Le bruit régulier du train sur les rails, la banquette confortable qui la soutenait et l'infusion qu'elle venait de boire, plongèrent Julia dans un état proche de la somnolence. Le temps n'avait plus d'emprise sur elle, elle se sentait si détendue qu'elle aurait été incapable d'estimer le nombre d'heures la séparant encore de Toronto si un des autres passagers le lui avait demandé. C'est ainsi qu'elle comptait terminer son voyage, à demie réveillée, paisible. Elle aurait de toute façon tout le temps d'appréhender ses retrouvailles avec William une fois le train arrivé en gare.
...
Quatre mois s'étaient écoulés depuis le jour où elle avait failli perdre la vie. Julia avait décidé de très vite quitter Toronto après cet événement bouleversant; à la fois parce-qu 'elle y avait été contrainte, les parents de Darcy l'avaient conviée (contre toute attente) à l'enterrement de leur fils à Buffalo, mais aussi parce qu'elle avait besoin de se retrouver loin de William afin d'y voir plus clair dans leur relation.
Elle n'était restée qu'une semaine à Buffalo. Le temps d'assister aux funérailles et de s'entretenir avec ses beaux parents. Ils n'avaient heureusement pas eu vent de sa tentative de divorce. La mère de Darcy, qui s'était toujours bien entendue avec Julia, avait essayé de la convaincre de rester plus de temps avec eux. Plus que la présence de sa belle fille, elle recherchait surtout celle de son fils disparu à travers les derniers souvenirs qu'en avait Julia. Julia avait dû gentiment refuser, en lui faisant comprendre qu'elle avait désormais besoin de vivre seule le deuil de son mari.
Comme elle n'était toujours pas prête à rentrer à Toronto, elle avait contacté sa sœur vivant à quelques kilomètres pour lui demander de l'héberger. Elle lui avait à moitié menti sur les raisons de sa fuite. Elle avait voulu que Ruby croit que sa présence à New York n'était dû qu'à son besoin de fuir la ville qui l'avait condamnée à mort. En vérité, elle était avant tout venue chercher une confidente qui l'aurait aidée à se reconstruire. Elle avait passé les trois derniers mois en compagnie de sa sœur. Julia avait été surprise de constater à quel point il lui avait était dur d'ouvrir son cœur à Ruby. Trop pudique, elle avait préféré agir, au début de son séjour, comme si rien de marquant ne s'était produit dans sa vie. Elle n'avait que très peu parlé de peur de trahir ses émotions et s'était toujours arrangée pour que la conversation ne prenne aucune tournure personnelle. Elle espérait ainsi donner le change d'une femme forte et courageuse gardant la tête froide malgré les circonstances. Toute cette comédie l'avait beaucoup fatiguée et honnêtement elle ne rêvait que d'une chose, pouvoir mettre sa fierté de coté et enfin se confesser à Ruby. La plus jeune des Ogden n'avait cependant pas été dupe, elle connaissait suffisamment bien sa sœur pour comprendre que Julia souffrait.
Cette situation aurait pu durer encore des semaines si un soir Ruby n' avait pas entendu le bruit d'un verre brisé provenant de la chambre de sa sœur et si elle ne s'était empressée de vérifier que tout aille bien à l'intérieur. Elle avait trouvé Julia au fond de la pièce en larmes, par terre, un bout de verre provenant du miroir de sa coiffeuse à la main :
- Jules, tu n'as rien ?
Julia, recroquevillée par terre n'avait pas répondu.
- Jules, que fais tu avec ce bout de verre... Répond moi !
Elle avait essayé d'essuyer ses larmes même si elle savait que Ruby les avait déjà remarquées. Elle s'était laissée faire lorsque sa sœur s'était approchée d'elle pour lui retirer le morceau de verre des mains.
- Je suis désolé Ruby, pour ta coiffeuse...
Ruby s'était accroupie près de Julia et avait déposé son bras autour de ses épaules. Elles étaient restées quelques minutes silencieuses dans cette position.
- Ruby, je ne vais pas bien... toute cette bonne humeur ces derniers jours que tu as pu voir chez moi... je ne la ressens pas. Si tu savais...j'éprouve tellement de colère, tellement d'amertume.
Ruby avait essayé de la calmer en lui caressant doucement les cheveux
- Jules, je sais... je sais tout ça. Ta petite comédie n'a dupé personne. Je suis ta sœur, je sais quand tu vas mal.
