Chapitre 1 - Au fond des choses

Maison de campagne - France

Cette fois-ci, c'en était trop. Il allait en faire une affaire personnelle, il se devait d'en faire une affaire personnelle, de montrer l'exemple. De montrer au monde que, sous son règne, ces enfants, les enfants de la République, devaient être en toutes circonstances protégés des dangers et de l'obscurantisme. Il n'avait jamais ne serait-ce qu'entendu parler de ce Mont Ebott, endroit apparemment mystérieux et ésotérique qui était, selon ses sources, le dénominateur commun de la disparition de tous ces enfants.

Association de malfaiteurs, secte, cellule secrète djihadiste, ou pire, campement illégal de migrants ? Il allait se rendre sur place, en personne, pour lever le voile ( ;) ) sur ces tragédies.

Mont Ebott – France

Il arriva vite sur le lieu présumé du drame ; il connaissait beaucoup de raccourcis. Il avait tenu à être présent avant l'arrivée de la presse, pour d'évidentes raisons. Il devait s'emparer de cette affaire, réaffirmer sa mainmise sur la sécurité des citoyens de la République, occuper le terrain. Il devait détourner la lumière des projecteurs de ces hippies soixante-huitards qui manifestaient dans SES rues. Pour cela, quoi de mieux que cette préoccupante série de disparitions inexpliquées ? Et grâce à ça peut-être qu'enfin, le peuple - ces moutons, ces vaches à lait ! - le verront à nouveau comme ce qu'il était réellement : un souverain fier et inflexible. La première phase de son projet de reconquête du pays se déroulait ici et maintenant.

Et c'est en sifflotant un air connu d'un petit jeu vidéo indépendant qu'il laissait ces joyeuses pensées envahir son esprit et son dos frissonner de plaisir à l'idée des péchés qu'il pourrait bien commettre si il retrouvait les auteurs de ces crimes.

Tout perdu qu'il était dans sa mégalomanie, il finit par grimper machinalement la montagne, puis par se perdre dans l'immensité des sentiers et des forêts. Alors qu'il essayait de rebrousser chemin et de dégainer son talkie-walkie pour appeler à l'aide son escorte policière stationnée plus bas, il trébucha sur une branche, perdit l'équilibre et sentit le sol se dérober sous ses pas. Il tomba, tomba dans l'abîme…

Ruines – Souterrain

C'était un jour comme tous les autres qui s'annonçait pour Toriel. Encore un de plus, maintenant qu'elle avait retrouvé sa sempiternelle solitude. Frandroid, le dernier enfant qui lui avait tenu compagnie dans sa demeure, n'était pas resté plus de quelques heures. Lui non plus, Toriel n'avait pas su le retenir. Et de lui non plus elle n'entendrait probablement plus jamais parler…

Qu'était-elle donc devenue ? Une vieille ermite, gardienne d'un passage qu'elle n'arrivait pas à se résoudre à bloquer dès qu'un petit humain la prenait par les sentiments. Elle les maudissait tous, les haïssait tous : les humains de la surface, Asgore, Frandroid, et tous ces monstres stupides qui pensaient que la mort d'innocents pouvait venger la mort d'innocents… et en même temps, les adorait, pensait à eux, veillait sur eux. Elle n'avait plus rien d'autre à faire de toute façon.

Toriel sortit donc de chez elle pour faire sa traditionnelle tournée d'inspection des Ruines. Tout le monde semblait être fidèle au poste, les araignées espiègles, le nébuleux Napstablook, les Froggit philosophes, les sensibles Whimsun… Tous ceux-là étaient sa famille, et partager ces quelques instants de vie avec eux donna du baume au coeur de Toriel.

Elle s'apprêtait à rentrer chez elle pour déguster une délicieuse tourte aux escargots dont elle avait le secret lorsqu'elle entendit un hurlement de terreur suivi d'un bruit sourd venant de l'entrée des Ruines. Le coeur de Toriel bondit dans sa poitrine encore un humain ? Que se passait-il donc à la surface ? Le hurlement et le bruit de la chute inquiétaient cependant Toriel. L'humain, si c'en était un, devait avoir fait une chute encore plus vertigineuse que les précédents. Elle accourut dans la salle d'où étaient parvenus les bruits, espérant ne pas arriver trop tard…

