisser, se moquant éperdument que les pointes de ses cheveux trop longs puissent tremper dans sa vomissure. Seul comptait son sentiment de dégoût profond dont il ne comprenait pas exactement la nature, était-ce pour lui ? Était-ce pour l'autre ?
Les sensations caressantes des mains de son frère sur lui revinrent soudainement en tête. À cette pensée, une nouvelle convulsion le fit se recroqueviller sur la bassine de pierre jusqu'à ce qu'il n'ait plus rien à expulser, laissant son estomac vide et douloureux.
Il releva lentement son visage vers le large miroir de sa salle de bain en essuyant sa bouche d'un revers de main tremblant. Ses traits étaient creusés comme jamais, des cernes cerclaient ses yeux rétrécis par l'absence répétée de sommeil et ses joues creusées lui donnaient l'air malade. Il s'en moquait car il lui suffirait d'user d'une illusion pour que personne ne remarque cette nuit mouvementée.
- Te rends-tu compte de ce que tu as fait ? Fit sa propre voix à l'intonation si étrangère en écho dans sa tête comme pour lui rappeler ses péchés avec une excitation amère.
- Oui, souffla Loki alors qu'il évitait son reflet.
- Et tu as aimé…
- Peut-être, admit-il aigrement.
J'ai aimé le sentir se perdre dans mes baisers, pensa-t-il furtivement en se dévêtant complètement pour entrer dans un bain glacé.
Il ferma les yeux sous le froid mordant qui attaquait sa peau de façon délicieuse et laissa sa tête plonger entièrement sous l'eau comme s'il voulait anesthésier ses pensées en même temps que son corps. Quand le souffle lui manqua, il se redressa et frotta ses cheveux avec énergie pour les nettoyer rapidement. Il repensa malgré lui à Thor glissant ses doigts dans ses mèches sombres tandis que sa langue taquinait le creux derrière son oreille. Le geste de Loki fut suspendu par une réflexion étrange. Pourquoi portait-il ses cheveux si longs ? Depuis quand dépassaient-ils ses épaules ?
D'un geste négligent, il invoqua la plus fine lame de ses dagues et la contempla un instant avant de saisir d'une main ses cheveux. Il dut insister puissamment sur son arme inadaptée pour couper sa chevelure au-dessus de son poing fermé solidement. Puis il regarda les mèches flotter tout autour de lui dans l'eau de son bain, bougeant sa main de temps à autre pour les faire bouger en petites vagues. Il palpa ensuite le reste de sa chevelure coupée inégalement au niveau de sa nuque. C'était mieux ainsi. Il abandonnait enfin la coiffure ordinaire des asgardiens, celle qu'arborait aussi son frère. De ses doigts, il se débarrassa des vestiges d'une petite tresse qui emmêlait encore l'arrière de son crâne. Il se sentit comme libéré d'un poids imaginaire alors que sa tête reposait sur le rebord de la baignoire.
Les yeux de son frère brûlaient de désir et Loki eut du mal à réaliser que c'était pour lui. L'avidité dans son regard était aussi dérangeante qu'attirante, elle le transperçait impitoyablement de ses crocs féroces, se plantait sans retenue dans sa mémoire corrompue.
C'est de sa faute. Il ne m'a pas protégé comme il aurait dû… Mais est-ce qu'il savait au moins ? C'est mon frère, il aurait dû savoir. Et il l'aurait su s'il ne m'avait pas abandonné pour devenir le prince héritier, songea confusément Loki, la tête entre ses mains.
- Il ne sait pas, souffla plusieurs fois comme une incantation pour se rassurer. Il ne pourra jamais savoir.
Sauf si je lui dis, pensa-t-il furtivement. Ne serais-je pas satisfait qu'il sache que j'ai réussi à tromper ses yeux pour entrer dans sa chambre ? Mais pourrais-je supporter son dégout et le mien ?
- Il ne s'est rien passé, verbalisa Loki en retrouvant une position presque détendue dans son bain.
J'ai fui...
N'était-ce pas là une preuve qu'il lui restait un soupçon de conscience ? Qu'il n'était pas totalement pourri de l'intérieur ? Que la Folie n'avait pas encore gagné ?
Je n'ai rien fait de mal. Je me suis juste laissé prendre à mon propre jeu. Je pensais en énoncer les règles, mais j'ai cédé à la curiosité. Je n'ai rien imposé à Thor. J'ai juste trompé trop facilement ses sens en adoptant une apparence que je savais attrayante afin attiser son l'intérêt, se répéta Loki en boucle comme pour s'imprégner de l'idée jusqu'à ce qu'il ressente un vif soulagement.
Pourtant, il fut rapidement assailli par une pensée plus dérangeante : Pourquoi ce désir de séduire mon propre frère ?
