20h00
Une nuit cinématographique régnait sur la ville. Les somptueuses enseignes des casinos rutilaient comme des diamants de pacotille sur la gorge d'une danseuse. Le flux dense de la circulation entraînait des centaines de joueurs dans les bras des bandits manchots. L'argent dans leurs poches était l'oxygène de Las Vegas, la chair fraîche dont se nourrissait ce monstre d'exubérance perdu au milieu du désert ; la source et la chute.
Dans la salle de spectacles du Caesar's Palace, une rockstar s'époumonait ; le son des basses faisait vibrer la cage thoracique des passants, aux alentours. Les baffles des décapotables de luxe patientant aux feux de signalisation y adjoignaient leurs échos plus criards. Le pétillement d'un feu d'artifice masqua un instant la lune, avec un culot qui, à l'image de toute chose à Vegas, aurait pu paraître vulgaire partout ailleurs.
Loin du strip et de son effervescence, dans un building dont la seule excentricité pour un étranger était sa hauteur, l'étage réservé au laboratoire de la police scientifique était plongé dans un calme relatif. Vingt heures allaient sonner, l'équipe de nuit prenait la relève. David Hodges, enfilant sa blouse, emprunta le couloir qui menait aux laboratoires. Il n'était pas vraiment bien luné. La journée avait été chaude, comme de coutume dans le Nevada, plongé la moitié de l'année dans la sécheresse. On annonçait des orages sous peu, et l'air n'avait fait que s'alourdir. Hodges n'aimait pas la canicule, elle l'empêchait de se détendre et provoquait une telle tension chez les citoyens que les crimes augmentaient invariablement. Néanmoins, pour le moment, tout semblait relativement calme. Personne n'avait encore accouru vers lui, déboulant de nulle part, en lui tendant un sachet plastique au contenu plus que douteux à examiner. Hodges songea qu'il aurait peut être un peu de temps pour profiter de la fraîcheur nocturne et travailler, les neurones détendus, à son article sur les contenus chimiques identifiables des empruntes digitales ; une véritable avancée dans le domaine de l'investigation scientifique.
Avant de rentrer dans le labo, Hodges s'arrêta derrière la porte vitrée avec ce soupir excédé dont le jeune collègue duquel il prenait la relève avait l'exclusivité. Ce dernier, fredonnant une inaudible mélodie – probablement l'un de ces ignobles tubes californiens, se dit le nouvel arrivant -, avait entrepris de détacher une paille en plastique d'une épaisse semelle de chaussure, passablement recouverte de poussière. Hodges s'arma de son sourire le plus ironique et pénétra dans la pièce, Greg Sanders le salua d'un petit signe de tête, qu'il lui rendit de bonne grâce.
- Alors, qu'est-ce qu'on a ?s'enquit-il en prenant de nouveaux gants stérilisés.
Greg s'essuya le front du revers de la manche et quitta des yeux son travail.
- Deux morts d'un coup, aujourd'hui, mais on n'arrive pas à savoir s'ils se sont entretués, ou si une troisième personne est intervenue. Les deux cadavres se trouvaient dans un immeuble désaffecté, et nous n'avons que peu de pistes. Ce sont des clochards, d'après leurs tenues, et leurs empruntes ne sont pas au fichier. Il faudrait pouvoir retirer un échantillon de salive de cette paille, en priant pour qu'elle aille avec le menu de fast-food que l'un des deux s'était apparemment offert, et pour que l'ADN soit celui d'une troisième personne, résuma-t-il.
Hodges fronça les sourcils :
- Grissom ne croit pas à une bagarre d'ivrognes ?
- Ils étaient dans un état effrayant, quand on les a découverts. Multiples fractures, brûlures de cigarettes, coupures… Brass pense que les blessures ont été infligées ante mortem, et visaient à les rendre méconnaissables. L'un des deux a été littéralement égorgé, et on n'a trouvé la lame nulle part. Ça n'a rien d'une rixe de saoulards, malgré l'allure des victimes et de la scène de crime.
- Ah, oui, c'est vrai que vous pouvez vous faire votre propre idée, maintenant que vous allez sur le terrain, concéda Hodges d'une voix flûtée. Vous m'avez l'air bien fatigué, d'ailleurs !
Greg haussa les épaules, conscient que la constatation de son collègue était tout sauf compatissante.
- Vous voulez que je finisse avec la paille, ou vous prenez la relève tout de suite ?
- Laissez tout en plan et filez, votre journée est finie depuis cinq minutes et je me débrouille très bien tout seul.
Greg ne se le fit pas dire deux fois et rejoignit les vestiaires au petit trot. Oui, il était crevé, et depuis la macabre découverte de cette scène de crime, il avait l'impression que la sueur qui glaçait sa peau était celle des deux morts. Ils étaient tout frais, les corps, lorsque lui et Brass les avaient découverts, Greg avait même cru les voir bouger…Il frissonna pour chasser cette vision morbide de son esprit.
Sara Sidle fermait tout juste son casier, le regard perdu dans le vague. Greg, qui allait lui lancer un joyeux hello, arrêta son mot en plein vol ; il prenait toujours la tristesse de la jeune femme en pleine figure. C'était encore pire que tous les relents de cadavre, le malheur d'un vivant. Il ferma la bouche, la rouvrit, devina qu'il allait balbutier, préféra se taire et se réfugia en face de son casier.
