Salut tout le monde !

J'ai réussi à entamer le chapitre 6 de cette fiction, donc comme promis, je vous livre le premier chapitre aujourd'hui. Pardon pour le résumé un peu inintéressant, d'ailleurs ! Donc, on embarque dans un monde post-apocalyptiqu... Non, en fait, c'est pas ça du tout, j'ai trop l'habitude de lire des résumés qui commencent comme ça ! Donc, on se retrouve dans un monde où l'art règne en maître, et où la littérature, comme à l'époque Romantique, Surréaliste... a une place très importante auprès de la politique et de la société (oui, c'est pas la peine de me dire que BHL, Finkelkraut et Onfray sont proches de la société et de la politique, je vous ai parlé de littérature ! Non, je ne supporte pas ces pseudo-philosophes qui nous ordonnent de penser comme eux). Vous l'aurez remarqué, je vais me concentrer sur le personnage de Caleb, en tout cas pour l'instant. Mais beaucoup de perso vont s'y ajouter. Y compris des perso de GO.

Comme d'habitude, je vous ferai une aparté finale avec toutes mes références, à commencer par mon titre.

Je ferai également une aparté sur les personnages, parce que j'ai pris des modèles célèbres pour certains d'entre eux. C'est pas vital à lire, mais je préférais rendre à César (ou à quelqu'un d'autre) ce qui lui appartient.

Sur ce, bonne lecture !


Au Café des deux Chasseurs

En soirée

- Oups ! Pardon Monsieur ! Vous n'avez rien ?

- Non, vous en faites pas.

Le serveur adresse un sourire gêné à son client, après avoir brisé une tasse remplie de café sur sa table. Heureusement, le jeune homme est parvenu à esquiver la catastrophe, et donc à préserver son journal de façon admirable. Le serveur réitère ses excuses et retourne au bar pour prendre une nouvelle tasse, laissant le jeune homme seul à la terrasse, pris en otage par un soleil ensommeillé et un vent timide. Il ouvre son journal à la page 3, et commence à lire les actualités politiques, un peu rapidement. En page 7, il s'enquit du score du club de football qu'il supporte, puis s'intéresse aux pages dédiées à la culture. Pas grand-chose de neuf, en ce Mercredi matin. A croire que personne ne bosse le mardi soir, au moment du bouclage ! Le jeune homme lève les yeux et rencontre la silhouette élancée du serveur qui revient, plateau en main. Il sourit maladroitement et dépose la tasse de café sur la table, en prenant bien garde de ne rien renverser. Pour se faire pardonner de la catastrophe qu'il aurait pu provoquer, il se permet d'offrir à son client une part de tarte à la banane. Le jeune homme le remercie d'un hochement de tête.

- C'est normal, j'ai failli vous ébouillanter.

- C'est pas faux.

- Dites, ça fait trois jours que vous passez votre matinée à la terrasse, avec un journal à la main et que vous prenez des notes, tout en regardant votre montre. Qu'est-ce que vous cherchez à la capitale ?

- Vous êtes bien curieux !

- Ouais, mon patron me le reproche un peu. Ma mère, aussi.

- Vous avez quel âge ?

- Dix-huit ans. C'est mon premier boulot. C'est pour payer mes études.

- Vous faites quoi, comme études ?

- Du droit. C'est mon père qui me force. Moi, je voulais faire des études de théâtre.

- Pour devenir acteur ?

- Ouais. Je vais souvent au théâtre.

- Qu'est-ce qu'i voir, en ce moment ?

- La dernière pièce de Mark Evans. C'est de la bombe atomique ! Le kiffe que ça doit être de bosser pour lui !

- Tant que ça ?

- Ben ouais ! Il a l'air trop cool !

- Ça a l'air d'être une vraie idole, pour vous !

- Oh, je suis pas le seul ! A la fac, on est tous comme ça ! On voudrait tous lui rassembler.

- Il est si talentueux que ça ?

- Vous, vous débarquez vraiment ! Mark Evans a tout pour lui ! Il a du talent, de l'argent, du succès… Qu'est-ce que je donnerais pas pour être son élève… Mais c'est trop tard, il a déjà un petit protégé ! J'ai bien essayé d'approcher son groupe, mais c'est pas possible. On rêve tous d'être le prochain à intégrer le groupe littéraire de l'Iléveune, mais c'est super fermé ! Et puis, ils sont douze ! Mais ils sont tous tellement beaux, tellement influents, ça donne envie !

