Partie I : Dans la ferme
Chapitre 1 : Un éclair dans un ciel clair
C'est à la ferme que j'ai appris que j'étais monstrueuse. Pas physiquement, il n'y avait pas de miroir et nous étions tous sales, fatigués, marqués. Non. Il y avait cette force qui se tapissait dans mon ventre, et qui demandait à sortir dès que les Désians arrivaient, dès qu'ils humiliaient l'un d'entre nous. Je savais que mes mots ne feraient que diriger leur violence vers moi, je savais que je ne ferais que tomber de Charybde en Scylla, mais... Je n'arrivais pas à la retenir – à me retenir.
Les Désians m'ont vite remarquée à cause de ça. Leurs menaces puis leurs coups ne faisaient pas taire cette chose dans mes entrailles qui me poussait à les défier. Ils sont allés jusqu'à prendre d'autres prisonniers pour les faire souffrir devant moi, pour me faire flancher – rien à faire. La force en moi ne ployait pas.
Cela ne pouvait pas durer longtemps, j'en étais consciente, mais la force dans mon ventre me rendait puissante pendant un instant, et je me sentais vivante, en accord avec moi-même. Je n'avais pas baissé la tête comme nombre d'entre nous, je n'avais pascapitulé.
Pas encore.
Ils sont venus une nuit, m'ont probablement droguée parce que je ne me suis pas réveillée, et m'ont emmenée autre part, loin des autres prisonniers. Quand j'ai repris conscience, j'étais attachée sur une couchette, des scientifiques tout autour de moi, et derrière eux, un homme au regard d'assassin entouré de deux gardes.
L'homme avec ses yeux de tueur fut le premier à voir que j'étais réveillée. Il a eu un sourire réjoui de dément et s'est approché de mon visage. La chose dans mon ventre était encore endormie et n'a pas réagi quand il a commencé à parler, pour me dire que j'étais son précieux cobaye pour son projet grandiose et que je serais choyée. Et avec un murmure soyeux, il m'a annoncé que mon nom était A012.
C'est à ce moment-là que la chose en moi s'est réveillée et que j'ai ouvert la bouche pour protester, l'insulter, mais ma langue était de plomb, et mes muscles encore figés par l'anesthésiant. Impuissante, j'ai regardé l'homme aux yeux de tueur faire un signe pour qu'un scientifique m'enfonce une seringue dans les veines. Le noir s'est de nouveau refermé sur moi.
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Kratos soupira en regardant autour de lui. Sans les ordres de Mithos, il ne serait pas là, mais le Demi-Elfe avait insisté en lui rappelant que c'était sa responsabilité, en tant que Séraphin en charge de Sylvarant, de surveiller le travail des Désians. Les espions de Pronyma les avaient avertis que le dernier projet de Kvar avait des chances de réussir et Yggdrasil était anxieux de savoir si les cristaux du Cruxis pouvaient être produits en masse.
Kratos avait donc quitté Derris-Kharlan pour Sylvarant et s'était présenté à la ferme à Kvar qui l'avait reçu avec des paroles mielleuses. Le Séraphin avait écarté la légère irritation que déclenchait ce personnage et avait dit qu'Yggdrasil portait le plus grand intérêt à son projet Angelus, d'où la raison de sa présence. Le reste n'était que politesses lisses, teintées de mépris pour Kvar et d'indifférence pour lui.
On l'avait installé dans une chambre luxueuse, proche des quartiers du demi-Elfe et des Désians les plus gradés. Un soldat lui avait apporté un dossier sur le projet Angelus, où Kratos était certain qu'il manquait des pages. Il ouvrit la couverture, ornée du sigle de "Projet A.", et apprit avec un intérêt limité que Kvar en était à sa douzième tentative d'implantation de sa nouvelle exsphère, et que les autres cobayes étaient morts de fatigue ou avaient rejeté l'implantation. Divers ajustements avaient été faits, mais, compléta Kratos, tout dépendait de la compatibilité entre le mana du cobaye et l'exsphère.
Kvar refusait cette approche. Le sujet choisi était une prisonnière qui s'était faite remarquer par sa résistance aux conditions de la ferme. Il jeta un œil aux autres informations sur A012 sans les retenir, et passa aux pages suivantes. Les explications étaient plus théoriques, mais Kratos était familier du fonctionnement des exsphères. Il les lut avec attention, se promit de rechercher les données manquantes – sans surprise, c'était ces renseignements qui lui permettraient d'avoir une idée exacte sur la nature de l'Angelus.
