Il y avait un client dans la librairie. Encore. Elle n'était ouverte que depuis une heure et c'était déjà le second. Aziraphale soupira. Il avait réussi à mettre le premier suffisamment mal à l'aise pour qu'il parte au bout de dix minutes, mais celui-ci semblait insensible à son manège et continuait à feuilleter d'un air extatique une édition de « Roméo et Juliette » du XVIIIème siècle. Il s'approchait du comptoir, le livre à la main, quand le téléphone sonna. Le libraire décrocha précipitamment, faisant un petit signe à l'importun pour lui intimer d'attendre.
« Salut, mon ange. »
« Oh, Crowley. Tu es de retour ? »
« Ouais. Je me demandais si… »
« Attends une minute, tu veux ? »
Aziraphale posa le téléphone sur le comptoir et se composa une mine désolée et inquiète à la fois avant de se tourner vers le client qui patientait, un peu à l'écart.
« Je suis vraiment navré mais je vais devoir fermer. Une urgence familiale, vous comprenez… » dit-il en désignant le téléphone d'un vague signe de tête.
« Oh. Euh… J'espère que ce n'est rien de grave. »
L'ange ne répondit que par un regard angoissé.
« Bon, eh bien… je repasserai, alors. »
« C'est ça. Encore désolé, » bredouilla Aziraphale en le poussant presque vers la sortie tout en lui ôtant le livre des mains.
Il verrouilla la porte derrière le gêneur, remit l'ouvrage à sa place avec un sourire satisfait et reprit le téléphone.
« Tu disais ? »
« Je me demandais, » répéta Crowley, avec une voix amusée laissant entendre qu'il n'avait pas perdu une miette de la scène, « si tu étais libre ce soir pour un dîner au Ritz. »
« Quelle merveilleuse idée ! En quel honneur ? »
« Depuis quand avons-nous besoin d'un prétexte ? Mais il se trouve qu'en l'occurrence, il y a bien une raison particulière. »
« Ah ? »
« Ne me dis pas que tu ne sais pas quel jour on est. »
« Je n'ai pas fait spécialement attention. »
« Ca fait dix ans. Tout pile. L'Apocalypse. »
« Oh. Un anniversaire, alors ? »
« J'estime qu'on a bien mérité ça. 20 heures ? »
« Entendu. Je te retrouve là-bas. » Il hésita. « Crowley ? »
« Mmh ? »
« Tu vas bien ? »
« Pourquoi ? »
« Ce n'est pas une réponse, ça. Je ne sais pas… Tu as une voix… fatiguée. »
« Le décalage horaire, faut croire. A plus. »
Il avait beau savoir qu'il allait attendre Crowley au moins une demi-heure, Aziraphale ne pouvait s'empêcher d'être ponctuel. Il patientait en consultant la carte, bien qu'il la connût par cœur, tout en sirotant un verre de Chardonnay. Il perçut la présence du démon avant de le voir arriver, guidé jusqu'à la table par un maitre d'hôtel empressé.
« Oh, mon cher, tu as une mine épouvantable ! »
« Bonjour à toi aussi, » répliqua Crowley, sarcastique, en s'asseyant.
« Excuse-moi. Bonjour. Ton séjour s'est mal passé ? »
« Non. C'était sympa. Ils étaient contents de me voir partir, à Las Vegas, » précisa-t-il avec un sourire en coin.
« Et Los Angeles ? »
« Plaisant. »
Aziraphale l'observait discrètement par-dessus son menu. Le démon, plongé dans sa propre carte, avait les traits tirés et le teint un peu maladif, perceptibles malgré ses lunettes de soleil et son bronzage tout neuf. Sans relever la tête, il ordonna à l'ange :
« Arrête. »
« Quoi ? »
« Tu sais quoi. Je vais bien, je suis juste un peu barbouillé. La nourriture américaine, sans doute. »
Comme un serveur s'approchait, ils passèrent commande. En attendant les entrées, ils firent un sort à la bouteille de Chardonnay, s'échangeant des nouvelles des deux derniers mois.
« Et tu as hélas raté l'exposition Turner à la Tate. Une merveille ! Tu aurais adoré. J'ai regretté que tu ne puisses pas m'y accompagner. »
L'ange laissa passer un temps avant d'ajouter, d'un ton léger :
« Tu m'as manqué. »
Crowley ne parvint pas tout à fait à dissimuler une grimace d'inconfort.
« C'est quand même incroyable que tu ne supportes pas que je te dise quelque chose de gentil, » soupira Aziraphale en entamant le feuilleté qui venait d'être déposé devant lui. « Je n'aurais pas dû. Mais tu sais que je ne peux pas m'en empêcher. Je suis ce que je suis. »
Le démon grogna.
