Notes: Rien de bien original, j'en ai peur, mais c'était pour moi un point de passage obligé (et un chouette exercice d'écriture). J'assume donc le côté cliché et sentimental ! Concernant les droits : encore plus qu'ailleurs, puisque j'emprunte ici non seulement les personnages mais plusieurs péripéties et répliques du roman original, je rappelle, si besoin est, que tout cela est la propriété de messieurs Gaiman et Pratchett. Dans le même ordre d'idées, le titre « Tout ce qu'on ne dit pas » est emprunté sans vergogne à un roman de littérature de jeunesse d'Agnès Desarthe.
Crowley s'éveilla en sursaut. Face à lui, la télévision continuait à diffuser l'épisode du « Prisonnier » durant lequel il s'était assoupi[1]. Scrutant son appartement plongé dans la pénombre, il mit quelques instants à comprendre ce qu'il l'avait tiré de sa torpeur. Il finit par identifier la sensation à la fois familière et oppressante qui lui martelait les tempes : quelque chose de démoniaque était en train de se produire. Pas dans les environs immédiats, mais pas assez loin pour que son sens aigu du territoire ne le pousse à se lever et à enfiler son manteau. Il grommelait entre ses dents en se dirigeant vers la Bentley. « Pourraient prévenir quand ils envoient des types en mission chez moi. J'ai l'air de quoi, après ? Et d'abord, pourquoi on ne me la confie pas à moi, cette mission ? » Il savait pertinemment qu'il ne détestait rien tant que les moments où sa radio ou sa télévision s'interrompait pour lui transmettre des ordres d'En Bas (quand feraient-ils enfin confiance à sa créativité, bon sang ?) mais, tout de même, on a sa fierté. Il se rasséréna en pensant qu'il s'agissait peut-être simplement d'un ou deux démons fraichement émoulus envoyés faire leurs preuves à l'occasion de quelque rite de passage : explosion de conduites d'eau, disparition de tous les colis et courriers urgents, cauchemars simultanés réveillant tous les enfants de la ville en hurlant[2]. Il voulait quand même en avoir le cœur net.
A moitié sorti de son véhicule négligemment arrêté en plein Piccadilly Circus, Crowley tentait de localiser l'origine de la sensation maléfique. Soho. Merde.
A cette heure de la nuit, il était plus facile que d'ordinaire de traverser Londres à 160 km/heure. Crowley gara discrètement la Bentley à moitié sur le trottoir à quelques boutiques de la librairie d'Aziraphale. La porte d'entrée, forcée, était légèrement entrouverte. Merdemerdemerde.
Et comme un con, il n'avait pas emporté l'eau bénite qui reposait bien à l'abri dans son coffre-fort.
Aziraphale se reçut lourdement sur le sol, le souffle coupé, ce qui assourdit le cri de douleur provoqué les profondes lacérations que les griffes de son adversaire venait de lui infliger au bras et au flanc. Il lança un regard désespéré vers la dague qu'il venait de lâcher et qui se trouvait maintenant à plusieurs mètres de lui. Les choses allaient devenir difficiles. Le démon qui lui faisait face découvrit ses trop nombreuses dents en un sourire carnassier. Prenant grand soin de contourner largement l'arme qui avait réduit ses deux comparses en un amas de chair peu reconnaissable, il assura sa prise sur sa propre lame gravée de symboles et s'approcha de l'ange qui peinait à se relever.
Il hésita soudain et Aziraphale comprit pourquoi en percevant, lui aussi, un second halo démoniaque. Il reconnut immédiatement l'aura familière de Crowley, qui bouillonnait de sentiments intenses. Rage. Peur… Amour ?
- Recule, connard. Persssonne ne touche à mon ange.
Taillé deux fois comme Crowley, le premier démon pivota de façon à garder ses deux adversaires dans son champ de vision. Il se détendit légèrement en voyant que le nouveau venu n'était pas armé.