Le jeune homme sourit devant le regard rêveur et le sourire naïf de l'adolescent. Il ferme le journal et prend la tasse dans sa main gauche pour la porter à ses lèvres. Le garçon continue à lui parler de ce grand mouvement littéraire, de cet Iléveune qu'il vénère comme un groupe de rock, il lui parle de la photographie qu'il possède dans sa chambre, celle où les douze écrivains posent dans leur atelier d'écriture, leur sanctuaire de réunion. Il décrit les expressions de chacun, le sourire profond et généreux de son idole du théâtre. Entendre autant de passion dans une voix si jeune, ça revigore, ça donne du courage. Le jeune homme repose la tasse de café, mange rapidement la part de tarte. Puis il se lève, fouille dans la poche de son jean déchiré et tend au garçon un pourboire conséquent.

- La vache ! C'est pour quoi ?

- Tu m'as convaincu ! Ça faut trois jours que je erre dans la capitale, sans savoir quoi faire. Grâce à toi, je me suis décidé, et je vais aller voir la pièce de Mark Evans ce soir !

- Trop cool ! Vous aimez le théâtre, alors ?

- Pas vraiment. Mais je tiens à rencontrer cet Evans. Et je tiens à lui présenter mon C.V.

- Vous êtes acteur ?

- Non. Écrivain.

- Wahou ! J'aurais pas cru, vous avez pas le profile ! Vous voulez faire partie des douze de l'Iléveune ? J'espère que vous avez une lettre de motiv' en béton armé !

- Je crois que j'ai mes chances.

- C'est très sélectif ! Mais je vous souhaite bonne chance ! Quand vous serez connu, vous me présenterez Mark Evans ?

- Si tu veux. Tu m'indiques la direction de son théâtre ?

- Par là. Au fait, c'est quoi, votre nom ?

- Stonewall. Retiens bien, tu vas en entendre parler !


Théâtre de l'Arche Tartuffe

20 heures et des poussières

Le premier acte débute. Le rideau se lève, et une chanson stridente s'élève des coulisses, une voix de femme. La chanson est tellement fausse… mais tellement profonde ! La voix ne s'arrête pas, elle continue le discours mélodieux, a cappella, et toute la salle se sent mal à l'aise. Après moins de deux minutes travesties en éternité, une femme entre sur la scène, pieds nus, vêtue d'une robe blanche trop grande. Elle se place au centre de la scène nue. C'est la chanteuse. Elle reprend sa longue plainte. La salle s'allume, les spectateurs sont à découvert. La femme les fixe, les dévisage. Le malaise s'intensifie. Des bruits de talons viennent accompagner la voix fausse. D'autres femmes entrent, elles dansent une valse, mais sans musique. Le manège dure bien cinq minutes que les spectateurs aimeraient pouvoir écourter. Et puis, soudain, une folie. La voix se tait, un saxophone s'élève du fond de la salle, une musique jazzy se propage. Les danseuses s'arrêtent. La chanteuse a disparu. Elles quittent précipitamment la scène, rejoignent les coulisses. Des hommes les remplacent et courent sur toute la scène pour placer le décor de façon ordonnée et dansante. La lumière s'affaiblit, le bruit cesse. Un jeune homme aux cheveux châtains s'avance et commence un monologue.

La pièce dure un peu moins de deux heures. Elle s'intitule La Ficelle et le Pneu, une pièce à mi-chemin entre un vaudeville et une œuvre moderniste à réflexion sur la société. La subtilité échappe un peu à Caleb Stonewall. Il a lu quelque part que le pneu serait une représentation du monde et la ficelle, une allégorie de Dieu. Ça le laisse un peu sceptique. Le garçon qui incarne le premier rôle s'appelle Arion Sherwind. C'est le petit protégé de Mark Evans, un jeune homme de dix-sept ans révélé par l'auteur en personne. Sa candeur et sa volonté l'auraient séduit. Sa maladresse aussi, visiblement.

