Préparer le biberon, se débattre avec la poussette qui refuse de se déplier, courir chercher les vêtements qui sont dans le sèche-linge, habiller le bébé, l'attacher dans la poussette, choper sa veste et son sac, courir à l'extérieur, supplier sa sœur de jouer encore les nounous… Tous ces gestes étaient devenus une sorte de routine pour Sakurai Sho, depuis que sa petite amie l'avait abandonné avec leur fille de quatorze mois, Tami. Et lui qui avait déjà du mal à gérer son emploi du temps et peinait à joindre les deux bouts avec ses trois petits boulots, s'était retrouvé papa à plein temps du jour au lendemain. Et sans aucune connaissance en la matière ou presque. Les débuts avaient été chaotiques : il avait du s'y reprendre à trois ou quatre fois avant de réussir à changer sa couche correctement il avait gâché au moins deux boîtes de lait en poudre en ratant des biberons la petite refusait de dormir s'il ne marchait pas de long en large dans l'appartement et se mettait souvent à pleurer sans qu'il comprenne pourquoi. Tous ces gestes, avant, c'était Mako qui s'en chargeait, car il était perpétuellement occupé avec ses travaux et il avait du tout apprendre sur le tas. Il adorait sincèrement sa petite Tami, mais physiquement, au bout de seulement six mois, il commençait à être épuisé. Et encore, sa sœur, de six ans sa cadette, l'aidait pas mal en la gardant pendant la journée, vu qu'il n'avait pas les moyens de payer une assistante maternelle. Enfin d'habitude elle acceptait tout de suite, mais ce jour là, elle ne semblait pas décidée.
- Mai, onegai, garde-la encore aujourd'hui, supplia l'infortuné jeune papa en courant dans la rue, poussette en avant et téléphone coincé entre l'oreille et l'épaule.
« Non, nii-chan, je t'ai dis que je pouvais pas aujourd'hui. J'ai un rendez-vous »
- Je comprends, mais…
« D'ailleurs je suis en retard. Chu ».
La jeune femme raccrocha et son aîné soupira lourdement. Il était dans de beaux draps. En temps normal, il aurait eu un quart d'heure pour aller jusque chez elle, déposer sa petite puce et filer jusqu'à son premier boulot, situé non loin. Et ce n'était pas comme s'il pouvait exceptionnellement emmener sa fille au bureau, car il faisait des travaux assez physiques, comme de la préparation de commandes, du déchargement de camions et autres. Il ne connaissait pas ses voisins, car il venait d'emménager dans un studio, ne pouvant pas payer seul le loyer d'un deux pièces et n'avait plus de parents susceptibles de lui venir en aide. Bref, il ne pouvait vraiment compter que sur sa sœur, qui lui faisait faux bond. Il n'avait donc plus qu'à prévenir ses trois employeurs qu'il était dans l'incapacité de venir aujourd'hui et sa paye déjà pas bien grosse, serait amoindrie par cette absence imprévue. Un nouveau soupir lui échappa. Il n'avait vraiment pas besoin de ça. Un bébé coûtait cher à élever et le moindre yen était précieux. Il en était là de ses réflexions, lorsque son portable sonna. C'était Mai. Il s'empressa de décrocher.
- Tu as pu te libérer ? demanda-t-il immédiatement, avant même qu'elle ait pu prononcer un mot.
« Non, je voulais te prévenir que je t'ai envoyé par mail le téléphone d'une assistante maternelle. »
- Mai… Si j'avais les moyens d'en engager une, tu crois pas que j'éviterais de te déposer Tami tous les jours ?
« Rah mais attend avant de râler… Tu sais, tu peux pas continuer comme ça, c'est pas bon. Il lui faut de la stabilité à cette petite. »
- Tu m'apprends rien. Et je te signale que je fais tout ce que je peux pour que ce soit le cas.
« Je sais. Et crois-moi, contacte la personne que je t'ai indiquée sur le mail. »
- Et je la paye comment, cette perle ? Avec des bocaux de confiture ?