Ce n'était pas une pulsion, ce n'était pas irréfléchi. Il n'avait pas agi sur un coup de tête malheureux. Il y avait longtemps pensé quand il voyait son frère repartir des banquets avec une femme à son bras ou quand il voyait les guerriers boire ses paroles idiotes et vaines. Qu'avait-il de plus que lui-même ne voyait pas ? Pour lui, Thor n'était qu'un tas de muscles, certes affectueux, mais bien stupide. Oui, il avait un beau physique mais il n'était pas le seul en Asgard ! Loki voulait savoir ce qui faisait de Thor le dieu le plus apprécié, le plus vénéré alors qu'il n'appréciait qu'à moitié les attraits de son frère. Il voulait voir Thor d'un œil nouveau, d'un œil objectif sous une autre identité…
Loki observa la salle avec une légère excitation. Il ne pouvait se mentir : la situation lui plaisait. Il aimait l'adrénaline venue de l'inquiétude d'être démasqué alors qu'il avait prétexté une migraine pour ne pas festoyer ce soir. A la place, sa jolie forme féminine feignait l'amusement buvait avec les hommes. Loki était malin, il ne se contenta pas de trouver son frère sous cette apparence. Déjà, il aborda Fandral dont la sensibilité aux femmes était telle que Loki se retrouva rapidement attablé avec lui et son frère. Ce dernier était plus difficile à intéresser, il fallait l'avouer. Loki avait suffisamment étudié le type de femme qu'il fréquentait pour ne pas se tromper totalement dans l'apparence, même si par défi il s'entêta à conserver beaucoup trop de lui-même dans les paroles piquantes qu'il lançait parfois.
- Tu as la langue aussi acérée que mon frère, laissa échapper Thor à un moment en souriant presque tendrement.
Loki comprit alors ce qui charmait les autres : sa façon de parler de ce qui l'entourait avec une affection toute particulière, même pour les choses les plus simples. Thor, malgré son arrogance et son assurance, montrait autre chose de plus sincère quand il cherchait à séduire. Il devenait plus naturel et à cet instant, il n'était plus un prince. Seulement un homme qui cherchait la compagnie et il émanait de lui une douceur que Loki n'avait jamais vue et que lui-même aurait été incapable de témoigner. Thor n'était pas simplement beau, il était aussi tendre et attentif, charmeur mais pas insistant. Pas une seule fois, et même quand Loki avait remarqué avec amusement ses regards intéressés, il n'avait eu de gestes déplacés.
Loki avait saisi en partie ce qui intéressait les autres chez Thor, ces choses qui lui faisaient défaut. Cependant, il poussa l'expérience plus loin même s'il savait que c'était un jeu dangereux. Il était convaincu qu'il saurait arrêter à temps, qu'il n'irait pas aussi loin avec son frère ! C'était répugnant d'y songer ! Ce fut donc sans aucune méfiance qu'il suivit Thor dans ses appartements qu'il connaissait déjà, mais dans lesquels il n'avait jamais été invité de cette façon.
Et de mémoire, Loki pouvait affirmer qu'il n'avait jamais été traité avec autant de douceur et d'attention. La façon dont Thor recouvrit ses épaules de sa large cape carmin au premier frisson le figea d'étonnement et lui fit dangereusement comprendre qu'il commençait à apprécier ce genre de geste.
Pourtant, la passion était là, bien ancrée dans ses yeux bleus brillants, dans ses mains douces mais fermes alors qu'il les glissait sur ses hanches et ses fesses afin de l'attirer à lui. Et Loki fut tellement grisé qu'il ne fut même pas embarrassé de sentir l'excitation de Thor contre lui.
Il fut presque ému de sentir sa main rugueuse se perdre dans ses cheveux et se rendit compte à quel point les contacts chaleureux et amicaux de son frère lui manquaient. Et le premier baiser échangé, que Loki ne songea même pas à refuser, fut indescriptible tant les sensations furent nouvelles, car même la façon d'embrasser de Thor était tendre, presque en contradiction avec sa carrure colossale. Puis sa bouche dévia vers la gorge de Loki avant de se caler dans le creux de son oreille, une main toujours plongée dans sa chevelure tandis que l'autre restait sur sa hanche.
Une voix en lui hurla à Loki qu'il devait partir maintenant, qu'il ne pouvait pas laisser cela arriver, qu'il ne serait pas assez fort pour le surmonter. Pourtant, ce fut Loki qui initia le baiser suivant avec une intensité nouvelle qui parut plaire au dieu de la foudre qui y répondit avec délice. Finalement, Loki s'agenouilla lentement, instinctivement, tout en laissant ses mains glisser le long du corps de son frère jusqu'à son pantalon qu'il détacha pour effleurer la virilité éveillée sous le sous-vêtement. Une nouvelle fois, les doigts de Thor se glissèrent dans ses cheveux avec une douceur qui brusquement écœura Loki.
Il songea alors que les choses seraient plus simples si Thor était un goujat, si son désir l'empêchait d'être tendre et attentif. Loki eut presque envie d'être forcé, que son frère appuie sa tête contre son entrejambe pour l'inciter à démarrer et ainsi être la victime de la brutalité du dieu. Il souhaitait pouvoir haïr Thor pour un tel geste, avoir seulement une raison valable pour le détester. Mais rien de cela n'arriva. Thor joua simplement avec ses cheveux avec une rare patience malgré des signes physiques de désir qui ne trompaient pas. Et quand il comprit son hésitation, il s'agenouilla pour cueillir ses lèvres avec un gentil sourire.