- Pourquoi tu n'as rien dit ?
- J'attendais simplement que tu t'ouvres à moi...que tu fasses le premier pas le moment venu.
Il y eut un bref silence.
- Tu sais, lorsque je t'ai vu comme ça, avec ce bout de verre, j'ai cru pendant un instant que tu allais...
Julia l'avait interrompu du regard, effrayée.
- Ce n'est pas ça Ruby, tu dois me croire. Jamais je ne mettrais fin à mes jours... Elle baissa les yeux au sol.
- Surtout pas après ce que je viens de vivre...
- Tu n'as plus besoin de te cacher maintenant Jules. Tu as failli mourir le mois dernier, je veux qu'on en parle, je veux t'aider à aller mieux.
- Je ne sais pas Ruby, je ne sais pas si je pourrai un jour réussir à revivre comme avant...
Les larmes recommencèrent à couler sur ses joues. Cette fois çi elle n'avait pas pris la peine de les essuyer.
- Ne dis pas ça Jules ! Je te connais, tu es forte, tu vas t'en sortir.
- Darcy est mort Ruby, par ma faute... Je l'ai tué, j'ai tué mon mari.
Ruby avait serré avec plus d'ardeur sa sœur dans ses bras et Julia avait fini par éclater en sanglots sur ses épaules.
Je suis là Jules, tu n'es pas seule, tu as William aussi qui t'aime.
Julia s'était raidie à l'entente du nom du détective.
- Jules ? Qui y a t'il ?
- C'est compliqué Ruby.
- Oh non...J'ai déjà vu plusieurs fois ce regard dans tes yeux. Vous vous êtes encore séparés c'est ça ?
- Ce n'est rien Ruby. Cette décision vient de moi. J'ai décidé de prendre mes distances avec William le temps de reprendre pied. Rien n'est fini entre nous, enfin je crois …
Les deux sœurs avaient fini par passer la soirée allongées l'une à côté de l'autre dans le lit de Julia comme autrefois lorsqu'elle étaient plus jeunes. Julia était restée encore trois mois avec Ruby après cette nuit, puis elle avait estimé bon de rentrer à Toronto pour affronter son ancienne vie.
...
Lorsque le train entra en gare, Julia ne pu s'empêcher de penser à William. Elle s'en voulait de ne pas l'avoir prévenu de son retour. A coup sûr, il aurait été présent sur le quai et l'aurait attendu impatient jusqu'à ce qu'elle descende du train. Il l'aurait alors enlacé dès que leurs corps se seraient rejoins et elle l'aurait tendrement embrassé en retour. Bien sûr, ce scénario restait impossible. Elle se consola en pensant qu'elle pourrait ainsi lui faire la surprise de son retour en passant à l'improviste à la gendarmerie. Elle était prête désormais à vivre ouvertement avec lui, à redémarrer là où ils s'étaient arrêtés. Elle passa rapidement chez elle pour poser ses valises et se dirigea ensuite sans perdre de temps à la station n°4.
- Dr Ogden !
George était tombé nez à nez avec Julia alors qu'il sortait de la gendarmerie pour se rendre à la morgue.
- George, je suis ravie de vous revoir... après tout ce temps.
- Moi de même docteur. Comment allez vous ?
- Je reprend pied, petit à petit. Ce voyage a été plus éprouvant que ce que j'avais imaginé.
- Oui, j'ai appris que vous étiez allé enterrer le Dr Garland dans sa ville natale... Je suis encore vraiment désolé... pour tout ce qui s'est passé.
George avait l'air véritablement gêné et s'en voulait toujours d'avoir témoigné contre Julia quatre mois plus tôt.
- George, savez-vous si le détective Murdoch se trouve dans son bureau actuellement ?
- Il est parti tôt ce matin j'en ai bien peur.
- Oh...
Julia eut du mal à cacher sa déception.
- Mais vous ne savez pas où il peut être ?
- Eh bien...
Crabtree se raidit et pris un air coupable que Julia remarqua sans en comprendre le sens.
- George ?
- Eh bien.. non, je ne peux pas vous dire... en fait je n'en sais rien.
George savait que cette réponse ne satisferait pas Julia, qui allait sûrement le questionner davantage, c'est pourquoi il essaya rapidement de changer de sujet
- Docteur, je me rend à la morgue tout de suite, peut être voudriez vous m'y accompagner. Le Dr Grace sera sûrement ravie de vous revoir.