- Et tu comptes m'en empêcher comment ? demanda-t-il en adressant un sourire sarcastique à Crowley. Je n'ai pas reçu l'ordre de te tuer, mais je t'en prie, donne-moi une bonne raison de le faire.
- Et à part enfiler les clichés, on peut savoir ce que tu fous ici ? lâcha Crowley d'un ton faussement assuré (qui ne trompa personne).
- Figure-toi que le chef n'est pas très satisfait de tes services, ces temps-ci. Il parait que tu traines trop en compagnie d'un certain ange et que ça te ramollit. Mais tu sais ce que c'est, personne n'aime perdre son temps à faire passer des entretiens d'embauche et à former un nouvel agent de terrain. Alors, je suis là pour éliminer la source de distraction.
- Heu… et si je promets de prester des heures supplémentaires bénévolement ?
- C'est prévu aussi, petit comique. Maintenant, laisse-moi m'amuser un peu. Rentre chez toi, et il ne t'arrivera rien de plus fâcheux qu'un doublement de tes quotas.
Crowley avait profité de ce plaisant petit échange[3] pour scruter l'arrière-boutique à la recherche d'une arme potentielle. Deux lames semblables à celle que tenait son opposant émergeaient vaguement des corps en décomposition de leurs anciens propriétaires, mais elles étaient hors de portée. Le regard de Crowley s'attarda sur la dague ornée de signes angéliques (Depuis quand Aziraphale planque-t-il ça ici ?) qui gisait entre lui et son adversaire. Ils le savaient tous les deux : aucun démon ne pouvait toucher une telle arme sans être désintégré, tout comme les lames des assassins avaient été conçues pour annihiler les créatures angéliques. Fin de partie : ne retournez pas à la case départ et ne recevez pas un nouveau corps. Le démon toisa Crowley d'un air amusé, comme pour le mettre au défi de s'emparer de la dague. Ensuite, semblant le considérer comme quantité négligeable, il se remit à avancer en direction d'Aziraphale.
Ce dernier avait mis à profit ce bref répit pour recouvrer ses esprits et rassembler le peu de forces qui lui restaient. Désarmé, il n'avait d'autre choix que de tenter de conjurer son ennemi, mais il avait déjà essayé cette option avant d'ouvrir le combat et il avait échoué, comme s'il s'était heurté à une protection. Peut-être que maintenant qu'il s'était débarrassé des deux autres ? De toute façon, ce n'était pas comme si un autre choix s'offrait à lui. Il espérait que Crowley en profiterait pour filer sans entreprendre quelque chose de stupide[4].
« Retourne aux Enfers, Démon ! » psalmodia Aziraphale d'une voix sourde, usant des mots de pouvoir consacrés tout en projetant soudainement son aura angélique en direction de son opposant. Celui-ci chancela, poussa un cri étouffé mais ne disparut pas. « Trop faible ! » ricana la créature en levant sa lame pour donner le coup de grâce.
Profitant qu'on ne prêtait plus attention à lui, Crowley mit fin à son débat intérieur[5] et se rua sur l'arme perdue par Aziraphale. L'ange eut le temps de l'apercevoir du coin de l'œil et ne put retenir un cri : « Crowley ! »
L'assassin se retourna, mais avant qu'il puisse comprendre ce qui s'était passé, sa chair commença à se craqueler et à s'effondrer sur elle-même, ne laissant qu'un petit tas rougeâtre et fumant. Crowley poussa un cri de victoire incrédule, avant de se souvenir de ce qu'il tenait en main et de lancer la dague loin de lui dans un glapissement épouvanté[6]. Il contempla sa paume intacte, stupéfait.
Un gémissement d'Aziraphale le rappela à ses priorités. Il s'agenouilla auprès du blessé dont le flanc et le bras, profondément labourés, saignaient abondamment.
- Ca va aller, mon ange, ça va aller…
- Je sais, répondit calmement Aziraphale avec un faible sourire. Tu pourrais cesser de paniquer deux secondes et aller me chercher un linge propre ? Il faut que j'arrête le saignement, le temps de reprendre assez de forces pour me soigner.