- Tu n'as pas à te forcer si tu n'en as pas envie… souffla-t-il contre sa bouche.
- J'en ai envie, répondit derechef Loki comme s'il se parlait à lui-même.
Il avait besoin d'en avoir envie, pour se prouver que rien de ce qui se passait dans cette chambre ne l'atteignait. Il était suffisamment fort pour surmonter cette incompréhension et ce chamboulement. S'il était capable d'agir ainsi avec son frère, cela signifiait qu'il avait atteint la perfection dans son art du mensonge et de la dissimulation. Alors il ne pouvait pas reculer, il devait se nier lui-même pour parvenir à ses fins. Il le devait, comme un besoin viscéral de se contraindre pour trouver une forme de paix.
Loki tapota sur la cuisse de Thor et désigna son lit du regard. Le dieu s'y assit et continua ses attentions. Le cadet s'efforça de fermer son esprit, de faire le vide pour ne pas penser à lui et oublier son frère. Pourtant, il se tendit sans se rendre compte du tremblement de ses doigts accrochés au pantalon de son partenaire. Il se sentit comme tétanisé.
Il sentit alors des mains chaudes se poser sur les siennes doucement, l'incitant à desserrer sa prise avant de le soulever par les épaules pour le redresser. Loki se laissa faire comme un pantin et se retrouva assis sur le lit à côté de son frère. Il était perdu, aucune pensée cohérente ne semblait vouloir venir jusqu'à lui. Il s'était tellement oublié que son corps trompeur, tel un costume de scène, était devenue une coquille vide sans âme.
- Je crois que tu as trop bu ce soir, lui dit gentiment Thor. Tu devrais partir et te mettre au lit.
Pourquoi n'y avait-il aucune colère dans la voix de Thor ? Loki lui-même ne se privait jamais de laisser éclater sa frustration quand une conquête se défilait au dernier moment. Pourtant, Thor se montra encore une fois doux et patient, allant même jusqu'à lui offrir un verre d'eau. Loki contempla le visage de son frère avec une incompréhension totale, comme s'il était face à un étranger, et sentit sa gorge se nouer. Il porta ses lèvres au verre pour la forme mais en réalité, son estomac commençait à se contracter douloureusement. Alors il se leva rapidement et tâcha de conserver son rôle en remerciant le prince avec la délicatesse d'une jeune femme et s'excusant de son regard le plus innocent. Et quand il vacilla après quelques pas près de la porte, Thor le tint par la taille doucement et lui caressa le visage.
- Tu as la bravoure des fous mais une fois confrontée au danger, tu deviens une enfant. N'aie pas honte de cette nuit, prends la plutôt comme une leçon.
Loki fut horrifié mais le ne montra pas. Son frère avait-il deviné que c'était lui ? Non, c'était impossible, impossible. Thor ne pouvait pas savoir. Thor ne pouvait pas savoir, n'est-ce pas ? Impossible, Thor ne pouvait pas savoir. Cette litanie désordonnée l'empêcha d'avoir toute pensée cohérente quand qu'il quitta vivement la chambre de son frère, avec le sentiment de détaler comme un lapin.
Quand Loki émergea de son souvenir, il songea à la terrible évidence : Thor savait. Ses dernières paroles semblaient lui avoir été directement adressées, pas à la jeune femme dont il avait créé l'apparence. Sinon, pourquoi sonnaient-elles comme un avertissement ? D'ailleurs, n'avait-il pas directement mentionné Loki au début de la soirée ? Mais si c'était le cas, s'il avait deviné dès le commencement, pourquoi avoir continué le jeu ?
Il voulait me tester, me blesser en espérant que le dégout me ronge cette nuit et m'affaiblisse une nouvelle fois pour justifier sa supériorité... Je croyais contrôler la situation, mais c'est Thor qui m'a manipulé dès l'instant où il a posé ses yeux sur la forme féminine qu'il savait mienne…
Maintenant persuadé de la mesquinerie de son aîné, Loki serra les poings de rage avant de les envoyer contre le mur marbré. Sans lui faire sérieusement mal, cela le calma assez pour se sortir du bain et revêtir rapidement ses vêtements de nuit. Une fois dans la chambre, il se saisit de la carafe de vin et se servit sans prêter attention au fait qu'il en mettait la moitié à côté. Ses réflexions étaient trop intenses et pourtant, il avait beau remuer tout cela dans sa tête, le sentiment de dégoût ne lui revint plus en tête. Il n'était pas le coupable : Thor aurait dû le protéger dès l'instant où il avait compris la véritable identité de sa partenaire. L'écœurement de lui-même avait alors laissé place à la haine de l'autre…
Loki fit tourner le liquide dans son verre pensivement avant d'en avaler le contenu d'un trait. Il s'installa ensuite dans son lit, laissant l'alcool détendre son esprit jusqu'à se trouver dans un état somnolant. Il n'entendit pas la porte de sa chambre s'ouvrir et sentit à peine son matelas bouger sous le poids d'un autre corps que le sien…
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Loki étouffait. Il eut beau tenter de se dégager, il sentit toujours l'étau des bras puissamment enroulés autour de lui, l'empêchant tout mouvement. Finalement, il lança son pied contre la jambe intruse dans son lit ce qui provoqua un grondement bien masculin en plein dans son oreille.