Caleb Stonewall n'est pas un grand amateur de théâtre. Pas à lire. Le voir, c'est autre chose. C'est un lieu de libération, de révolution et de rébellion. Les mises en scène le dérangent, le bousculent. Le théâtre est l'acte le plus vivant qui soit, il échappe à tout. Et Caleb Stonewall aime se faire surprendre, se laisser bouffer par la gêne qui fait naître un sourire sur le coin de la lèvre. C'est ça qu'il aime dans la littérature : le pouvoir du renversement, sonder des aspects que l'Homme aimerait ne pas connaître. Avant ce soir, il n'avait jamais vu une seule représentation d'une pièce de Mark Evans. Il le sait bien, on en parle comme d'un très grand auteur, un travailleur de génie, un laborieux. On le célèbre comme l'auteur qui a permis au théâtre de revenir sur le devant de la scène, de redevenir un genre actuel. C'est vrai, il a du talent, le garçon…

Le troisième acte se termine lentement. Les danseuses reviennent, pieds nus, et virevoltent tandis que trois hommes débarrassent le plateau. La lumière se rallume, mais ça ne veut pas dire que la pièce est terminée. Les danseuses partent, et la chanteuse revient. Elle dévisage longtemps les spectateurs, comme pour leur interdire d'applaudir. Elle a l'air prêt à mordre, c'en est troublant. Elle ouvre la bouche, montrant ses dents pas vraiment alignées, augmentant follement le malaise. Elle prend soudain son souffle et hurle. Trois secondes. Le rideau tombe, la salle se plonge dans le noir. Caleb Stonewall est le premier à reprendre ses esprits, il se lève et applaudit, rejoint pas toute la salle. Le rideau se lève de nouveau, et les artistes viennent saluer. Toute la salle est debout et frappe aussi fort que possible, en accompagnant le tout de sifflements d'admiration. Mark Evans entre sur scène et se baisse pour saluer, un large sourire offert à son public. Puis il part. L'ovation dure encore cinq minutes, puis on commence à évacuer la salle.

Agilement, Caleb Stonewall se faufile entre les spectateurs pour rejoindre les coulisses. Evidemment, elles sont gardées par des vigiles, le jeune auteur aillant sûrement des tas de fans en folie.

- Vous avez une invitation ?

- Non, mais je suis auteur. Vous pourriez donner ça à Mark Evans ?

Il tend une enveloppe grise au garde.

- Je suis pas son messager.

- Ça va, vous demande pas la lune ! Juste de laisser ce bout de papier dans sa loge.

- Vous feriez mieux de partir.

Alors qu'il allait insister, le second garde s'éloigne du couloir menant aux loges des artistes. Le jeune homme se retourne et voit une jeune femme brune se diriger vers lui.

- Votre neveu est encore en train de débriffer la représentation avec l'auteur.

- J'attendrai. Vous êtes un fan ? demande-t-elle à Caleb Stonewall.

- Heu… je viens de me découvrir fan, disons. J'suis auteur en fait.

- Ah, vous voulez postuler pour l'Iléveune ? C'est pas facile, il va vous falloir l'accord des douze membres. Mais je peux vous présenter Mark, si vous voulez. C'est un ami. Venez !

Presque intimidé, le jeune homme la suit. Les vigiles ne disent rien. Ils s'engouffrent dans un long couloir rougeâtre où les salles d'artistes s'accumulent et se ressemblent.

- Je m'appelle Silvia, au fait. Je suis la tante d'Arion Sherwind.

- Caleb Stonewall.

- Il est drôle, votre prénom. Mais ça vous va bien. C'est de l'hébreu, vous savez ? Ça veut dire « audacieux ».

- Ah… je savais pas.

- Je suis linguiste, c'est mon boulot de savoir ce genre de choses. Tenez, on les entend dans les coulisses !

Le jeune « audacieux » suit donc Silvia qui avance d'un pas assuré et qui franchit ce sanctuaire. Elle reste un peu en retrait, le temps que le jeune metteur en scène termine le débriffe. Caleb observe les lieux, qui sont loin d'être aussi travaillés que la salle de représentation. Cette partie du théâtre doit être récente, elle ne comporte pas de dorure ni d'ornement, pas de jolie phrase latine incrustée, pas de belle statue grecque. Rien qui ne rappelle les grands siècles d'architecture. Juste une sorte de béton gris où sont fixées des photographies en couleur des différentes représentations qui ont défilé sur les planches du Tartuffe. Le discours de Mark Evans ne l'intéresse pas vraiment, et puis, il n'y comprendrait sûrement pas grand-chose ! Il remarque juste les grands gestes du jeune homme, sa voix enjouée et son sourire. Il porte une veste et un pantalon en jean très droit, avec un T-shirt blanc imprimé d'un portrait un peu grunge de Molière. Et un éternel bandeau orange dans ses cheveux bruns décoiffées (non, réflexion faite, non coiffés). C'est comme ça qu'on le connait, qu'on le surnomme sur les plateaux-télés et dans les magazines people : l'homme au bandeau. Son talent pour les mots et l'expression corporelle, c'est secondaire !