Crowley disparut dans la kitchenette en grommelant qu'il ne paniquait pas et revint avec des torchons propres avec lesquels il comprima les blessures de l'ange. Le démon avait également ramené une bouteille de gin dont il avala une bonne rasade avant de la tendre, sans un mot, à Aziraphale, qui en fit de même.
- Merci, Crowley.
- 'me suis dit que tu aurais besoin d'un remontant.
- Je voulais dire : merci pour…
- Y a pas de quoi, le coupa abruptement Crowley, embarrassé.
- C'était particulièrement stupide, tu sais ?
- Tu es passé particulièrement vite de la reconnaissance à la critique, je trouve, fit remarquer le démon avec un reniflement vexé.
- Tu aurais pu être désintégré. Tu aurais dû être désintégré, ajouta Aziraphale en fronçant les sourcils. Tu pouvais te sauver…
- Et me coltiner ton remplaçant, qui aurait fait du zèle, comme tous les débutants ? Tu veux que je te rappelle à quel point tu étais pénible, au début, quand tu essayais de me désincorporer chaque fois que nos routes se croisaient ? Merci, mais je suis très satisfait de notre Accord.
- En somme, tu protégeais tes intérêts…
- Exactement ! s'exclama Crowley, soulagé.
Quoi que, à la réflexion, le sourire d'Aziraphale sous-entendit un cause-toujours-je-ne-suis-pas-dupe tout à fait déplaisant.
- Et comment vas-tu expliquer ça à ta hiérarchie ? reprit l'ange.
- Expliquer quoi ? Ces trois-là ne pourront pas raconter ce qu'il s'est passé. Et si jamais quelqu'un se penchait un peu trop sur la question : ils se sont attaqués à un ange, ils ont été tués par une arme angélique. Fin de l'histoire. Ils y réfléchiront à deux fois avant de t'envoyer à nouveau des gars. A ce propos, tu n'as pas perdu la main, ajouta Crowley d'un ton admiratif en désignant les restes des deux premiers assassins. Je dois dire que j'ai parfois tendance à oublier le Gardien de la Porte d'Orient caché sous l'apparence de l'inoffensif libraire.
- J'imagine que ça a été leur cas aussi, répondit Aziraphale d'une voix un peu distraite, concentré sur la guérison de ses blessures.
Celles-ci se refermaient progressivement, et de l'ange émanait une douce lumière dorée, témoin du pouvoir divin qui était à l'œuvre. Crowley se tenait prudemment à quelques pas :
- En tout cas, tu es bon pour changer la moquette.
- Mmhmm. Serait-ce abuser de ta genti… hum… tu ne voudrais pas nous faire du thé, pendant que je termine ceci ?
Quelques minutes plus tard, ils se faisaient face de part et d'autre de la petite table de la kitchenette, deux tasses fumantes posées devant eux. Le regard pénétrant d'Aziraphale se planta dans celui de Crowley, pour autant que le permettaient les lunettes noires de ce dernier :
- Y a-t-il quelque chose dont tu voudrais me parler ?
Crowley afficha son air le plus inexpressif.
- Pas vraiment.
Comme la réponse ne semblait pas mettre fin à l'attente de son vis-à-vis, il reprit, avec le débit rapide et l'intonation réticente dont il usait toujours quand il était forcé de dire des choses peu démoniaques :
- Bon, je suis désolé que tu aies été entrainé là-dedans.
- Ce n'est pas ta faute, répondit Aziraphale en tapotant le dos de la main que Crowley avait posée sur la table. Je dois même avouer que je suis plutôt fier : si je nuis à ton rendement, c'est que je fais correctement mon travail, ajouta-t-il pendant que le démon regardait sa main d'un air ahuri, avant de la mettre précipitamment à l'abri sous la table. Ce que je veux dire, c'est… tu ne te demandes pas pourquoi tu as été capable d'utiliser ma dague sans subir de dommage ?
