Laisse le soleil luire sur ma face

Chapitre 1 : Loup y es-tu ?...

Joker laissa sa monture s'abreuver dans le cours de cette rivière. Ses pensées étaient vagabondes. Accroupi à côté de l'encolure de la jument bai, il laissa sa main valide et gantée courir le long des crins sombres.

Devant eux se dressait un bois touffu, à l'obscurité compacte.

"J'espère qu'il te reste du courage, ma belle..." soufflé à la jument. Cette dernière leva la tête, sens aux aguets du fait d'un mouvement dans les feuillus.

Joker grimpa en selle et prit le contrôle des rênes, faisant filer la monture jusqu'au bois, talonnant afin de traverser la zone le plus rapidement possible.

Soudain, un loup surgit d'un fourré, suivi par quatre autres membres de la meute, se jetant au cou de la jument pour l'égorger.

Le cri de Joker resta étouffé dans sa gorge lorsque la jument chuta brusquement au sol. Deux loups vinrent en renfort du premier, tandis que la jument tentait de se débattre, vaincue par avance, sous les crocs meurtriers.

Deux autres loups tenaient Joker en respect. Ce dernier n'avait en guise d'arme que la lame de sa canne - autant dire que ses chances étaient minces !...

Les deux loups décrivaient des cercles de plus en plus restreints. Joker suffoquait, gorge sèche, sentant sa dernière heure arriver !...

Le loup bondit et prit entre ses crocs la cuisse de Joker. Une détonation vint mettre fin au supplice du jeune leader. Puis une seconde abattit froidement un second loup, faisant prendre la fuite aux trois autres carnivores.

La cuisse de Joker lançait, baignant de sang son pantalon. Le jeune homme était sur le point de perdre connaissance. Une gifle le fit revenir à la réalité.

"Reste avec moi, mon garçon !..."

La voix était fluide, ferme. L'homme que Joker distinguait, dans le vague, était grisonnant, proche de la cinquantaine.

Le cercle sombre se referma malgré le rappel à l'ordre et Joker perdit connaissance.


Joker se réveilla en sursaut, pensant que tout ceci n'avait été qu'un cauchemar. Hélas, sa jambe se chargea de lui rappeler l'amère réalité en lançant dans tout le corps.

La chambre où il se trouvait lui était étrangère... Joker envisagea silencieusement chaque détail que la pénombre permettait de deviner, regard faisant la ronde. La pièce était vaste, les meubles travaillés, le lit était à baldaquin.

Joker tenta de faire appel à ses souvenirs mais tout semblait se perdre au moment où le second loup s'était effondré à terre. Il soupira. Dire qu'il pensait atteindre le Comté de Suffolk avant demain soir !... Ce contretemps était fâcheux. Et cette blessure le clouerait au lit au moins une bonne semaine, voire davantage. Joker pesta intérieurement, serrant rageusement le drap. Il somnola jusqu'au petit matin.

On frappait à la porte. Une domestique fit son entrée, plateau garni entre les mains.

"Bonjour. Vous sentez-vous mieux ?"

"Où suis-je ?" questionna Joker, avec un peu de rudesse.

"Au domaine de Monsieur le Comte."

Un noble ?...

"Monsieur vous a sauvé des loups dans le bois." déposant le plateau en bord de lit. "Le médecin est plein d'espoir pour votre jambe."

Ce serait vraiment d'une triste ironie si je venais à la perdre !... Un bras a suffi.

"Votre jument, par contre..."

Joker grimaça.

"Monsieur le Comte devrait vous voir dans la matinée, je pense. En attendant, mangez ce qu'il vous plaira."

Joker eut un appel d'estomac à la vue du plateau richement garni. La domestique rit. Joker en fut embarrassé.


Le Comte paya une visite au convalescent sur les coups de dix heures. Il lui expliqua qu'il avait déjà eu affaire à la meute de loups et que Joker pouvait s'estimer heureux de s'en tirer à si bon compte !...

Joker le remercia chaleureusement.

Le Comte détonnait pour un membre de la noblesse, s'adressant à l'artiste sur un ton affable et vrai, sans fioritures et même avec quelques écarts de langage qui surprirent Joker.

"On va prendre soin de toi, ici. Tu vas rapidement être sur pieds, mon garçon." paternel.