- Hey, Greg, fit aussitôt la voix de Sara dans son dos.
- Oh, bonsoir Sara.
En cet instant, Greg souhaita plus que tout au monde d'être assez petit et souple pour se rouler en boule dans son casier et refermer la porte sur lui. « Oh, bonsoir » ! Comme s'il ne l'avait pas vue…
Se passant la main dans les cheveux, il se retourna tout de même pour faire face à sa collègue. Il lut avec soulagement dans ses yeux qu'elle avait capté son manège, mais que cela l'avait tirée de ses sombres pensées.
- Tu rentres chez toi ?demanda-t-elle, pour mettre fin à ce moment de flottement.
Greg hocha la tête et expliqua :
- Hodges avait besoin de sa journée pour raisons personnelles, alors on a échangé, à titre exceptionnel.
Sara fit la grimace.
- Génial.
Ce fut au tour de Greg de sourire intérieurement. Si Hodges était la plupart du temps désagréable avec le laborantin, il était à l'inverse très serviable vis-à-vis de Grissom et Sara. Et à vrai dire, c'était presque plus effrayant.
Greg avait épaulé sa besace, Sara était prête à travailler. Les deux jeunes gens échangèrent un bonsoir-bonne-nuit-bon-courage, puis se séparèrent, chacun éprouvant pour des raisons différentes le sentiment de quitter un rêve.
3h45
- Greg ?
Au moment où il reconnut la voix de Gil Grissom, le jeune homme se maudit d'avoir décroché le combiné. Il lâcha un grognement d'outre-tombe pour signaler qu'il était réveillé ; les battements de son cœur ralentirent, la survenance stridente de la sonnerie du téléphone avait déchiré le silence paisible de sa chambre.
- Greg, on a besoin de vous au labo.
- Ça ne peut pas attendre demain ?gémit l'ex-dormeur.
- Hodges a disparu.
L'équipe de nuit était réunie au grand complet dans la salle de réunion. Jim Brass, tiré lui aussi de son sommeil, affichait une mine d'ours fatigué. Il résuma la situation :
« Hodges est descendu vers dix heures au fast-food qui a ouvert il y a quelques temps à l'autre bout du pâté de maisons. On ne l'a plus revu depuis, ni dans nos locaux, ni au restaurant. Les clefs de sa voiture, ainsi que celles de son appartement, sont toujours dans son casier. Son portable a manifestement été coupé. Voilà, c'est tout ce qu'on a. »
Un ange passa, laissant aux policiers le temps d'emmagasiner ces quelques informations. Catherine ouvrit le bal des questions :
- Hodges s'est-il plaint à l'un de vous d'un problème quelconque, aujourd'hui ou ces derniers temps ?
- Pas plus que d'habitude, ironisa Nick.
Greg évita de croiser son regard pour ne pas pouffer de rire.
- Il n'a pas de proches dans cette ville, et nous ne lui connaissons pas d'amis, ajouta Warrick Brown, ce qui permit à ses camarades de reprendre leur sérieux. Hodges est toujours très discret quand il est question de sa vie privée.
Les prunelles pensives de Grissom se promenèrent sur les visages de ses coéquipiers, perdus dans les volutes du café brûlant qui venait d'être servi.
- Et vous, Greg, qui êtes le premier à l'avoir vu ce soir ? Vous n'avez rien remarqué de particulier ?
- Il a été aussi charmant avec moi que de coutume. Vous savez, pour ce que j'en pense, Hodges ne s'est pas volatilisé et peut se pointer à tout moment comme une fleur, avec une explication que nous ne connaissons pas encore mais qui sera sûrement très bonne.
- Merci pour votre avis, Monsieur Sanders, répliqua Jim Brass, ce qui provoqua quelques sourires dans la petite assemblée. Pour ma part, je souhaiterais être certain qu'il ne s'agit que d'un banal imprévu, et non d'un acte criminel. A moins que vous ne préfériez attendre que le FBI ne vous rende visite, je vous suggère de faire preuve d'un peu plus de rigueur.
- Je peux aller voir sur quelles affaires il a bossé ces derniers temps, maugréa Greg, contrit.
- Faites donc, approuva Grissom. Sara vous aidera. Quant à vous, Nick et Warrick, rendez-vous au domicile de Hodges. Prenez ses clefs, je pense qu'il ne nous en tiendra pas rigueur.
L'équipe se dispersa, laissant Brass, Grissom et Willows seuls dans la salle. L'agente lâcha un petit soupir.
- Bizarre, cette incartade à la précision d'horloge atomique dont Hodges a toujours fait preuve… Mais je ne vois pas pour autant quelle affaire pourrait lui avoir attiré des ennuis. Nous n'avons rien de chaud sur les bras, actuellement.
Grissom hocha la tête sans répondre. Les lèvres pincées, il réfléchissait.
Catherine avait raison, il était peu probable que cette absence inopinée ait à voir avec le travail. La vie de David Hodges était-elle réellement sans remous ?