- Tiens, Silvia !

L'interpellation réveille Caleb, perdu dans ses réflexions. Le jeune metteur en scène s'avance et embrasse la jeune femme sur la joue. Les comédiens remballent leurs affaires et partent en loge se démaquiller et se changer. Mark parle longuement du talent de son petit protégé, de la force et de l'intensité de son jeu, de la justesse de ses silences… Caleb aimerait ajouter « de la maladresse de ses gestes ».

- Au fait, je te présente Caleb Stonewall.

- Salut ! dit le metteur en scène en serrant la main de Caleb. Ton nom me dit un truc, on s'est déjà vu ?

- Non.

- Je vous laisse faire connaissance, je vais voir Arion.

Silvia s'éloigne un peu rapidement, et les deux jeunes hommes se retrouvent seuls dans cette salle vide et froide, uniquement réchauffée par le sourire de Mark.

- Alors, dis-moi tout, t'as trouvé ça comment ?

- Je suis pas un amateur de théâtre. Mais vous avez du talent, rien à redire. Je comprends qu'on vous acclame autant !

- Merci ! Et mon petit protégé, tu l'as trouvé comment ?

- Maladroit.

- Ouais, c'est ce qui me plait chez lui !

- C'est la chanteuse du début qui m'a collé des frissons, en fait.

- Ah ! C'est vrai qu'elle est géniale ! C'est une chanteuse grecque, elle pourra pas faire toutes les représentations. C'est dommage, j'aimais bien ce décalage entre l'ouverture de rideau et le premier acte… T'es un ami de Silvia, alors ?

- Non. On s''est croisés par hasard. Je suis auteur.

- Ah…

Il sourit un peu et passe une main gênée dans sa nuque. Le mouvement est terriblement attendu, presque exagéré. Il regarde Caleb droit dans ses yeux métalliques, prêt à présenter des excuses.

- Tu veux postuler ?

- Oui. Je veux être le treizième membre de l'Iléveune.

- C'est compliqué. Je peux pas prendre une décision seul… Et puis, des jeunes écrivains avec du talent, ça manque pas. On a besoin de plus que ça.

- J'ai plus que ça.

- T'as quel âge ?

- Vingt-deux ans.

- T'es pas bien vieux, t'as encore le temps !

- J'en suis pas à mon coup d'essai. Je suis venu vous voir parce que j'ai déjà été publié. Un recueil de nouvelles, ça s'appelait Fureurs à Rue. Le journal de l'Iléveune m'a accordé un article.

- Mais oui ! je me souviens ! C'est pour ça que ton nom me disait un truc !

- Alors, vous en dites quoi ?

- J'en dis que c'est pas le lieu pour discuter. T'as du temps devant toi ?

- J'ai même que ça.


Sud de la Capitale, le pont des Ennemis

¼ H plus tard

- Pourquoi tu veux rejoindre l'Iléveune ? T'as du talent, une maison d'édition en province… C'est quoi qui t'intéresse ? Le prestige ?

- Non. Le pouvoir.

- Quel pouvoir ? On est un mouvement littéraire, pas un parti politique !

- Et alors ? La société doit fonctionner avec ce mouvement. Vous avez une influence monstre, et je veux en profiter. J'ai du talent, et je le sais. J'en ai marre de proposer des textes qu'on va hacher et déstructurer parce qu'ils ne sont pas assez conformes. Avec vous, n'importe quelle maison d'édition me prendra sans retoucher mes écrits.

- Tu veux juste éviter la censure ? Tu sais que y a pas que ça. Je veux dire, t'as des privilèges à l'Iléveune, mais t'as aussi des devoirs. Tu dois participer au journal hebdomadaire, aux réunions de rédaction du manifeste, aux meetings… On est assez libres, c'est vrai, mais on fait pas non plus ce qu'on veut.

- Ok, je prends toutes les contraintes. Je veux juste être accepté.

Mark sourit en s'appuyant sur la balustrade. Il observe le fleuve calme, en bas, qui vient bercer lentement les bateaux amarrés. Le vent souffle un peu, juste assez pour soulever les jupes des imprudentes. Caleb soupire et d'adosse à la balustrade également, en regardant le ciel presque bleu.

- Ce silence, ça veut dire que vous voulez pas de moi ?!