Joker se dit qu'il avait vraiment eu de la chance... que tous les membres de la noblesse n'étaient finalement pas si mauvais mais il demeurait sur ses gardes - expérience oblige. Il avait tant vu... il avait vu la folie s'emparer de celui à qui il devait tout !... Le souvenir fit passer une bille de fiel au travers de la gorge du jeune artiste.


"La plaie est belle. Bien entendu, il restera des marques mais aucun nerf ne semble avoir été touché. Monsieur le Comte a tiré juste à temps !..." confirma le médecin. "Je vous ai emmené une béquille afin que vous puissiez circuler."

Joker fut ravi de se lever et de parcourir le manoir, s'arrêtant devant chaque portrait, tentant d'y retrouver des traits communs avec le visage du Comte.

Il entra dans ce qui semblait être le bureau du Comte, chargé de paperasses diverses, livres posés sur les rayonnages bois d'une magnifique bibliothèque. Les ouvrages étaient principalement écrits en allemand et Joker y fit le rapprochement avec le nom à consonance germanique du Comte. Il subsistait quelques traces de la rudesse de la langue dans les termes anglais du Comte.


Le Comte dénicha quelques ouvrages en anglais pour le jeune artiste. En outre, les deux hommes disputaient des parties d'échecs interminable.

Alors que la partie se disputait âprement, une furie fit son entrée, jetant sa cravache dans un coin de la pièce.

"SALOPERIE DE CANASSON !" tapant des pieds.

"Qu'a-t-il encore fait ?... non, laisse moi deviner... refus devant l'obstacle ?..." sans lever les yeux de la partie.

"Houmpf !" croisant les bras.

Le Comte leva enfin les yeux sur la cavalière, couverte de boue.

"Refus d'obstacle, à l'évidence." amusé. "Au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, nous avons un invité." posé.

Joker hésitait quant au comportement à adopter : se lever et saluer poliment la jeune femme ou attendre qu'elle le fasse...

"Ton attitude le place dans l'embarras." dit le Comte.

"P... pas du tout." bredouilla Joker.

"De toute manière, quoi que tu fasses maintenant, jeune homme, tu ne trouveras pas grâce à ses yeux. Son humeur est massacrante." amusé par le caractère explosif de sa fille.

Cette dernière quitta les lieux en faisant entendre ses talons sur le marbre du sol.

"Ma fille." précisa le Comte.

"Eh bien... le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle a du caractère." souriant.

"Oh, de cela elle ne manque pas, en effet."


Le bain était le bienvenu, tandis que sa tenue était lessivée de la boue qui la maculait.

Elle s'y prélassait avec délice, dans la mousse agréablement parfumée, fredonnant un air pirate ; une chanson paillarde, sourire aux lèvres, faisant glisser le savon sur sa peau satinée.

Elle se rinça et quitta la baignoire, arborant un crâne pirate et des tibias entrecroisés dessous, tatoués au creux des reins.

Sa mauvaise humeur venait de s'envoler.

Elle quitta la salle d'eau et choisit une robe pour la soirée. Elle n'avait noté que sa chevelure ; d'une magnifique teinte orange !... Elle appréciait ce qui sortait du lot et avait une affection marquée pour ce qui détonnait dans le paysage.


"Donne-toi la peine de t'installer."

Joker s'exécuta, dépliant soigneusement sa serviette sur ses cuisses.

Le Comte choisit lui-même la bouteille de vin - un grand cru.

Joker était nerveux, notant un couvert supplémentaire.

"Détends-toi, mon garçon. Ce n'est pas parce qu'elle s'en prend à sa monture qu'il en ira de même pour toi." amusé par l'émoi du jeune artiste.

"Je... ce n'est pas..." mais il finit par abandonner et sourire.

"Tu sais, il lui faut un peu de caractère car je suis souvent absent et sa mère est décédée lorsqu'elle était très jeune."

"Ah ?..."

La porte s'ouvrit et elle fit son entrée, dans une robe somptueuse.

"Là, tu vois ?" sourit le Comte.

Elle prit place en face de Joker.

"Tu lui as fait très peur, tu sais ?" dit le Comte à sa fille.