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Je me suis réveillée dans une nouvelle cellule, aux parois de béton. Un néon blafard éclairait le vide de la pièce, la porte grillagée, le broc d'eau dans un coin, et un pot pour faire mes besoins dans un autre.
Le silence était total.
Avec les autres prisonniers, il y avait toujours un peu de bruit, un corps qui bougeait, des pas dans les couloirs, des respirations, des gémissements, des ronflements. Je n'avais jamais connu ce silence depuis mon arrivée à la ferme. Cette tranquillité morte a fait taire la chose en moi et je me suis recroquevillée dans un coin. J'avais froid.
Je me suis rendue compte que ma main me faisait mal. C'était une douleur sourde avec laquelle je m'étais réveillée, et mon cerveau était trop embrumé pour que je m'en rende compte jusqu'à maintenant. La douleur partait du dos de ma main droite, et remontait dans mes nerfs le long de mon bras jusqu'à la nuque. J'ai regardé ma main droite à la recherche d'une quelconque blessure, et retins un hoquet en voyant l'origine de ma souffrance.
J'avais une nouvelle exsphère. D'un bleu violacé, comme un œil de cyclope qui me contemplait sans rien me dire. C'était autour d'elle que se concentrait la douleur. Je me suis mordue les lèvres sans rien dire, mais la vision a réveillé un peu de la force en moi, m'a donné plus de courage pour me lever, faire quelques pas chancelants de fatigue et m'approcher de la grille. J'étais dans un couloir blanc, aseptisé. Il y avait d'autres cellules à côté, mais elles étaient toutes vides...
Les autres cobayes sont morts... Espérons que tu résisteras un peu plus, ma jolie.
La voix de l'homme aux yeux d'assassin a répondu à l'interrogation qui n'avait pas fini de se former dans mon esprit. L'œil de l'exsphère m'a narguée, et d'un geste brusque j'ai balancé mon poing contre un mur de béton pour faire disparaître la bille. De la douleur, une vraie douleur, a remplacé l'élancement insidieux de l'exsphère, et je me suis sentie un peu mieux. La chose s'était calmée, mais elle était là, prête à me soutenir si j'en avais besoin. Rassurée, je me suis assise de nouveau, avec l'intention de dormir encore en attendant des geôliers. Après deux mois à la ferme, je savais que tourner et retourner ce qui m'arrivait dans ma tête ne faisait aucun bien. Mieux valait dormir et préserver mes forces pour ce qui ne manquerait pas de me tomber dessus.
Malgré ma résolution, mes rêves ont été remplis de cauchemars. J'ai retenu un cri quand une main m'a rudement secouée pour me faire ouvrir les yeux. Un garde était devant moi, le fouet à portée de main, et m'a tirée sur mes pieds. J'ai suivi le mouvement, tentant de faire émerger mon cerveau des brumes du sommeil. Quand je suis sortie de ma cellule, deux autres gardes se sont mis derrière moi pour éviter toute tentative de fuite.
Ils m'ont conduite dans un labyrinthe de couloirs blancs jusqu'à une pièce remplie de machines clignotantes où j'ai reconnu l'homme aux yeux de tueur à l'autre bout de la pièce. Il ne me prêtait aucune attention, accaparant son interlocuteur de paroles mielleuses. La force dans mon ventre s'est étirée à cette vision, et je me suis tendue pendant qu'on me menait à une couchette où on m'a assise, sous l'œil vigilant des soldats et la consigne de ne pas bouger. Aussitôt, des scientifiques se sont approchés et ont commencé à manipuler ma main. J'ai tourné la tête pour ne pas les voir et j'ai croisé le regard de celui à qui s'adressait mon bourreau. Il était un peu plus grand que mon tortionnaire, mais c'était peut-être à cause de ses cheveux d'un brun rougeâtre qui partaient dans tous les sens. Son regard avait la couleur du sang séché et était aussi inexpressif que celui des morts.
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Bientôt, Kvar se donna la peine de frapper à sa porte pour lui annoncer que le cobaye allait vivre sa première série de tests et que le Séraphin était convié à les observer pour nourrir son rapport à Yggdrasil, car à n'en pas douter, le chef du Cruxis lui avait demandé un compte-rendu précis ? Kratos lui donna une réponse vague. Mithos ne voulait pas qu'il flatte les espoirs de Kvar car cette préférence nourrirait les espoirs du cardinal pour accéder enfin au poste de chef de Désians, qui pour lui, était la dernière marche avant de devenir le quatrième Séraphin.
