Elle ne savait pas où elle était.
Ses souvenirs s'effilochaient si rapidement, en morceaux de papiers arrachés de ses mains par le vent. Elle avait beau tenter de les récupérer, dès qu'elle était près d'en attraper un il se dérobait, jeté dans les flammes à ses pieds par une main invisible.
À chaque pas qu'elle faisait, les flammes la suivaient. Léchant ses mollets d'une manière qui lui évoquait des chiots, lui faisant mal encore et encore, elles riaient pourtant, l'incitaient à s'approcher encore. Elles promettaient une fin rapide, mais elle n'en voulait pas. Elle voulait rejoindre les silhouettes qui s'agitaient autour d'elle, des gens qu'elle ne connaissait plus mais qu'elle savait qu'ils l'aimaient. Alors, elle s'accrocha.
Le feu en paru mécontent. Il s'agglutina, grimpa sur ses jambes, atteignant sa taille, l'engloutissant, et elle eu l'impression qu'on lui arrachait le cœur sans anesthésie. Elle s'empêcha de crier, opposa au brasier l'énergie du désespoir, la seule qui lui restait. Au bout de quelques longues secondes, il la relâcha pour en revenir à son état premier. Il était vicieux, comprit-elle. Il attendrait qu'elle soit à bout de force, et ce ne serait pas longtemps: son cœur battait toujours douloureusement, preuve de sa faiblesse.
-Je suis désolé, souffla une voix d'homme, tout bas.
Elle prêta l'oreille. Ca semblait tellement sincère qu'elle en eu un coup au cœur, et l'idée de ne plus jamais le revoir faillit la faire éclater en sanglots. Elle avait peut-être oublié son nom mais elle se souvenait de son rire, de la douce chaleur de sa peau contre la sienne. La texture de ses cheveux. Celle de ses lèvres...
Quand elle regarda autour d'elle, elle ne vit rien. Ce qui la séparait des silhouettes était devenu opaque, elle ne voyait ni ne sentait plus aucune présence. Prise de panique, elle se mit à courir, hurlant en priant pour que quelqu'un l'entende enfin. Le monde dans lequel se trouvait s'étirait sous ses pas. Sa course aurait pu durer une éternité comme une seconde, elle ne savait pas. La douleur dans sa poitrine lui donnait la nausée, et elle avait chaud, beaucoup trop. Elle ne put retenir ses larmes. Elle s'acharnait depuis le début dans une lutte stérile. Elle ne gagnerait pas, quoi qu'il advienne.
-Moi aussi, dit-elle simplement.
Peut-être comprendrait-il, espéra-t-elle. Peut-être saura-t-il, d'une manière ou d'une autre, que son seul échappatoire était là. Soit elle acceptait de mourir, soit elle restait piégée ici, et une sorte d'urgence lui disait que ce serait pour toujours.
Les flammes s'excitèrent. Elles l'enveloppèrent, emportèrent tout avec elles: la souffrance, les émotions, les souvenirs qu'elle avait du garcon et des autres.
Comme promis, ce fut bref.
…
-Elle est morte, dit tristement docteur Zéro.
Ramis sembla d'abord sous le choc, mais se ressaisit rapidement, comme s'il savait déjà que Mikara ne survivrait pas. Il s'approcha doucement, passa la main dans ses cheveux. Elle avait l'air de dormir, se dit Zéro. Il avait besoin de réaliser que sa compagne ne reviendrait pas, c'était normal. Il ne remarqua qu'en retard que la température du corps de Mikara s'élevait beaucoup trop vite.
Marisse fut le premier à réagir. Pas assez vite, cependant. Il tira Ramis vers l'arrière au moment précis où Mikara lâcha le hurlement caractéristique des sylvidres.
-Elle m'a parlé, marmonna Ramis, regardant son avant-bras qui avait une apparence de steak, sans paraître sentir la douleur. Elle… Elle m'a parlé.
-Tu es sous le choc, trancha rapidement Zéro.
Il jeta un dernier regard à la sœur de Mikara, toujours vivante, mais plus pour longtemps. Elle était gravement brûlée, elle aussi. Elle ne tiendrait pas longtemps. Il avait mieux à faire.
-Et elle, alors? fit Nausicaa.
-Elle va mourir de toute façon.
-Ses brûlures sont moins graves, argua Clio, regardant la jeune femme. Elles n'ont pas atteint les organes vitaux. Si ca se trouve, elle s'en tirera.