« C'est pas ça. Et même, en fait… je dois admettre que…tu m'as manqué aussi. Un peu. »
L'ange leva des yeux surpris sur son vis-à-vis, dont la grimace s'était accentuée.
« Ma parole, ça te rend sentimental, les anniversaires ! Fais attention, quand même, ne force pas trop, » le taquina-t-il avec une gaieté un peu exagérée.
La conversation dériva naturellement vers les événements qui avaient eu lieu dix ans plus tôt et ils évoquèrent des souvenirs jusqu'au dessert. Racontés avec le recul et devant un délicieux repas, les faits s'avéraient nettement plus drôles. Aucun n'avait vraiment envie de rappeler à quel point ils n'en avaient pas mené large et à quel point il y avait peu à mettre à leur crédit. Aziraphale avait toutefois du mal à se concentrer pleinement sur cette joyeuse commémoration. Crowley avait à peine touché à son assiette et sa bonne humeur semblait par moments factice. Surtout, l'ange était régulièrement assailli par la désagréable sensation d'oublier quelque chose, sans parvenir à savoir quoi. Ou plutôt, c'était comme cette impression d'avoir un mot sur le bout de la langue qui persiste à vous échapper.
« Az' ? »
« Oui ? »
« Je disais : tu as eu des nouvelles d'Adam et de ses amis, récemment ? »
« Oh. Oui. J'ai vu Adam il y a quelques semaines. Il continue son master en écologie. Wensleydale est déjà certain d'être engagé par un cabinet d'avocats quand il aura fini ses études, tant il est brillant. Brian essaie encore de percer dans la bande dessinée. Et Pepper… Ah, Pepper se bat toujours pour toutes sortes de causes. La paix dans le monde. La fin de l'excision… Je suis très fier d'elle, » sourit chaleureusement Aziraphale.
Un long silence se fit, chacun fixant pensivement son verre de marc de Bourgogne, dont une bouteille leur avait été amenée après le thé, sans qu'ils aient à la demander.
« Et toujours aucun signe ni aucun contact, » murmura Aziraphale, devenu tout à coup sérieux.
« C'est plutôt une bonne chose, non ? On sait très bien que si, un jour, ils se rappellent à notre bon souvenir, ce ne sera pas pour nous remettre une médaille. »
« Ca ne te fait pas bizarre ? Je veux dire… de ne plus voir ni entendre personne de ton camp ? »
« C'étaient pas exactement des potes, si tu veux savoir. »
« Oui. J'imagine que c'est différent. »
L'ange faisait tourner l'alcool dans le verre qu'il tenait entre ses mains, les épaules voûtées et le regard vague. Quand il reprit la parole, à mi-voix, c'était davantage pour lui-même qu'à l'intention de Crowley.
« Heureusement, je peux toujours sentir la présence bienveillante de Dieu. Son amour. Mais je n'ai jamais eu de réponse à mes tentatives d'entrer en contact avec… »
Sans lâcher son verre, il leva un index vers le plafond. Ses réflexions furent brusquement interrompues. Encore cette impression.
« Voyons le bon côté des choses, » s'exclama Crowley, en surjouant l'enthousiasme dans le but manifeste de lui remonter le moral, « on aura au moins gagné dix ans ! Et dix ans de vacances, encore bien ! »
Zut. Il l'avait reperdue. Il claqua la langue de frustration puis soupira :
« Tu crois toujours que ce n'est que partie remise ? »
« Oui. Mais j'espère me tromper. »
« Je l'espère de tout mon cœur. Mais si, comme tu le penses, les deux camps s'allient contre Adam et l'Humanité et que je suis rappelé, je compte bien déserter pour combattre aux côtés de ces derniers. Même si je doute que ma pauvre contribution change grand-chose. »
« Notre contribution, mon ange. »
Aziraphale lui adressa un sourire radieux.
« Et si, » interrogea Crowley d'un ton grave, « nos deux camps ne s'allient pas ? »
« Tu me poses vraiment la question ? Il est hors de question que je me batte contre toi ! Je… Crowley, ça va ? »
Le démon était livide. Il répondit, la main sur le ventre et les dents serrées :
« Ca va, ça va. Une crampe. »
« Ce n'est pas normal. Tu ne peux pas être malade. Tu crois que ce corps a un problème ? »
« J'en sais rien. Je suis patraque depuis trois ou quatre semaines mais on dirait que ça empire. Pas de bol : je suis à peu près sûr que le service après-vente ne me répondra pas. Et ça vaut mieux, de toute façon. »
« Je suis désolé : si tu n'étais pas un démon, je pourrais te soigner mais tu connais les effets qu'une tentative de guérison d'origine angélique aurait sur toi. »
« C'est bon. C'est passé. Ca va aller. »
Face à l'air soucieux d'Aziraphale, Crowley eut un vague geste d'humeur.