- Tu fais quoi ? s'emporta Loki, bien réveillé maintenant que les effets de l'alcool s'étaient dissipés.
Pour toute réponse, Thor marmonna mais Loki ne lui laissa pas le loisir de se rendormir.
- Retourne dans ton propre lit, siffla le brun en quittant lui-même la couche pour se rendre dans la salle de bain.
- Loki, appela Thor, la voix pâteuse mais déterminée.
Il se redressa ensuite, son regard alerte balayant le chaos de la chambre. A l'exception d'une bibliothèque bien ordonnée prenant un mur entier, le reste de la pièce semblait négligé. Une chaise était tirée loin du bureau, plusieurs verres tâchés de vin séché jonchaient le sol à côté des carafes vides, des vêtements étaient éparpillés sur les meubles...
- Je sais que tu n'aimes pas que les serviteurs touchent tes affaires mais si tu n'es pas capable de garder ta chambre propre tu devrais sérieusement songer à revoir tes exigences, sermonna Thor quand il marcha sur du verre brisé.
- Va-t'en ! ordonna fermement Loki depuis la salle de bain.
Thor se figea un instant. Depuis quand ce fossé s'était-il creusé entre eux ? Thor se souvenait bien que récemment encore, Loki tolérait sa présence quand il était trop saoul pour rejoindre sa propre chambre, plus loin dans le palais. Il ne s'offusquait pas non plus lorsqu'il se collait à lui dans son sommeil et se moquait même gentiment de son affection nocturne en le traitant d'enfant quand il abandonnait l'idée d'un sommeil solitaire.
Mais cette nuit, il y avait en Loki une violence qu'il ne lui connaissait pas, quelque chose de presque instinctive, comme si sa présence était aussi insoutenable que le feu sur sa peau. Thor savait que son frère était un homme compliqué, qu'il ne pouvait comprendre ses humeurs ou le pourquoi de ses colères. Mais jamais encore il ne l'avait fui ainsi, jamais il n'avait semblé avoir peur de lui.
Ce n'était pas dans la personnalité de Thor de capituler sans avoir les réponses à ses questions. Pourtant, il n'était pas sûr que l'obstination qui le valorisait dans les combats aurait une quelconque utilité avec son frère. Mais cela ne l'empêcha pas de se diriger vers la salle de bain et y découvrir un chaos similaire au reste de la chambre. Il retint un juron en voyant l'eau du bain où flottaient encore les cheveux fraichement coupés de Loki et constata que son frère nettoyait sommairement le lavabo où subsistaient encore quelques des traces d'alcool régurgité.
- Tu ne sais même pas prendre soin de toi-même, reprocha gentiment Thor en saisissant une mèche irrégulière dans la nouvelle coupe de cheveux de son frère.
Il sentit Loki se tendre sans se dégager pourtant. Son visage était penché vers l'avant et Thor se demanda un instant s'il allait être de nouveau malade. Mais non, il resta juste immobile comme si cette inertie allait faire renoncer Thor. Ce dernier tira légèrement sur les cheveux pour l'inciter à redresser la tête et ainsi pouvoir juger de l'étendue des dégâts.
- Tu aurais dû me demander, dit-il en attrapant le rasoir de son frère posé un peu plus loin.
D'un geste précis, il effila les mèches inégales jusqu'à un résultat correct arrivant au milieu de la nuque.
- Très bon choix de coiffure, flatta Thor en ébouriffant ses cheveux courts tout en observant le reflet de son cadet dans le miroir.
Le regard glacial dont le gratifia Loki lui provoqua un léger mouvement de recul mais il se reprit rapidement.
- Tu n'étais pas migraineux ce soir, n'est-ce pas ? demanda-t-il même s'il connaissait déjà la réponse.
- Ne fais pas comme si tu ne savais pas, lâcha froidement le cadet en scrutant les yeux de Thor dans le miroir.
- Savoir quoi ? fit le blond en fronçant les sourcils.
Il ne sait pas, constata Loki en voyant le regard franc de son aîné se troubler d'une incompréhension sincère.
- Laisse tomber, fit-il en secouant la tête.
- Pas cette fois, contredit Thor. J'ai trop de fois laissé tomber parce que tu me le demandais, mais pas ce soir, pas quand je constate que ma présence te contrarie. Je veux savoir ce que j'ai fait pour mériter une telle froideur de ta part.
- Si tu savais, ricana Loki sans joie.
- Dis-moi, ordonna le dieu du tonnerre en ponctuant ses paroles par une pression dans le dos de Loki.