Il s'apprêtait à répliquer, que même si elle n'était qu'à demi-sylvidre, elle ne résisterait pas davantage au feu, puis renonça, se contentant de les mettre en garde au sujet de ce qui était arrivé à Ramis. Clio avait raison: touchée à la hanche et non à la poitrine, les blessures de la sœur de Mikara étaient plus superficielles. C'était sans doute vain, mais elle méritait une chance.
…
Elle ne savait pas où elle était.
Il ne semblait pas y avoir de sortie, et c'était terrifiant de se sentir enfermée. Tout était lisse, d'une couleur qu'elle n'aurait pas pu identifier. L'extérieur était masqué par des lueurs oranges, mais en plissant les yeux elle parvint à distinguer des silhouettes floues. Elle ne croyait pas les connaître, mais il y avait quelqu'un, au dehors, qui retenait son attention. Sa présence était partout. Elle fit un pas, la paroi s'étirant devant elle. Les flammes semblèrent rouler, s'attachant à elle comme une ombre. Elle eut beau crier, paniquer, donner des coups de pied dans le vide dans l'espoir de les étouffer, rien à faire.
Elle essaya de se tenir haute, échapper à la chaleur. C'était inutile, et à chaque pas de cette démarche chancelante, sa hanche droite l'élançait, et elle remettait presque aussitôt le pied dans les flammes, mais c'était presque mieux. Elle continua ainsi, un laps de temps qui aurait pu être très long, ou très court, elle ne savait pas. À ce moment, la présence de l'autre s'évapora. C'était impossible, se dit-elle d'abord, sous le choc, mais elle n'y avait plus aucune trace d'elle, rien qu'un vide glacé qu'elle ressentait de façon paradoxale.
Le feu grimpa le long de ses jambes. Désespérée, elle se dit qu'il valait peut-être mieux le laisser faire. Les flammes étaient jolies, après tout. Bizarrement elles lui faisaient penser à des chiots… Une étincelle s'infiltra dans la plaie, à sa taille, se répandant dans tout son corps. Elle crut qu'elle pourrait rejoindre l'autre.
La vague, glacée, la renversa. Elle avala par inadvertance une lampée d'eau. À travers un voile bleuté et difforme, il lui sembla apercevoir une femme, une fraction de secondes avant de retrouver la noirceur. Le feu avait disparu, mais il ne lui avait pas rendu ce qu'il lui avait pris. Elle se sentait littéralement déchirée.
Elle ne pouvait plus respirer. Elle ouvrit la bouche sans s'en rendre compte, vit l'air quitter ses lèvres. Elle atteignit la surface une seconde à peine, inspira à fond avant qu'on ne la force à y retourner. Bientôt, quelque chose en elle se mit à la tirailler, puis à pincer, et tout le reste suivit, exerçant en elle une pression qui se mua en douleur sourde. Supportable, au moins.
Un écho de voix lui parvint. On lui permis de remonter une deuxième fois, plus longtemps. Elle se demanda pourquoi, jusqu'à ce qu'une main passe dans ses cheveux mouillés, qu'on lui essuie le visage. Elle ouvrit les yeux sur une femme blonde, qui souriait, à la fois surprise et soulagée.
-Tu as survécu, dit-elle, pleurant presque.
Une autre prit la parole. Elle n'était pas humaine, ni sylvidre: elle n'avait ni bouche ni pupilles. Ayano eut pourtant l'impression de voir un sourire sur son visage.
-Bienvenue, Ayano.
Elles l'avaient plongée dans l'eau, habillée, en pensant que cela suffirait peut-être à l'empêcher de brûler, lui expliqua-t-elle. Elle pointa sur sa hanche une déchirure qui, quoique importante, aurait été facile à soigner pour un humain, mais qui rappelait à Ayano la façon dont sa mère était morte. La blonde dut l'aider à sortir du bain: elle était vivante, pas indemne. Son corps était lourd, et lorsqu'elle posa le pied sur le sol, elle crut que les os de sa jambe se disloquaient. Aussitôt, la blonde la soutint.
-Il lui arrive la même chose, à Mikara? demanda-t-elle.
Ni l'une ni l'autre n'osa répondre.