« Je te dis que ça va aller. De quoi on parlait, déjà ? Oui : je crois que tant qu'Adam est là, ils n'oseront rien tenter. Mais il grandit. En théorie, il est immortel, mais est-ce qu'il va décider d'arrêter de vieillir, à un moment donné ? Ou de se transférer dans un autre corps quand celui-là aura atteint ses limites ? »
A contrecœur, voyant que ça ne servait à rien d'insister, Aziraphale reprit le fil de la discussion.
« Peut-il choisir de mourir ? »
« Je n'en sais rien. Mais viendra le moment où tous les gens qu'il aura connus auront disparu. »
« Sauf nous. »
« Sauf nous, » concéda le démon. « Si toutefois on continue à nous ficher la paix. Mais nous ne sommes pas sa famille. Nous ne sommes même pas vraiment ses amis. Enfin, surtout moi. Est-ce qu'il aura envie de leur survivre ? »
« Je me demande s'il pourrait les empêcher de mourir. »
Ils y réfléchirent quelques minutes.
« Je ne crois pas, » répondit finalement Aziraphale à sa propre question. « Même lui. C'est une loi fondamentale de l'univers. Il ne peut pas détruire Azraël ni contrer totalement son œuvre. Il pourrait prolonger la vie de ceux qu'il aime, je pense. Peut-être que, pour ça, il ne résistera pas à l'envie de se servir de ses pouvoirs. Mais il ne pourra pas reculer l'échéance indéfiniment. »
« Et quand il se retrouvera seul, est-ce qu'il restera pour protéger la planète ? Penses-y. On est bien placés pour savoir ce que ça fait. »
« Il est plus à plaindre que nous, » dit l'ange en regardant les miettes qu'il agençait, de l'index, en arabesques complexes sur la nappe. « Nous n'avons jamais eu de famille. Quant aux humains auxquels je me suis attaché au point de pouvoir les considérer pratiquement comme des amis, c'est vrai que ça a été difficile de les voir mourir, mais leur âme est au Paradis et je peux… je pouvais… entrer en contact avec eux, de temps en temps. Et, surtout, je n'ai jamais été tout seul ici. Tu as toujours été là. »
Il leva un regard reconnaissant vers le démon en ajoutant :
« Même quand nous étions ennemis, c'était réconfortant, quelque part. »
Là. Là. Il allait mettre le doigt sur cette fichue sensation quand il se figea en voyant Crowley se plier en deux sur sa chaise. L'ange se leva précipitamment pour se rendre auprès du démon qui poussa un gémissement. Il posa une main sur son front.
« Tu es brûlant. Tu veux qu'on appelle un médecin ? »
Incapable d'articuler quoi que ce soit, Crowley se contenta de lui lancer un regard noir. A travers ses lunettes de soleil, certes, mais ça n'empêcha pas Aziraphale de le percevoir parfaitement.
« D'accord, d'accord. Mauvaise idée. Mais rentre chez toi te reposer, au moins. Tu peux marcher ? »
Crowley acquiesça. La crise semblait perdre en intensité. Aziraphale l'aida à se lever et le soutint jusqu'à l'entrée du restaurant. Malgré l'étrangeté d'une telle scène dans un tel endroit, les clients restèrent impassibles et continuèrent à manger et à discuter comme si de rien n'était. Personne ne les regarda passer. Aziraphale ne voulait pas que le démon se sente humilié.
« Je vais payer et t'appeler un taxi, » dit-il à Crowley qui sortait prendre l'air.
Mais quand l'ange sortit son tour, il trouva son ami au volant de la Bentley garée juste devant le Ritz. Il frappa à la vitre, qui descendit.
« Tu ne vas pas conduire dans cet état-là ? »
« Ca va déjà mieux. Comme tu dis, il faut que j'aille me reposer. Prends le taxi pour rentrer chez toi, si ça ne t'ennuie pas. »
« Tu ne veux pas que je vienne avec toi ? »
Mais la vitre remontait déjà. Aziraphale n'eut que le temps de lancer : « Appelle-moi si ça ne va pas ! » avant que la Bentley ne démarre en trombe, le laissant seul sur le trottoir avec son inquiétude.