"Peuh !..." amusée, levant un regard clair sur le jeune artiste, laissant ses yeux le parcourir sans la moindre gêne, souriante. "Ainsi, je vous fais peur ?..."

"Non, ce n'est pas... enfin... oui, votre entrée était... quelque peu brutale..." bredouillé.

Elle pouffa, sans se moquer néanmoins. "Mettez-vous à ma place ; je déteste me retrouver couverte de boue après avoir valsé par-dessus un obstacle."

"Certes, ce n'est pas ce qui peut être le plus agréable..." concéda Joker. "... j'ose espérer que vous monterez à nouveau sur le dos de cet animal pour ne pas rester sur un échec."

"J'y suis remontée illico." alors qu'on servait les entrées.

Joker sourit. "Mes félicitations."

"Bien. Et vous, dites-moi, comment vous êtes-vous retrouvé chez nous ?"

"Oh, l'histoire peut se résumer ainsi : une attaque de loups, dans les bois. Votre père m'a secouru juste à temps pour m'éviter de terminer en plat de résistance pour la meute." riant.

"Vous semblez mieux le prendre que moi mon échec à l'obstacle."

"Je suis entier !... c'est le principal !..." levant lentement les bras pour affirmer ses dires, sourire aux lèvres.

Il lui plaisait. Il lui plaisait fortement !... Et elle se félicitait de pouvoir ainsi l'observer à loisir durant tout le temps du repas.

De son côté, même si elle possédait des atours indéniables, Joker demeurait sur la réserve, notamment du fait de la différence de leur milieu respectif.

Le moment fut agréable, agrémenté de rires. Un souper comme Joker les affectionnait.

Mais sa troupe lui manquait horriblement. Il perdit un instant le fil des conversations, regard vagabondant par-delà les croisés. Ses amis devaient se faire du mouron...

"Quelque chose te chagrine ?"

"Oui, je..." souriant pour s'excuser. "... j'ai laissé ma troupe derrière moi et je pense qu'ils doivent s'inquiéter de ne pas me voir revenir..."

"Votre troupe ?"

"Oui, je suis... chargé de l'opérationnel d'un cirque ambulant. Le bras droit du patron, pour ainsi dire..."

"Oh !... Ceci explique votre... style particulier !..." ravie d'avoir trouvé l'explication à son look haut en couleurs.

"En effet. J'espère que ceci ne vous incommode point..."

"Pas le moins du monde. Au contraire !..."

"Me voilà rassuré." main posée sur l'emplacement du cœur, assorti d'un soupir de soulagement.

"Puis-je faire remarquer que traverser ce bois en cette veille de la nuit n'est pas très judicieux." dit le Comte.

"Je vous l'accorde. Il y avait urgence."

"Une urgence qui justifie pareille prise de risque ?"

"Sans doute."

"Vous voilà bien avancé !..."

"En effet. Et cela me chagrine fort."

"Lorsque vous serez remis, nous pourrons vous mener jusqu'à votre troupe."

"Lorsque je serai remis..." répété, regard dans le vague puis revenant à la fille du Comte.

"Vous vous sentez bien ?..." s'inquiéta la belle.

"Oui. Oui, je... suis juste un peu fatigué."


Elle chantonnait en retirant sa robe. Elle avait toujours obstinément refusé qu'on lui impose un choix de vêtements, qu'on l'assiste lors de ses habillages ou qu'on la coiffe. Elle était forte et indépendante. Son père ne lui avait guère laissé le choix, lui-même élevé à la dure. Il exécutait des contrats pour le plus offrant ; il était sniper. Voilà pourquoi il était parvenu à abattre les loups en pleine obscurité. En plus de cette activité, le Comte était dans le trafic d'armes.

Il était également forain à ses heures. Il avait entièrement retapé le manège familial qui tournait à présent comme une horloge - si on omet les pannes récurrentes de l'orgue. La mécanique à vapeur, elle, fonctionnait à merveille, sans compter les années !...

Dans sa chambre, Joker avait le regard vide. Installé en bord de lit, il parcourait des yeux les coins de la pièce, les détails des meubles. Si seulement il pouvait donner de ses nouvelles à la troupe...

Il pencha le haut de son corps en avant, coude sur ses genoux, doigts perdus dans les mèches rousses.