L'Humain le suivit jusqu'au laboratoire Angelus, et en profita pour lui poser de rares questions sur le projet. Il limita sa curiosité : si Kvar le sous-estimait, il lui donnerait plus d'informations. Bien entendu, le demi-Elfe fut lent à répondre, se perdant en des détours inutiles que Kratos écoutait d'une oreille. L'ange ne tourna pas la tête lorsque la porte s'ouvrit pour laisser passer trois gardes et la prisonnière, et le demi-Elfe continua ses explications, abordant enfin le vif du sujet, pendant que les scientifiques vérifiaient que l'implantation se passait bien.
Kvar se tourna alors vers la prisonnière et la désigna à Kratos d'un geste théâtral.
"Et voilà le porteur qui va permettre la réussite de ce projet... Du moins nous l'espérons."
Le cobaye le regardait. Son visage et son corps étaient amaigris par son séjour à la ferme, mais ses yeux sombres le fixaient sans aucune hésitation, brillants et directs. Encore vivants.
Il se demanda comment elle ne perdait pas courage encore maintenant, comment ses yeux gardaient cette force. Et soudain, il fut incapable de soutenir ce regard plus longtemps et baissa la tête.
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Un ordre sec a claqué derrière moi, pour que je m'étende sur la couchette. J'ai hésité, mais les gardes ne m'ont pas laissé le temps de résister et m'ont allongée de force. Les scientifiques sont revenus, avec des machines et des instruments que je ne connaissais pas. Il m'ont fait une piqûre, m'ont reliée à des câbles, m'ont enfoncé des tubes dans les veines, ont fait partir d'autres machines en échangeant des informations incompréhensibles.
L'homme aux yeux de tueur s'est approché de moi et m'a caressé la joue du bout des doigts.
"Voyons voir si tu es capable de survivre, ma jolie, a-t-il susurré presque joyeusement."
La chose a feulé au contact de ses gants, mais je ne pouvais rien faire. Alors j'ai serré les lèvres et je l'ai abreuvé d'insultes en esprit. L'autre homme s'est aussi approché, mais moins près. Lui ne disait rien, même si les courbettes de l'homme aux yeux d'assassin m'ont fait pensé qu'il était son supérieur.
La chose en moi s'est mise à gronder et je n'ai pas baissé les yeux, prête à affronter sa colère s'il pensait que je lui manquais de respect. Mais il a continué de me fixer, sans une émotion dans ses yeux, et j'ai senti mes poings se serrer, mes muscles se tendre, comme pour me préparer à bondir sur lui, le griffer, le faire souffrir comme je souffrais... Ses yeux étaient vides. Il me regardait, comme un objet qu'on lui présentait, mais c'est lui qui a détourné le regard le premier, et ses paupières ont papillonné, comme si je l'avais troublé.
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Kvar lui annonça presque immédiatement qu'on allait commencer les tests pour faire réagir l'exsphère afin qu'on puisse mesurer la compatibilité du cobaye le lendemain, et eut un geste discret pour qu'un scientifique lance un premier programme pendant qu'un autre a planté une seringue dans le bras de la jeune fille.
La prisonnière hurla, se tordit dans tous les sens, les yeux écarquillés par la souffrance. Sa voix montait dans les aigus et retombait un peu quand la douleur était moins forte, couvrant les informations que se relayaient les scientifiques autour d'elle. À nouveau, Kratos chassa le léger malaise qui s'emparait de lui et se força à continuer de la regarder souffrir. Kvar ne devait pas penser que cette douleur le touchait.
Enfin, les cris du cobaye retombèrent. Kratos desserra ses bras, surpris de voir à quel point il les avait contractés durant le premier test. La prisonnière reprenait son souffle, les yeux encore fous, le visage cramoisi et brillant de sueur, les yeux rouges d'avoir laissé échapper des larmes, la bouche encore entrouverte d'où partait un filet de bave. Elle sembla reprendre rapidement ses esprits, regarda autour d'elle et leurs regards se croisèrent de nouveau. Dans les yeux noirs, il y avait la haine qui naît de la douleur et de l'humiliation, la haine de ceux qui résistent avant de se briser pour toujours. Il soutint son regard, même quand elle se remit à hurler quand les scientifiques lui firent la seconde injection, jusqu'à ce que ses yeux se ferment et que ses cris se taisent enfin. Le malaise résiduel qui avait pris place dans sa poitrine ne voulut pas partir.