- Eh ! Tu veux pas arrêter de me vouvoyer ? J'ai l'impression d'avoir cinquante ans !

- J'ai l'habitude de vouvoyer mes chefs.

- Ben grande nouvelle, je suis pas encore ton chef !

- « Par encore » ? Donc tu pourrais le devenir ?

- Pourquoi pas, sourit Mark. T'as du talent, de l'audace et de l'originalité. Les règles, tu t'en fiches complètement. Je crois que ça pourrait nous faire du bien, dans la bande.

- Génial !

- Eh, attends ! Je te préviens, je suis le pas le plus difficile à convaincre ! Je vois du talent presque partout. Tout le monde est pas aussi sympa que moi ! Tu connais un peu les douze membres ?

- Pas vraiment.

Mark déploie un rire franc, et Caleb arque un sourcil. Il n'ose pas lui dire, mais tous les précédents candidats qui sont venus, un beau matin, frapper à la porte de sa loge, avaient appris par cœur le nom de chacun des membres de l'Iléveune, ainsi que chaque œuvre produite pas le mouvement. Comme si l'on allait leur donner un quizz surprise pour les tester sur leurs connaissances. Que Caleb se présente en sachant peu de choses sur le mouvement prouve qu'il cherche autre chose qu'une famille, autre chose que des copains célèbres, autre chose que des entrées gratuites pour les avant-premières. Non, Caleb Stonewall est là pour un travail, pour un apprentissage. Caleb Stonewall n'est pas un tout jeune adulte qui se cherche, c'est un auteur qui peut faire des miracles si on lui en laisse la possibilité.

- Je dois me méfier de qui ?

- Je vais plutôt te dire de qui tu n'as pas à te méfier, ce sera plus rapide. Notre rédactrice en chef, tu la connais ?

- Non.

- Elle s'appelle Célia Hills. C'est la benjamine, elle fait encore des études. Tu verras, elle est toujours de bonne humeur, et elle risque de te souhaiter la bienvenue avant même que tu sois accepté. Avec Hurley aussi, ça devrait bien se passer. Hurley Kane, tu le connais, lui ?

- Oui. Il vient du Sud, non ? On raconte qu'il a écrit un seul best-seller dans sa vie, et que ça a tellement bien marché qu'il a arrêté d'écrire, parce qu'il gagne près de cent euros par jour avec.

- Y a un peu de ça, et aussi un peu de légende. Enfin, il te prendra pas trop la tête, en tout cas.

- Et les autres ?

- Des requins. Ça va pas être simple. Tu vas voir, certains sont du genre à mépriser les gars de Province. C'est le snobisme de la Capitale ! J'espère vraiment pour toi qu'ils vont uniquement se baser sur ce que tu as écrit. Je te ferais bien un rapide topo des membres de l'Iléveune, mais ça risquerait de t'embrouiller.

- T'en fais pas, je crois que vais pouvoir me trouver un professeur. Au fait, t'as dit que j'étais jeune, mais… t'avais quel âge quand t'es entré dans l'Iléveune ?

- Dix-sept ans.

- Et c'est moi qui suis jeune ?

- C'est différent ! dit-il en riant. C'est mon grand-père qui a créé l'Iléveune et qui m'a formé. Alors, quand j'ai eu dix-sept ans, avec des amis qui écrivaient, on a repris le flambeau.

- C'était quand ?

- J'ai vingt-cinq ans aujourd'hui, alors ça fait un peu plus de sept ans.

- Ah ouais… je suis jeune. Je les rencontre quand, tes amis ?

- Demain soir, t'es libre ?


Au Café des deux Chasseurs

Un peu plus de Midi

C'est la troisième cigarette qu'il fume… Bon sang, qu'est-ce qu'il fout ? Pourtant, il l'a bien vu arpenter la terrasse toute la matinée ! Alors quoi ? Pas de pause-déjeuner pour les gosses ? C'est dingue, quand même ! Il prend la cigarette du bout des doigts et la jette par terre, avec les deux précédentes, puis l'écrase du talon. Sa jambe bouge un peu nerveusement. Il le savait, il aurait dû passer la matinée à la terrasse du café au lieu de flâner dans les rues. Au moins, il n'aurait pas eu à attendre le gosse. Mais voilà, il ne pouvait pas payer un déjeuner au gamin s'il consommait ses trois cafés habituels, à trois euros cinquante. Ça, il ne l'avait pas prévu en débarquant à la Capitale : le coût de la vie en ville. Chaque fois qu'il doit sortir son porte-monnaie élimé pour en tirer un billet, il regrette sa province, sa campagne morose, mais qui avait la décence de ne pas engloutir tout son salaire en une seule journée ! Il a compté. Il va pouvoir rester sans travailler encore cinq jours, mais pas plus. Entre les repas, la location de la chambre, et les extras qu'il se permet parce qu'il tient à profiter de ce séjour, aussi court soit-il, il ne tiendra plus longtemps. Il lui faut un contrat.