- Je ne peux pas, c'est là, dans ma tête, fit le brun en tapotant vaguement son index sur sa tempe sans une seule fois tourner son visage vers Thor. Tu ne m'as rien fait mais c'est pourtant de ta faute.
Thor attrapa la main de Loki pour observer ses ongles rongés à sang et fit pareil avec la seconde. Une soudaine vague de colère empara le dieu alors il forçait son frère à lui faire face.
- Mon existence te fait si mal que ça ?
Loki croisa le regard blessé de son frère et pourtant, cela ne lui fit aucune peine. Au contraire, il se sentit presque apaisé d'avoir atteint le dieu par ses mots. Pourtant, sa réponse murmurée fut en contradiction avec ses pensées alors qu'il se repositionna face à son miroir :
- Non, c'est la mienne, dans l'ombre de la tienne, qui me blesse…
Thor ne sut quoi répondre. Il n'eut pas assez d'esprit pour trouver les mots justes et fit la seule chose dont il était capable : passer un bras réconfortant autour des épaules de son frère avant de regarder leurs reflets dans la glace.
- On se ressemble si peu, dit Loki avec une pointe d'amusement dans la voix.
Thor se demanda si son frère était lunatique au point de changer aussi vite d'humeur ou s'il faisait juste semblant pour éviter un sujet brulant.
- Cheveux d'or, regard azur, poursuivit Loki, laissant sa main toucher vaguement le visage de Thor derrière lui. Comme nos parents. Mais que m'ont-ils donné à moi ?
- Les cheveux bruns de notre oncle Vili et les yeux verts de notre cousine Snotra, répliqua Thor en songeant brièvement à leurs lointaines discussions d'enfants sur le sujet.
- Comment pouvons-nous être frères avec autant de différences ? Tu as les traits droits et réguliers des guerriers mais la beauté de notre mère, insista Loki en frôlant de ses doigts la légère barbe de son frère.
- C'est vrai que ton physique est plus…
- Si tu dis délicat je te tue, prévint le cadet.
- Noble. Ton physique est plus noble que le mien, rectifia le dieu dans un sourire. Tu es plus fin que moi mais absolument pas délicat, et ceux qui te disent le contraire sont stupides de vouloir nier ta virilité pour cette raison.
- Tu le fais parfois, nier ma virilité, rappela sèchement Loki.
- Parce que je n'ai pas hérité du vif esprit de notre mère, dit-il sans aucune gêne à l'idée d'admettre cela.
- N'utilise pas ta stupidité comme excuse à tous ces rires moqueurs et ces paroles blessantes que je t'ai inspirées ce matin encore, lâcha le cadet. Quand te battras-tu comme un homme, Loki ? imita-t-il ensuite. Tu pourrais au moins avoir la décence d'assumer ce que tu penses à mon propos.
- C'est tout à fait toi : déformer les paroles des autres seulement pour justifier ta colère, soupira Thor. Mais quand je te dis de te battre comme un homme, je n'insinue pas que tu le fais comme une femme, mais comme un sorcier. Et tu le sais ! Mais la prochaine fois, pour ne pas heurter ta virilité, je te dirais de cesser de te battre comme un sorcier, puisque les mots sont si importants pour toi !
- Je ne savais pas que tu étais capable de mentir, mon frère. Mais je dois admettre que tu t'améliores : je t'ai presque cru, railla Loki en mettant délibérément une distance physique entre Thor et lui.
- Pourquoi faut-il toujours que tu dramatises tout ! Quand tu me dis que je suis stupide je n'en fais pas une montagne ! s'agaça l'aîné.
- Parce que c'est la vérité, cingla Loki.
- Non, c'est seulement ta vérité, celle que tu inventes pour te sentir mieux, gronda l'aîné en frappant un poing sur le marbre du lavabo. Mais entre nous, tu sais très bien que je ne suis pas débile même si je n'éprouve aucun intérêt pour les livres ou les études. Et ça te rend malade, parce que tu aimerais avoir au moins un domaine dans lequel tu me surpasserais complètement mais ce n'est pas le cas. Ta capacité de réflexion n'est pas supérieure à la mienne seulement tu t'en vantes et l'exploites comme moi j'ai choisi de le faire avec mes capacités de guerrier. Tu as décidé tout seul d'instaurer une rivalité entre nous quand nous étions enfants et maintenant que tout le monde la cultive, tu ne la supportes plus car tu restes perdant face à moi !
- Ferme-la, Thor, siffla Loki en tentant de se frayer un chemin pour quitter la salle d'eau.
- Ne fuis pas devant la dureté de ma vérité, ordonna Thor en empoignant les épaules de Loki pour croiser le regard vert qui ne montrait plus rien d'autre qu'une haine presque animale.
Il n'y avait aucune douceur dans les gestes de Thor et durant une fraction de seconde, Loki se souvint de l'étreinte affectueuse qu'il avait reçue sous sa forme féminine. Il se demanda alors pourquoi il n'inspirait que la violence et le rejet autour de lui… Pourquoi il n'avait plus le droit à la douceur de son frère ?
