La bataille gronde, les sortilèges fusent de toutes parts, mêlés au fracas des lames. Couvert de mon fidèle sort d'invisibilité, je zigzague entre les combattants. Nous reprenons le contrôle des hostilités, mais l'attaque surprise des oreilles pointues a causé de gros dégâts. Je sortais de la ville quand ils ont lancé l'assaut, autant dire que j'étais aux premières loges.
Tentant d'ignorer mon bras paralysé par le gel et la flèche qui dépasse de mon épaule, je parviens à rejoindre une tour de guet. Malheureusement, mon manteau de discrétion s'évapore dès que je touche la poignée, m'offrant à la vue d'un ennemi qui charge immédiatement. Ma main droite inutilisable, je préfère fuir. Dommage que leurs enchantements soient si puissants, sinon j'aurais peut-être eu l'énergie de le semer dans les escaliers.
J'ai à peine gravi dix marches que sa lame taillade l'arrière de mon genou et je m'effondre. Il me vise d'une estoque, mes mouvements engourdis parviennent tout juste à éviter une mort instantanée quand l'épée se plante dans mon dos. Je ne sais pas ce qu'elle a touché exactement, juste que c'est mauvais et que, à moins de trouver une potion de soin rapidement, j'y passerai. L'enchantement de glace qui enveloppe la lame n'aide pas. Ces connards d'elfes savent y faire, pensé-je en jetant un regard noir au-dessus de mon épaule invalide. Plus d'énergie, plus d'échappatoire… Non ! Je ne peux pas, je n'ai pas le droit de crever ici, ou Konahrik trouvera un moyen de me ressusciter simplement pour insulter mon incompétence et me renvoyer auprès du Créateur juste après. Ça lui ressemblerait bien.
Il s'apprête à m'achever, alors je hurle aussi fort que possible, non seulement pour obtenir quelques secondes de répit, mais surtout dans l'espoir d'alerter un allié - bien que je doute qu'on m'entende entre les cris des soldats et les explosions magiques.
FEIM ZII GRON
La lame frappe la pierre et je profite de ne plus sentir aucune douleur pour me retourner. Mes membres restent engourdis, mais au moins je peux respirer un peu. L'ennemi me fixe, trépigne, sa mâchoire se crispe sous son casque blanc, et il entame un mouvement de recul en crachant des jurons elfiques. J'aimerais connaître plus de termes offensifs - voir les autres prêtres invoquer le pouvoir du feu ou de la glace demeure l'un des plus beau spectacles de tout Mereth - mais feim m'a sauvé assez souvent pour effacer mes regrets; les quatre années passées à méditer sur ces mots ont été rentabilisées au quintuple. Mais aujourd'hui ça ne suffit plus.
Abattu par un elfe. Quelle honte. De tous ceux qui ont porté ce masque, je dois être le pire. La légende va s'éteindre par ma faute, par mon manque de prudence. Qu'est-ce qui m'a pris de quitter la ville par sa porte principale ? Nos récentes victoires ont dangereusement ramolli mon instinct de survie.
L'influence de feim s'estompe lentement, je sens mon corps retrouver sa consistance, la brûlure froide qui paralyse mon épaule et celle qui me traverse le dos reprennent leurs droits sur mes sens, mon regard flou se trouble encore plus. Je grimace derrière mon masque. Ce délai n'aura rien changé. Dommage. J'abaisse mes paupières, prêt à recevoir le coup fatal. Au moins, entre une épée dans le cœur et une lente hémorragie j'ai droit à l'option la moins pénible. Je crois.
Mon prédécesseur a été plus chanceux: une dague sur la gorge au milieu de son sommeil, quelques brèves secondes de suffocation, et c'était fini - un travail d'expert, personne ne vous dira le contraire. Moi je dois supporter le froid magique qui grignote ma peau, les marches de pierre qui se plantent dans mon dos, mais c'est presque terminé. Plus qu'un geste, une lame bien placée… d'une seconde à l'autre… d'une… seconde… à… l'autre…
Qu'est-ce qu'il attend ce con ? Mes yeux s'ouvrent pour voir l'elfe s'effondrer, une flèche entre ses sourcils blancs. Le fracas métallique de son armure couvre l'approche de ma sauveuse qui s'accroupit à mes côtés.
"Zeymah, es-tu bless… Par le Créateur ! Seigneur Krosis !"
Son armure de cuir appartient aux disciples de Volsung - dont je faisais partie avant ma promotion - des adeptes de la discrétion, de l'espionnage, de l'assassinat. Et la plupart d'entre eux sont incapables de produire un sort de soin. Au vu de ses gestes paniqués, elle fait partie de ceux-là. Peu importe, dans mon état seuls Morokei et Ahzidal pourraient me sauver. Personne ne leur arrive à la cheville en magie de guérison, à part Nahkriin peut-être, mais je préférerais me casser une rotule plutôt que de lui demander de l'aide.
Ignorant les gestes erratiques de la disciple, je lève ma main la moins engourdie jusqu'à mon masque et découvre mon visage. La brume macabre qui couvre lentement mes pupilles m'autorise à peine à discerner ses nombreuses taches de rousseur, mais sa bouche béante ne laisse aucune place au doute. Elle ne s'attendait pas à voir le visage d'un prêtre-dragon. Personne ne se prépare à ça. Mais je ne mérite plus ce titre, car Krosis est immortel.
"Briinah…" dis-je en crachotant.
Ma gorge refuse de prononcer les mots, pourtant il le faut, la stabilité du culte en dépend.
"Mets-le, ordonné-je en lui tendant le masque.
- Q-quoi ?" Bégaye-t-elle en serrant son arc contre sa poitrine.
Quelle idiote. J'use de mes dernière forces pour lui fourrer l'objet entre les mains, la forçant à poser l'arme, et m'allonge sur les marches.
"Mets-le, ne l'enlève pas… Jamais… Va à Bromjunaar… Konahrik…"
Draaf ! Je ne vois plus rien, parler fait mal. Mais je n'ai pas fini.
"Dans ma poche… parchemin… utilise… sur mon corps…"
Ma langue se ramollit, je parviens tout juste à poser mes doigts sur la poche en question. Pas question de dire un mot de plus. J'espère qu'elle a compris, qu'elle obéit. Elle n'a pas eu droit à la promotion la plus officielle ou la plus classique, mais tant que personne d'autre ne le sait, tout va bien. Tant que Krosis vit aux yeux des simples mortels, sa réputation est sauve. La réputation du culte est sauve. Ce n'est plus mon problème de toute manière, j'ai donné tout ce que j'avais, jusqu'à mon identité, tout comme elle s'apprête à le faire. Elle a intérêt. De toute manière, si elle ne convient pas, Konahrik aura vite fait de la remplacer.
Je ne sais pas si je prononce vraiment mes dernières paroles ou si mon esprit délirant invente les mouvements de mes lèvres, mais je sais que l'héritage que l'on m'a confié des années plus tôt ne mourra pas à cause de mon incompétence. Krosis vivra.
"Unslaad Krosis."
À suivre…
Termes draconiques:
Zeymah - Frère
Briinah - Sœur
Draaf - Merde
Unslaad Krosis - Éternelle tristesse