« Fais-le, c'est tout. Fais-moi confiance pour une fois. Allez je file, nii-chan. Jaa. »
Elle raccrocha de nouveau, laissant à son frère la possibilité de consulter ledit mail. Qui contenait un simple nom et des coordonnées. Yokoyama-san. Il fallait espérer qu'elle était douée et peu regardante sur la fréquence des paiements, sinon Sho serait encore plus dans la panade qu'il ne l'était déjà. Sans compter que sa sœur, il la connaissait, mais de là à confier son petit bout à une étrangère… Il fallait bien avouer qu'il était un peu réticent. Enfin à cheval donné, on ne regarde pas les dents, disait-on. Si cette femme acceptait un arrangement financier, il ne ferait pas le difficile. Il s'assit sur un banc, callant la poussette dans laquelle Tami gazouillait en jouant avec les jouets d'occasion pendus devant elle. Vêtements, jouets, doudou… il n'était même pas capable de lui acheter quoi que ce soit de neuf et en avait vraiment honte. Alors recourir à une nounou, c'était utopique. Il appela son patron, pour lui dire qu'il avait un empêchement pour la matinée mais serait là le lendemain, puis composa le numéro indiqué par sa sœur.
« Moshi moooooooooooosh… » fit une voix féminine traînante en décrochant.
- Ano… Yokoyama… -san ? demanda le jeune papa.
« Ouais, s'pour quoi ? »
Interloqué par la façon de répondre de son interlocutrice, Sakurai mit quelques secondes avant de réagir. Surtout qu'il avait l'impression qu'elle mâchait du chewing-gum au téléphone.
- Ano… Sakurai Sho desu. On m'a donné vos coordonnées parce que j'ai une petite fille que je ne peux pas garder pendant la j…
« Ouais ouais… Vous l'amenez quand ? »
Déstabilisé par sa nonchalance et sa voix juvénile qui faisaient craindre une adolescente, Sho hésita à poursuivre, mais le fit tout de même, histoire de voir à qui il avait affaire.
- Matte… Avant ça il faudrait qu'on se voit, pour discuter de plusieurs choses.
« Ok. Z'avez d'quoi noter ? »
- Ano… chotto matte…
Il se mit à fouiller dans la sacoche bien remplie pendue au guidon de la poussette, pour en sortir un calepin et un crayon. Quand on avait un enfant, il valait mieux pouvoir parer à toute éventualité.
- Je vous écoute.
Entre deux mâchouillages de chewing-gum, elle lui donna l'adresse et, après avoir raccroché, le jeune homme prit la direction indiquée, avec tout de même une certaine appréhension. Le quartier était plutôt cossu, ce qui en prime, lui fit craindre un montant d'honoraires élevé. Il trouva l'immeuble au bout d'un quart d'heure de recherche, passa la porte du hall et alla jusqu'à la porte, heureusement située au rez-de-chaussée. A l'intérieur, il entendit une cavalcade et des rires, qui le rassurèrent un peu. Au moins, si des enfants riaient, c'était qu'ils étaient bien traités. Il sonna à la porte et, après quelques minutes, celle-ci s'ouvrit sur un homme au visage austère surmonté d'une couronne de cheveux bruns, vêtu d'un jean et d'un t-shirt gris à manches longues recouverts d'un tablier. Etonné, Sho cligna des yeux.
- Ano… Je suis Sakurai Sho, je cherche Yokoyama-san, dit-il en glissant le regard dans l'appartement derrière lui.
- Vous l'avez trouvé. Je suis Yokoyama Kimitaka. On m'appelle Yu.
- He ? Anooo… j'ai eu une jeune femme au téléphone tout à l'heure, dit-il encore, incertain.
- Ah, c'est ma jeune sœur qui répond parfois quand je ne peux pas.
- Donc c'est vous le…
- L'assistant maternel, oui.
Loin de s'attendre à ça, Sho, plutôt décontenancé, ne sut plus quoi dire ni quoi faire. A dire la vérité, il doutait qu'un homme puisse efficacement prendre soin d'un enfant, dans la mesure où lui-même galérait franchement avec sa fille.
- Entrez, nous serons plus à l'aise pour discuter à l'intérieur, dit l'homme en s'effaçant pour laisser passer son visiteur et demi.
Sakurai entra, ôta ses chaussures, puis sortit la petite fille de sa poussette, la prit dans ses bras et entra dans l'appartement, dans lequel courraient deux garçons qui devaient avoir dans les trois-quatre ans, qui bousculèrent le nouvel arrivant, réveillant Tami qui s'était endormie.