Lit de fleurs dorées – Ruines – Souterrain

Au terme d'une chute qui lui sembla durer une éternité, et pendant laquelle il put contempler toute sa vie et tous ses rêves de grandeur défiler devant ses yeux, il heurta sans ménagement le sol. Un sol fort heureusement composé d'un épais tapis de fleurs qui lui épargna probablement de perdre instantanément connaissance et la vie. Allongé sur le dos et le souffle coupé, il cligna des yeux, essaya de calmer les battements de son coeur, puis contempla au dessus de lui le gouffre dans lequel il avait chuté. Il pouvait à peine apercevoir la surface et la lumière du jour. Était-ce une métaphore de la dégringolade de sa cote de popularité ?

L'endroit dans lequel il avait atterri devait être une sorte de grotte souterraine, éclairée par ce qui lui semblait être des champignons phosphorescents. Une petite rivière coulait à ses côtés, et ce son apaisant combiné au contrecoup de sa chute (et peut-être aux vapeurs entêtantes qui émanaient des fleurs jaunes ?) était étourdissant et commençait à l'engourdir dangereusement.

Alors qu'il essayait tant bien que mal de ramper pour s'éloigner des fleurs, il entendit des bruits de pas résonnant sur les murs de la grotte, puis sentit plus qu'il ne vit une silhouette se précipiter à ses côtés. Une voix féminine, pleine d'inquiétude, lui parvint aux oreilles :

« Mon enfant, es-tu blessé ? Tu es tombé de très haut… Comment ça va ? »

"Mon enfant" ? Malgré sa douleur, il se força à se mettre à genoux et à relever la tête pour examiner la personne qui lui parlait ainsi. La semi-pénombre de la grotte ne lui permettait pas de distinguer tous ses traits, mais quelque chose le gênait dans l'apparence de l'inconnue. Étaient-ce ses longues oreilles pendantes, sa cape bleue ornée d'un étrange symbole cabalistique, ou les deux petites cornes qui couronnaient sa tête ? Il lui fallut tout son sang-froid pour ne pas trembler. Mais où diable était-il arrivé ?

« Je suis tombé depuis cette stupide montagne, articula-t-il. Je cherchais… », commenca-t-il avant de se taire. Il n'allait pas révéler les motifs de sa visite à cette créature si étrange. Il avait le pressentiment que, via cette chute inopinée, il était peut-être en train de dévoiler une partie du mystère des disparitions d'enfants.
« Oh, mon pauvre ! reprit-elle d'une voix vibrante de compassion. Tu n'es pas le premier humain qui tombe ici. »

"Le premier humain" ? Qu'est ce que cela signifiait ? Il secoua la tête pour s'éclaircir les idées et s'accroupit avant de se relever. Debout de toute sa taille, il dominait l'inconnue d'une bonne tête, et pouvait désormais la contempler toute entière. Et ce qu'il voyait le laissait bouche bée.
La "femme" semblait être tout aussi surprise en le regardant. Elle s'adressa de nouveau à lui.

« Mais… Tu n'es pas un enfant, n'est-ce pas ? Je n'en ai jamais vus d'aussi grands que toi. Après une brève pause, elle poursuivit. Est-ce que tu peux marcher ? Nous ne devrions pas nous attarder ici.
- Oui. Mais où sommes-nous exactement ? Quel est cet endroit ?
- Chez moi. Je vais te présenter aux habitants des Ruines. »

Les Ruines… Ses habitants… Cette fois-ci, le doute n'était plus possible, il avait atterri dans le repaire secret d'une secte. L'adrénaline courait dans son organisme et acheva de le réveiller totalement. Voyant que la femme, toujours inquiète de son état, semblait attendre qu'il la suive, il mit doucement un pied devant l'autre. Puis la suivit en laissant un peu de distance entre eux, tout en vérifiant que son talkie-walkie et son téléphone étaient encore fonctionnels. Il se félicita de s'être muni d'un vieux Nokia au lieu du traditionnel iPhone 6S qui n'aurait sans doute pas résisté à la chute. Il risquait en tout cas d'avoir besoin du soutien de toutes les unités policières ; en attendant il resterait bien sur ses gardes lors de cette excursion dans l'inconnu.

« Au fait, quel est ton prénom ? lui demanda sa guide. Je m'appelle Toriel.
- Mon nom est Manuel. Manuel Valls. »