- Hey ! Je suis là !

Caleb soupire. Il n'aura pas à sortir une énième cigarette. Là encore, il va devoir restreindre les dépenses s'il espère ne pas avoir à choisir entre un petit déjeuner et un paquet de clopes. Il regarde donc le gosse sortir du café en jetant son sac sur son épaule.

- T'as pris ton temps !

- Désolé, le patron est un tyran ! Alors, on mange où ?

- Choisis.

- Pour de vrai ?

- Je te préviens, je roule pas sur l'or.

- Ok. Venez, je vais vous montrez un resto cool.

Le gamin avance d'un pas décidé, et Caleb le suit, en silence. Il s'attend à ce que le gosse lui parle de sa matinée, ou de sa vie, ou du dernier film qu'il a vu. Mais non, le gamin ne dit rien, il se contente de marcher. Après une dizaine de minutes, il s'arrête et désigne un bistrot du menton. Caleb hoche la tête et entre. Le garçon vient voir le gérant qui semble le reconnaître et demande une table pour deux. Le bistrot est presque vide. C'est rare à cette heure-ci. L'intérieur est plutôt simple, deux tableaux, quelques lustres, une salle avec une petite vingtaine de tables. C'est quoi, le piège ?

- J'adore ce bistrot ! Si vous savez pas quoi prendre, je vous conseille le croque-monsieur, il vaut le détour ! Moi, je vais prendre des pâtes carbo !

- Il est bien désert, ton grand resto !

- Ouais… les gens bien comme y faut… Savent pas c'qu'ils ratent !

Il se penche un peu au-dessus de la table. Caleb connait cette attitude, c'est celle du garçon qui a un secret à révéler, et qui ne veut pas qu'on l'entende. Et à voir le petit sourire en coin du garçon, il est habité par une envie irrépressible de divulguer ce secret. Alors, Caleb l'imite et se penche un peu au-dessus de la table en bois, histoire de se rapprocher et de l'écouter chuchoter.

- En fait, le gars qui tient l'établissement est pas un gars bien. C'était un ado perturbé, il traînait pas mal dans les rues, et il a eu pas mal de problèmes avec la police avant même ses dix-huit ans. Bagarres violentes, alcool, trafic d'armes, drogue, fréquentation des bars de prostitution… Tout y est passé. Lui aussi, il écrivait. Il avait même sa petite bande d'écrivains borderline. Le truc, c'est qu'un jour, y a eu Mark Evans et sa bande qui lui ont fait de l'ombre. Evans et ses copains, ils avaient pas seulement le talent, ils avaient tout. Public, maison d'édition, fric, charme… Alors, le mec s'est recyclé. Il savait qu'il était pas de taille à lutter. Ce bistrot appartenait à son père, il l'a repris.

- Il a arrêté d'écrire ?

- Je sais pas. J'imagine.

- J'en doute. C'est pas si facile de laisser tomber une telle drogue. C'est quoi son nom ?

- Hawkins. Archer Hawkins. Un vrai bad boy, du genre dont on aime bien lire les péripéties. Au fait, je vous ai pas demandé, c'était comment la représentation hier ?

- Très bien. Et t'es justement là pour ça. Je paye pas un déjeuner à quelqu'un sans raison, même lorsqu'il se fait exploiter par son boss.

- Ok, vous voulez quoi ?

- Des infos. J'ai rencontré Mark Evans, hier.

- Sans blaguer ?

- Eh ouais. Bref, il m'a dit que je l'intéressais, mais qu'il fallait convaincre toute la bande. Sauf que je les connais assez mal, ses copains. C'est là que t'interviens. T'as deux heures pour me rabâcher tout ce que tu peux sur l'Iléveune.

- Eh ben !