- J'en sais rien… un coup de bol ? Elle est trop vieille ? Elle a senti que c'était pour te défendre ? Honnêtement, je m'en fous. Ca a marché, tant mieux, je vois pas l'utilité de se prendre la tête avec ça maintenant.
- Cette arme a été conçue pour désintégrer tout démon avec lequel elle entre en contact, et elle fonctionne parfaitement bien.
- Apparemment, non.
- Apparemment, corrigea Aziraphale, quelque chose a suffisamment altéré ou masqué, je ne sais pas trop, ta nature démoniaque pour tromper la dague.
L'ange attendait manifestement une question de la part de son interlocuteur, mais Crowley, peu désireux de pousser la conversation plus avant dans cette voie, se contenta de boire son thé d'un air indifférent. Aziraphale soupira, hésita, reprit doucement :
- Je suis capable de ressentir ce genre de choses, tu sais. Quand tu es arrivé, tu éprouvais…
- Quand je suis arrivé, j'éprouvais l'immense contrariété du type obligé de se lever en pleine nuit pour venir te sauver les miches. Point barre.
Sa tasse heurta sèchement la soucoupe.
- Oh, je t'en prie. Quand tu t'es emparé de mon arme, c'était par…
- Ssstupidité, comme tu l'as dit.
Crowley recula sa chaise et se leva. Poussé à bout par sa mauvaise foi, Aziraphale ne put retenir un coup bas :
- Et depuis quand suis-je ton ange, exactement ?
Il le regretta à la minute même, en voyant les joues de Crowley s'empourprer. Il ne savait même pas que les démons pouvaient rougir.
- Aziraphale, tu te fais des films, répondit froidement Crowley. Repose-toi, le combat t'a manifessstement éprouvé.
- Crowley, je…
Mais la porte d'entrée avait déjà claqué. Seul face à son thé tiède, le regard dans le vide, l'ange murmura :
- Aziraphale, vieil imbécile, tu pouvais difficilement t'y prendre plus mal.
[1] Il prétendait que sa conscience professionnelle l'obligeait à vérifier régulièrement la qualité des produits qu'il avait contribué à lancer, mais il avait lui-même succombé au caractère addictif des séries dont il avait soufflé l'idée aux producteurs pour cette raison précise. Depuis l'invention de la télévision, les humains passaient ainsi de plus en plus de temps à s'abrutir et de moins en moins à lire. Et ils devenaient facilement irascibles à l'idée de rater un épisode de leur série préférée. Cependant, les programmes restaient trop sages. Pas assez de sexe. Ou d'humiliations. Crowley planchait sur un projet consistant à enfermer et à filmer 24h/24 des quidams choisis pour leur manque de culture, de bon goût et, particulièrement, de pudeur. Il y avait là une idée à creuser, mais il sentait bien que le monde n'était pas encore prêt.
[2] Il était cependant un peu tôt pour cette troisième possibilité car, comme chacun sait, ce genre de choses doit se passer entre 4 et 5 heures du matin, assez tôt pour flinguer votre nuit, mais trop tard pour que vous puissiez vous rendormir.
[3] Quand les gens – ou les démons - apprendraient-ils à ne pas tailler la bavette au lieu de mettre leur plan à exécution ? Personne ne regardait la télévision, ou quoi ?
[4] Voyons-y une preuve supplémentaire de l'inépuisable optimisme angélique.
[5] Qu'on pourrait retranscrire peu ou prou comme suit :
- Fiche le camp sans te retourner !
- En étant du bon côté de la lame, tu auras peut-être le temps de la lui planter dans le dos avant d'être désintégré à ton tour ?
- C'est le pire plan que tu aies jamais eu, et ce n'est pas peu dire…
- Oh, ta gueule !
[6] Si vous lui demandez, il affirmera évidemment que les démons ne glapissent pas. Pour ne pas l'embarrasser, Aziraphale s'abstiendra de mentionner toutes les fois où il a été témoin du contraire.