Thor nota le regard soudainement horrifié de Loki face à lui alors qu'il dégageait ses épaules en reculant contre le lavabo. L'aîné se demanda ce qui traversait l'esprit de son cadet pour qu'il soit agité par de tels tremblements d'angoisse.
- Qu'as-tu fait, Loki ? demanda Thor avec un mauvais pressentiment avant de croiser son regard troublé.
Loki resta silencieux et secoua la tête. Thor le sentait partagé entre le besoin de parler et la nécessité de se taire. Il avait rarement vu son frère aussi perturbé et pourtant, ce regard perdu qu'il voyait pour la première fois chez Loki lui parut familier. Trop familier… Puis comme dans un flash, il revit la femme du banquet et ses yeux bruns terrifiés dans la même expression.
Alors il comprit. L'échange de ce simple regard agit comme unique vérité, sans qu'aucun mot ne puisse décrire l'horreur que la révélation inspira à Thor.
- Tu me détestes tant, constata-t-il si choqué qu'il dut prendre appui sur l'encadrement de la porte pour rester stable. S'il te plait Loki, dis-moi que je me trompe et que cette femme que j'ai amenée dans ma chambre n'était pas toi.
- Je peux te mentir si ça t'apaise, répondit faiblement Loki les yeux tournés vers l'eau du bain.
Loki sembla anesthésié, comme s'il s'était volontairement détaché de lui-même pour adopter cette attitude calme malgré son regard fuyant.
- Pourquoi as-tu fait ça ?
- Me croiras-tu si je te dis que je n'avais aucunement l'intention de te nuire ce soir ? si je te dis que ce n'était qu'un moyen de répondre à mes interrogations ?
- Quelles interrogations ? demanda Thor, la voix tremblante d'une colère froide.
- Que voient-ils en toi que je n'arrive à voir ?
- Et jusqu'où étais-tu prêt à aller pour le savoir ?
- Je l'ignore, sans doute jusqu'au bout si je n'avais pas été aussi faible, soupira Loki en secouant la tête.
- Faible ? Pourquoi ne dis-tu pas quelque chose de logique pour une fois ? s'exclama l'aîné. Que ce qui t'a freiné c'est que je suis ton frère et que tu n'éprouves donc aucune attirance pour moi !
- Parce que c'est faux. Du moins, ce n'est pas cette raison qui m'a fait fuir, rectifia Loki. Mes tromperies ont un prix que j'ai toujours accepté sans hésitation jusqu'ici.
Thor lâcha un soupir. Malgré sa colère, il ne put s'empêcher d'avoir pitié pour son frère, torturé au point d'inventer des stratagèmes aussi bas qui ne le laissaient jamais indemne. Il comprit donc qu'il n'était sûrement pas le premier à subir ce genre de duperie et se demanda combien de fois Loki s'était ainsi torturé…
- Pourquoi en être arrivé à cette extrémité ? Pourquoi ne pas avoir questionné autour de toi ? chercha à savoir l'aîné.
- Crois-tu vraiment que je ne l'ai pas fait avant d'envisager une chose pareille ?
- Je n'en sais rien Loki ! Mais de toutes tes tromperies, celle-ci est la plus blessante ! fit le dieu du tonnerre avant de quitter la salle de bain car il n'eut plus la force d'essayer de comprendre les contradictions de son frère.
Loki entendit quelques éclats de verre sur le sol, laissant imaginer Thor renversant du pied les carafes d'alcool vides. Pourquoi ne partait-il pas ? Pourquoi ne s'était-il pas emporté plus que cela ? Pourquoi ne le frappait-il pas en lui hurlant à quel point il était horrible ? Loki eut une impression bizarre quand il entendit un unique râle de colère et de frustration. Alors il sentit qu'il lui devait au moins la vérité, même si elle était dérangeante et encore difficile à encaisser, même si cela rompait définitivement les fragiles liens fraternels qui les unissaient encore.
- Dans mon plan initial, tu ne découvrais jamais la vérité, avoua Loki en entrant dans la chambre et observant son frère assis par terre contre le lit. Je conversais avec toi en tant que femme, je trouvais la réponse à mes interrogations et rien d'autre. Seulement, j'ai été trop curieux…
- Curieux ? siffla Thor en levant son visage vers Loki alors que celui-ci s'était assis à côté de lui.
- Non, c'est faux, fut forcé d'admettre le brun. Mais ne te méprends pas si je te dis que j'ai été charmé. Pas par mon frère, qui n'est pas ainsi avec moi, mais par l'homme attentionné que j'ai découvert. J'imaginais trouver en toi quelque chose de détestable mais…
- Tu veux me détester, comprit Thor. Tu espérais que je sois désagréable ou pire encore pour avoir une excuse suffisante à ta haine déjà présente…
- Non, initialement, je voulais comprendre pourquoi tu étais si aimé de tous alors que moi… J'admets qu'il aurait été plus facile pour moi de découvrir une mauvaise facette de toi, fit Loki. Pourtant, ce ne fut pas le cas et il ne s'est rien passé !
- Tu veux que j'oublie et que je passe à autre chose ? Ce n'est pas aussi facile, répliqua sèchement Thor.