Le gamin siffle d'admiration, et les rares clients se retournent pour le dévisager. Il rougit un peu et grimace. Caleb sourit pour l'encourager. Le serveur arrive, et prend leur commande. Le gamin pose ses coudes, puis ses avant-bras sur la table, puis il joint les mains. Il plante ses yeux bruns dans le regard de son aîné dont il va devenir le professeur. Ça a quelque chose d'étonnamment jouissif, devenir soudain professeur d'un adulte. Un vrai adulte. Pas un adulte comme lui, à qui on a balancé une carte d'électeurs en pleine figure, qu'on a autorisé à passer le permis.

- On commence par quoi ?

- Fais comme si j'y connaissais rien. Je débute complètement. Je sais juste que j'ai pas de soucis à me faire pour Mark. Parait que la rédactrice du journal va se montrer sympa aussi.

- Célia Hills. Ok, on va commencer par elle. C'est la plus jeune, et pas la moins déterminée. Elle gère le journal officiel de l'Iléveune, et elle publie un roman par an, sur des sujets d'actu. On la voit pas trop dans les médias, mais on raconte que c'est l'une des plus sympas de la bande.

- Et Hurley Kane ?

- Ah lui, c'est LE mec le plus cool du siècle ! Il s'énerve jamais sur les plateaux-télé, il a toujours l'air décontracté. Obsédé par l'océan, il écrit que là-dessus. On raconte même que son premier roman, Bouteille à l'Océan, a tellement bien fonctionné qu'il est tranquille pour le reste de sa vie !

- Parfait. Le reste ?

- Je fais par ordre d'arrivée, alors. Mark a monté l'Iléveune avec deux potes. Le premier, c'est Axel Blaze. C'est un vrai dieu, ce mec ! Il plait à tout le monde. Il est rangé, calme, et son écriture est, genre, ultra-puissante. Quand tu le lis, t'as l'impression de te prendre un pain en plein ventre ! Il parle pas trop, alors on sait pas grand-chose sur lui, mais y a tout un mystère autour de lui. L'autre pote, c'est Jude Sharp.

- Son nom me dit un truc.

- Normal, c'est le fils de l'un des plus grands entrepreneurs du pays ! Jude Sharp est un gosse de riche franchement pas commode, super intelligent. Lui aussi, il s'est passé des trucs pas nets dans sa vie. C'était l'élève de Ray Dark.

- Le critique qui a fini en prison ?

- Ouais. Bref, faites gaffe à Sharp. Ensuite, on a Nelly Raimon, fille de riche aussi. La nana qu'on rêve tous d'épouser ! Elle a été mariée et divorcée très jeune, alors c'est devenue une vraie féministe, le genre Simone Veil. Plutôt autoritaire, à toiser tout le temps. La dernière nana de la bande, c'est Sue Hartland. Trop chelou ! Elle part en live, elle est hyper impulsive, alors elle plait aux animateurs. Et elle prend la mouche facilement. Après, on a Byron Love, le petit étranger venu du Nord. Il fait tourner la tête à tout le monde. Il écrit pas mal sur l'Antiquité, du théâtre essentiellement, des recueils de poésie parfois aussi. Ça fait huit… Ouais, ensuite, y a eu Shawn Frost, venu des Montagnes. Un gars bizarre, il passe plus de temps en HP qu'à l'atelier d'écriture. On dit qu'il est dangereux, alors qu'il a plutôt l'air calme. Mais ce qu'il écrit, c'est à la limite de la rupture, complètement à fleur de peau. Un poète, quoi ! David Samford, c'est un pote de Sharp. Il écrit pas beaucoup, et on raconte que Sharp le manipule un peu. Ensuite, Joseph King. Il parle presque jamais, il fait pas de plateaux télé. Même son style est impersonnel. Pas de narrateur dans ses romans, des personnages assez effacés, beaucoup de description… Le dernier, c'est Xavier Foster. Il a réussi l'exploit de hisser la science-fiction à hauteur de genre officiel de la littérature. Le roman d'anticipation lui doit beaucoup… Vous allez réussir à tout retenir ?

Caleb soupire.

- Pas le choix. Si je veux ce job, faut que j'assure.

- Et moi, j'y gagne quoi ?

- Si je suis accepté, je te jure que je ferai tout mon possible pour que Evans te prenne comme apprenti.

- Il en a déjà un.

- Alors tu bosseras avec moi. Comme ça, tu fréquenteras tout ce petit monde ! Marché conclu ?

- Plutôt deux fois qu'une !

Il lève son diabolo-menthe et porte un toast.

- Au fait, reprend le gosse. Je m'appelle Aitor. Feriez mieux de vous en souvenir !