Le docteur Zéro l'examina. Il dut lui avouer que le pire était en elle. Sa peau, couverte de quelques traces rosées dans le bas du dos, n'était pas révélatrice de ses muscles abimés. Elle demanda s'ils pourraient se réparer un jour, il resta évasif. Pourtant il parlait avec excitation, la qualifiant de miracle. Son corps s'était adapté, un mécanisme de survie dont elle ne retint qu'une chose: elle était plus humaine qu'avant, expliqua-t-il avec une joie qui ne la fit pas sourire. Avant, n'était-elle pas déjà humaine? Ou bien ses manières, sa façon de penser, ses valeurs, ne la rendaient pas assez terrienne.
Elle était terrifiée. Terrifiée par son avenir en général, ce qui l'attendait à présent qu'elle était toute seule, par l'idée de souffrir dès qu'elle ferait un effort un tant soit peu important.
Elle chercha les battements de cœur contre sa poitrine. C'était nouveau: elle était presque humaine, à présent, pour ce que ca voulait dire, mais ce rythme doux et régulier contre sa paume avait au moins le mérite de la garder en vie. Elle aurait du s'estimer heureuse. Elle avait peur de perdre cette musique immuable qui prenait maintenant source en elle. Elle avait peur de se lever un matin et de se rendre compte qu'elle était morte.
…
Outre Mikara, il y avait quatre morts. L'Ilot de l'Ombre morte était joli, songea Ayano amèrement. En d'autres circonstances, elle aurait été folle de joie.
La blonde, Nausicaa, se tenait juste derrière elle. Le docteur avait évoqué la possibilité qu'elle puisse remarcher un jour, mais pas maintenant. Pour l'instant elle s'en fichait, elle voulait juste être bien, aussi restait-elle immobile, un peu à l'écart des autres: les roues du fauteuil supportaient mal le sable de la plage. Ayano écouta distraitement le capitaine Albator prononcer quelques mots. Vilak, tout d'abord, puis il nomma un à un les membres d'équipage morts. Il termina par Mikara. Ayano releva la tête. Il y avait dans l'œil du capitaine une tristesse plus grande qu'il ne le montrait.
Quatre corps furent poussés dans la mer artificielle, et presque aussitôt réduits en cendres. À ce moment, le garcon- celui que Mikara avait choisi, Ramis, lui semblait-elle- jeta un drap dans l'eau de sa seule main, son bras droit semblant cassé. Le tissu se déploya, et Ayano crut voir l'eau se teinter de gris.
-C'était ses cendres, dit Ramis, à sa hauteur.
Elle avait si longtemps été jalouse de cette ombre dont lui parlait Mikara à chaque passage sur Terre avec des étoiles dans les yeux. Elle souriait en espérant que son amie, aussi bonne actrice qu'elle, ne se rende compte de rien, et elle se demandait si elle pourrait un jour être amie avec celui-ci. Elle se demandait si elle lui en voudrait, mais face à lui elle se trouva presque ridicule.
Elle le regarda, et sa ressemblance avec Albator lui apparut, frappante. Il sourit à son intention, tristement. Il était beau, remarque-t-elle. La même beauté que le capitaine. Il était une version plus jeune de son père. Albator avec vingt ans d'errances, de guerre et de blessures en moins. (1) Il la regarda à son tour, et elle se rendit compte qu'il attendait une réponse. Elle chercha, sans rien trouver à dire, retournant dans sa tête la réplique de Ramis. Que pouvait-il vouloir dire?
-Le drap, insista-t-il devant son silence. C'était ses cendres. Elle a brûlé tout de suite après sa mort.
Ayano avisa le bras droit de Ramis, replié contre sa poitrine par un bout de tissu noué derrière sa nuque. Elle avait d'abord cru qu'il était cassé, mais il n'y avait jamais eu de plâtre. Il s'était brûlé.
Le hurlement de sa mère retentit dans sa tête. Elle songea au récit de Mikara, dont la propre mère était morte ainsi. Il parait que je lui suis identique, affirma un jour son amie. Son portrait craché, c'est pour ca qu'Abigaël m'a donné son nom. Ayano frissonna.
-J'espère qu'elle n'a pas eu mal, murmura-t-elle, sans savoir de qui elle parlait.
-Moi aussi, s'exprima Ramis.
Elle avait cru le détester… Elle était ridicule. Elle parvint à sourire. Peut-être n'était-elle pas toute seule, finalement.
(1) Ici, ce lien entre eux n'est que la perception d'Ayano.