- Bien sûr que si. Arrête un peu de vouloir porter la culpabilité qui est censée être mienne. Même si je ne te ferai pas l'affront d'affirmer que je regrette, s'agaça Loki.
- Parce que tu crois que moi je regrette ? Le souci, c'est que d'une certaine façon je n'y arrive pas. Tu ne m'as pas seulement trompé, Loki. Tu m'as blessé car j'ai cru pendant un instant avoir enfin trouvé une personne qui m'apprécie pour ce que je suis, pas pour le prince ou le guerrier. J'ai cru voir dans ses yeux un vif intérêt pour ma personne, j'ai cru entendre dans son rire la joie simple d'être en ma compagnie. Pourquoi crois-tu que je ne me suis aucunement montré insistant ? Je ne suis pas meilleur que les autres hommes, j'étais seulement intéressé et avait bon espoir de revoir cette femme et de rompre ma princière solitude. Mais tout cela n'était que mensonge, un vil mensonge créé pour répondre à tes stupides questions existentielles et nourrir ta haine. Je ne sais plus quoi te dire Loki. Je suis juste désolé que tu me détestes autant, désolé de…, fit Thor avant que sa voix se coince un instant dans un sanglot qu'il réprima pour afficher un visage plus sombre, sa tristesse se muant progressivement en colère. Es-tu satisfait d'entendre cela ? Tu as gagné. Tu entends cela, Loki ? Tu as gagné ! Va-y cours ! Va réveiller le palais, Asgard tout entier en racontant ton exploit ! Le jour où tu as trompé et séduit le grand et valeureux Thor Odison grâce à ta magie ! Alors Loki ? Je ne t'entends pas crier ta victoire ! te sens-tu coupable de l'avoir obtenue avec tant de lâcheté ?
- Tu connais maintenant la douleur d'être bercé par de fausses illusions. Sauf que les tiennes n'ont duré qu'une soirée. Que crois-tu que j'ai ressenti lorsque Père a annoncé que tu hériterais du trône après des années à nous faire miroiter une égalité feinte ? des années à me faire croire que j'étais autant aimé que toi ? commenta Loki de façon neutre même face à la véhémence des paroles de Thor. Cela fait mal, n'est-ce pas ? de se croire accepté pour ce que nous sommes et finalement se rendre compte qu'on se joue de nous. Tu es aveugle, car c'est ce que nous vivons tous les jours en tant que princes d'Asgard : les gens feignent le respect parce que nous sommes puissants mais une fois le dos tourné, ils nous descendent plus bas que terre. Tu as beau être plus estimé que moi, les gens parleront toujours, ils chercheront la faille à élargir pour se rassurer eux-mêmes dans leur vie misérable. C'est ce que moi-même je t'ai fait sans savoir que tel était mon désir. Et alors que je devrais être satisfait en te voyant aussi lucide que moi sur la réalité des mensonges avec lesquels on nous abreuve, je ne ressens qu'amertume et colère…
- Ce n'est pas parce que Père ne te donne pas le trône que tu es victime d'une machination, Loki ! fit Thor malgré la certitude qu'il ne devrait pas alimenter une telle discussion.
- Ce n'est pas ce que j'insinue, se refrogna le plus jeune. Ce que j'essaie de te dire, c'est qu'en réalité, dès l'instant où tu crois en quelque chose qui te rend heureux, c'est pour ensuite te rendre compte que ce n'est que mensonge.
- Tu essaies encore de m'embrouiller l'esprit avec tes théories douteuses, remarqua Thor en serrant les poings. Tes blessures et tes désillusions n'expliquent pas pourquoi tu te venges ainsi sur moi. Je ne crois pas faire partie de ces gens qui t'ont menti ou blessé.
- Oh si, plus que quiconque, répliqua Loki dans un rire sans joie. Mais je suppose que tu ne te souviens plus de tes promesses. Je serai toujours de ton côté, Loki. Le trône ne nous séparera jamais, Loki. Tu es mon frère, mais aussi mon meilleur ami, Loki. Cela ne te rappelle rien ?
- De simples promesses d'enfants, lâcha Thor avec lassitude.
- Les seules auxquelles je croyais fermement, s'emporta le cadet. Tu n'imagines même pas à quel point je t'aimais, à quel point j'étais heureux à tes côtés, mais aussi à quel point j'ai souffert quand tu as décidé que je serai ton rival, moi qui souhaitais seulement être ton frère.
- Tu es un menteur Loki. Tu t'inventes des souffrances pour justifier ta cruauté et je suis fatigué de toujours faire les frais de tes vilénies !