- Tomoya-kun, Takumi-kun, calmez-vous sinon vous ne verrez aucun dvd, prévint Yokoyama.
Il n'avait pas élevé la voix du tout, mais les deux garçons s'arrêtèrent de courir, pour s'assoir sur le sol et jouer tranquillement.
- Asseyez-vous, Sakurai-san, dit-il en se dirigeant vers sa cuisine, dont il revint avec une tasse de thé, qu'il posa sur la table basse devant le jeune papa. Maintenant, expliquez-moi ce qui vous amène.
- Ano… Comment dire… ma copine est partie il y a six mois en me laissant notre fille de quatorze mois. Je cumule trois boulots pour joindre les deux bouts, mais je m'en sors qu'à peine.
- Comment faites-vous avec la petite d'habitude ?
- Ma sœur la garde.
- Et aujourd'hui ?
- Elle avait un empêchement. Et puis… elle a seulement vingt-quatre ans. Je ne veux pas l'empêcher de vivre parce que je suis pas foutu de m'en sortir.
- Je vois. Et qu'attendez-vous de moi au juste ?
- Et bien… je ne suis même pas sûr. Je n'ai jamais fais appel à personne d'extérieur jusqu'ici… et surtout… comment dire… ano… comme je l'ai dis, je n'ai pas beaucoup de moyens, alors…
- Ne vous en faites pas pour ça, nous nous arrangerons. Mais j'ai besoin de savoir exactement ce que vous voulez. Un simple… gardiennage ?
- Parce que vous pouvez faire autre chose ?
Un sourire indulgent éclaira le visage austère, le rendant très agréable à regarder.
- Certains parents me demandent d'apprendre des choses à leurs enfants. Comment s'appelle votre fille ?
- Tami.
- Je peux ?
Yokoyama-san avait tendu les bras vers le bébé, cherchant à la prendre dans ses bras. Sho jeta un coup d'œil à sa fille qui pleurait toujours malgré qu'il la berce sans cesse depuis qu'elle avait été brusquement réveillée, puis à son interlocuteur.
- Vous vous êtes déjà occupé d'aussi jeunes enfants ? s'enquit Sakurai, inquiet.
- Je m'occupe de Tomoya-kun et Takumi-kun depuis qu'ils ont un an.
- Vraiment ?
- Allez viens, hime, viens, fit la nounou en prenant le bébé dans ses bras. Il faut pas pleurer, c'est vilain, ne, lui dit-il.
Comme s'il possédait un pouvoir magique ou un fluide spécial, les pleurs de Tami s'arrêtèrent, elle regarda celui qui la tenait et se mit à gazouiller gaiment. Stupéfait, Sho ouvrit la bouche mais, sur le coup, ne parvint pas à prononcer le moindre mot.
- Comment vous avez fait ? finit-il par réussir à demander. J'arrive jamais à la calmer si vite, il faut toujours des heures et pourtant je suis son père.
- Je n'ai rien fais de spécial. Les enfants m'apprécient, c'est tout.
- Vous avez un sacré truc. Je vous envie, déclara Sakurai avant de boire une gorgée de thé.
Yokoyama sourit de nouveau et s'assit face à lui.
- Donc, qu'attendez-vous de moi ?
- Dans un premier temps, juste que vous la gardiez, que vous veillez sur elle. Elle marche à quatre pattes, commence à toucher à tout et à tout mettre dans sa bouche, alors il faudra faire attention qu'elle ne prenne rien de dangereux.
- Ne vous en faites pas, rien de dangereux n'est à la portée des enfants ici.
- Et pour le règlement…
- Je vous l'ai dis, nous nous arrangerons.
- So… Je vais devoir partir travailler… Je peux vous la laisser ?
- Bien sûr. Je vais m'occuper d'elle.
- Je risque de rentrer tard…
- Ne vous en faites pas. Faites ce que vous pouvez.
Le regard de Sho passa de nouveau sur son interlocuteur, que rien ne semblait pouvoir ébranler.
- Vous êtes vraiment très arrangeant, Yokoyama-san.
- Je suis là pour venir en aide aux parents, Sakurai-san, pas pour leur causer des soucis supplémentaires.