Et tout le reste... : Le texte exact étant "Et tout le reste est littérature". C'est une phrase de Verlaine. Bon, le dictionnaire me dit que littérature désigne ici ce qui s'oppose à la réalité, j'y vois un sens plus large, un moyen de dépasser le purement visuel, de s'évader.

Tanzträume : J'ai écrit le passage de la pièce de théâtre alors que je venais de voir le documentaire Tanztraüme, à partir de la mise en scène de Pina Bausch. Du coup, j'ai aussi regardé Parle avec elle d'Almodovar dans lequel elle met en scène la partie danse. Je ne dirais pas que j'aime ce qu'elle fait, parce que je suis assez insensible à la danse, mais elle a l'art de me bousculer. Je trouve sa danse à la limite de l'insoutenable tant elle est violente et sexuelle. Bref, parfait pour Almodovar.

Tartuffe : Je sais, j'abuse un peu. Mais bon. C'est donc, je suppose, la pièce la plus scandaleuse et la plus célèbre de Molière, datant sans doute de 1664.


Caleb Stonewall : Son caractère et le tempérament extrême que je lui prête ne pouvaient que me forcer à lui donner des traits de surréaliste. Donc, dans les références célèbres, je vais utiliser... (suspense !) Aragon (sans rire ?!), mais aussi Rimbaud (l'une des figures phares du Surréalisme avec Apollinaire) et Villon, pour l'image du mauvais garçon avide de liberté.

Jude Sharp : Là aussi, trop de suspense ! Bah je m'inspire évidemment du Romantisme français, mais sans référent concret.

Mark Evans : J'ai voulu lui donner une écriture théâtrale parce que, dans l'anime, c'est une star et un gardien. Or, à part Neuer, on peut pas dire qu'il y ait beaucoup de stars du foot dans les cages. Donc, comme le théâtre est un peu délaissé en ce moment, je me suis dit que ça lui allait bien. Sans compter le côté ultra-dynamique du genre ! Et de fait, j'ai essayé de m'inspirer de Molière, le côté proche des puissants, mais qui se permet de transgresser.

Xavier Foster : Je suis pas une grande connaisseuse de la Science-Fiction et de l'anticipation, mais j'estime que c'est un genre qui mérite plus de considération. Et donc, je suis d'une grande originalité, parce que je vais prendre la référence de Orwell, parce que... Ben, parce que c'est Orwell, en fait, y a rien d'autre à dire, à part que ce mec est un putain de grand auteur, dans le sens, où il nous pousse à voir le monde différemment.

Nelly Raimon : Je la voulais en féministe, alors évidemment, je prends la référence de femmes étonnantes, comme de Beauvoir ou Simone Veil.

Joseph King : Il est tellement effacé que je voulais que son écriture reflète cela. Donc, quoi de mieux que le Naturalisme ? Et, bien sûr, Zola, parce qu'y a pas quinze mille naturalistes sur terre. Mais je ne m'inspire de Zola que pour son style, pas pour son caractère.

Shawn Frost : Les séjours en HP, l'écriture à fleur de peau... Evidemment, j'ai tout volé à Antonin Artaud.

Hurley Kane : Référence littéraire ultime ! J'ai juste pensé à Patrick Hernandez qui gagne 200 euros par jours pour son tube Born to be alive. Sinon, je pense aussi à tous les Marc Levy et compagnie qui assument parfaitement d'écrire de la littérature commerciale, tout comme un un Geoge Lucas assume (assumait) de vouloir faire de l'argent avec la Lucas Film.

Les autres n'ont pas de référence particulière, mais je reviendrai dessus aux chapitres suivants.


Je donne pas mal de noms et d'info dans ce chapitre, ça vous donne une idée de l'état d'esprit de Caleb ! Bon, sans rire, je reviendrai dessus, je réinstallerai les personnages au fur et à mesure. De même, j'amène des réflexions assez personnelles sur la littérature, la façon dont je la perçois. Et ça peut aller un peu loin parfois. Donc, considérez vraiment que c'est une réflexion, pas une vérité absolue. D'où le mélange avec le théâtre dans mon écriture (planter le décor avant une scène), parce que j'aime bien les théories qui disent que la littérature n'a pas de genre.

Voilà. J'espère que ce premier chapitre et ce nouvel univers (largement fantasmé, je vous l'accorde) vous aura plu, déstabilisé aussi si j'ai de la chance.

A la semaine prochaine !