- Ai-je inventé le jour où au lieu de me soutenir face à ceux qui insinuaient que j'étais un ergi (1), tu n'as pu t'empêcher de sourire ? ai-je inventé le jour où tu t'es attribué tout le mérite de la victoire de Nornheim alors que nous savons très bien que la stratégie venait de moi ? ai-je inventé le jour où tu as fait tienne cette fille qui me plaisait en me lançant un dommage Loki, la prochaine fois peut-être ? ai-je inventé le jour où tu m'as dit grandis un peu Loki, je ne serai pas toujours là à tes côtés ? Mais tu as raison Thor, je ne suis qu'un menteur qui s'invente des blessures imaginaires alors que la seule chose fictive est notre lien fraternel. Alors sors de ma chambre maintenant et si ça te chante, raconte ce qui s'est passé ce soir. De toute façon, tu as toujours su retourner les histoires à ton avantage, surtout lorsqu'il s'agit d'écraser les autres… Et peut-être que quelqu'un aura les tripes de me traiter assez ouvertement d'ergi pour que je puisse enfin réclamer un hólmganga (1) digne de ce nom ! Alors je t'en prie, fais-le ! s'exclama Loki avec un ton de supplication feint.
Thor ricana en prenant appui sur un bras pour se redresser.
- Pauvre Loki, toujours la victime innocente de la cruauté du monde. Loki, blanc comme neige alors qu'il subit tous les malheurs de l'univers. Pauvre, pauvre petit frère ! Peut-être faudrait-il que je m'excuse encore d'avoir été un méchant grand frère ? railla l'aîné en se dirigeant vers la porte. A partir de maintenant, laisse-moi tranquille et ne me provoque plus, sinon je finirai par te l'offrir ton hólmganga.
Thor ne laissa pas à Loki le temps de lui répondre. Il sortit de la chambre en claquant la porte, faisant vibrer le mur adjacent. Loki posa la main sur la poignée. Sa première impulsion lui intima de poursuivre Thor dans le couloir et appuyer encore sur l'enflure de la colère qui les consumait tous les deux. Mais certaines paroles blessantes de Thor, celles qui lui faisaient bien plus de peine que sa colère légitime, lui revinrent en tête et il interrompit son geste.
Tu t'inventes des souffrances pour justifier ta cruauté.
Et si ces mots lui faisaient si mal, c'est parce qu'il ne pouvait affirmer qu'ils étaient faux. Il savait que la réflexion de son frère n'était pas vide de sens, qu'il ne s'agissait pas de paroles lancées dans le seul but de faire mal. Il y avait même une forme de vérité. Avait-il aussi mal qu'il l'affirmait ? Avait-il autant souffert du lien qui se brisait entre son frère et lui ? Peut-être était-il seulement malade de jalousie et qu'il la justifiait à sa façon : par le chaos d'actions désordonnées, par des paroles acides et vaines ?
Mes peines sont-elles à la hauteur de mes actes ?
Coupable, il pouvait l'être de ses actions, mais pouvait-il l'être de son ressenti ? Loki eut soudain l'impression que sa vie entière n'était que pensées et actes incohérents. D'ailleurs, il ne parvenait même pas à garder la tête claire quand il songeait à tout cet échange nocturne avec son frère. Comment en étaient-ils arrivés jusqu'ici ? Comment la simple constatation de leur apparence physique les avait conduits à ce point de non-retour ? Quelles souffrances enfouies dans leurs deux cœurs avaient été déterrées à cause d'une simple illusion résultant d'un questionnement presque obsessionnel ?
Tu t'inventes des souffrances pour justifier ta cruauté.
Si elles sont inventées, pourquoi ai-je si mal ? Pourquoi ai-je l'impression d'avoir été amputé d'une partie de moi ? De cette partie que les autres appellent 'bonheur' ? De cette partie dont, par le passé, tu étais le seul maître, Thor.
Loki se traîna sans réelle volonté dans la salle de bain et retourna dans la baignoire encore remplie d'eau. D'un sort, il en gela la surface et respira fortement. Le froid était, d'une façon étrange, la seule chose qui parvenait à le détendre, comme s'il était à sa place dans ce cercueil de glace qui ne laissait dépasser que sa tête. Alors que d'autres auraient succombé d'hypothermie, Loki était à son aise : le froid qui engourdissait ses membres était délicieux et apaisant pour son corps.
« Des mots des autres, sache profiter. Nul n'est fidèle à la Vérité, » (2) fredonna Loki dans un état second, les paroles d'une vieille chanson revenant en tête comme un souvenir déterré…
(1) ergi et hólmganga: ergi est terme en vieux-norrois utilisé pour insulter quelqu'un en considérant qu'il n'agit pas de façon masculine, sous entendant un comportement homosexuel passif. Chez les Vikings, il s'agissait d'une insulte très grave qui pouvait donner lieu à un hólmganga, une forme de duel autorisé, visant à régler le problème. Si la personne traitée d'ergi ne provoquait pas le duel, on considérait que l'insulte était justifiée. Si l'insulté gagnait le duel, on considérait que l'accusation n'était pas fondée et l'accusateur devait régler un très lourd tribut.
Dans cette fiction, je considère que le fait que l'insulte ait seulement été insinuée et non prononcée directement pour désigner Loki empêche celui-ci de demander réparation, d'où sa colère et sa grande frustration.
(2) « Des mots des autres, sache profiter. Nul n'est fidèle à la Vérité » : extrait de Hávamál, poème mythologie faisant partie de l'Edda Poétique.