- C'est vrai. Je vous remercie de vous occuper de ma Tami, fit Sho en s'inclinant.
- Do itashimashite.
Le jeune homme remit ses chaussures et quitta l'appartement un peu plus serein qu'il n'y était arrivé, en y laissant bébé et poussette.
Bien sûr, à son arrivée, il ne fut pas particulièrement bien reçu par ses collègues, qui avaient du travailler davantage pour compenser son absence momentanée et se répandit en excuses, avant de reprendre le travail, jusqu'à quatorze heures. Comme chaque jour, il fila ensuite jusqu'au restaurant de ramens où il avait ses habitudes, avala rapidement son bol, régla et se dirigea vers le second de ses travaux, où il resta jusqu'à dix-neuf heures. En général, à cette heure-là, il recevait toujours un appel de Mai, lui rappelant « gentiment » qu'elle avait autre chose à faire de sa vie que garder sa nièce jusqu'à des heures pas possibles et il s'excusait pendant cinq bonnes minutes avant qu'elle ne bougonne qu'il file travailler au lieu de perdre son temps à discuter. Mais bien sûr, ce jour-là, aucun coup de fil ne perturba son trajet et il se rendit directement où il devait. Ce n'était évidemment pas le mieux payé de ses boulots, puisqu'il n'y restait que deux heures par jour, mais c'était un compliment non négligeable à ses maigres revenus. Lorsqu'on était dans sa situation, on ne faisait pas la fine bouche devant vingt mille yens supplémentaires par mois. En sortant, la course reprit vers l'appartement de Yokoyama. Il était probablement le dernier parent à venir chercher son enfant. Il allait donner une bien piètre image de lui à cet… assistant maternel (enfin paternel dans son cas) hors normes. Il y parvint essoufflé et sonna.
- Konbawa, Sakurai-san, le salua l'occupant de l'appartement. Vous n'auriez pas du tant vous presser, il n'y avait rien d'urgent, ajouta-t-il en voyant le visage luisant de sueur de son vis-à-vis.
- Je suis vraiment désolé d'arriver si tard, s'excusa Sho en s'inclinant.
- Ce n'est pas grave, je suppose que vous n'avez pas pu faire autrement. Mais il faut que je sache quelque chose : est-ce exceptionnel ou bien s'agit-il de votre horaire habituel ?
L'air embarrassé de son interlocuteur répondit à sa question mieux que des mots.
- So ka.
- Tami ne vous a pas donné trop de mal ? demanda Sho pour changer de sujet. Parfois, elle peut…
- Pas du tout, le coupa l'assistant maternel, elle a été adorable. Un vrai petit trésor. Elle a pris son bain, son biberon et dort pour le moment.
- Déjà ? s'effara Sakurai en ouvrant des yeux ronds. Woh… vous êtes vraiment efficace, c'est impressionnant. Vous feriez certainement un meilleur père que moi.
- Certainement pas, fit Yokoyama en fronçant les sourcils. Vous êtes le meilleur père, parce que vous êtes SON père. Et ça, ça n'a pas de prix. Allez, entrez, on ne va pas discuter sur le pas de la porte.
- Sumimasen, fit Sho en se déchaussant, avant d'aller s'assoir sur le canapé à l'invitation du propriétaire des lieux.
Comme le matin, celui-ci alla à la cuisine et revint poser une tasse de thé devant son visiteur, puis s'installa face à lui.
- Vous savez, c'est normal d'être débordé quand on est seul. Surtout au début.
- C'est pas le début, ça fait six mois.
- Ca l'est puisque votre fille n'a que quatorze mois.
- Je suis pitoyable, elle n'a même pas un vêtement neuf. Tout est de l'occasion. Même ce qui est bon marché est encore trop cher pour moi.
- Vous ne l'êtes pas. Sakurai-san, votre principal problème n'est pas l'argent contrairement à ce que vous semblez croire, mais votre manque de confiance en vous. Vous ne vous rendez pas compte de tout ce qui fait de vous un bon père.
- Parce que vous le voyez, vous ?
- Ce n'est pas très difficile, il suffit d'être un peu observateur. Pour elle, vous vous démenez dans trois travaux différents vous cherchez ce qui est le mieux pour elle… Même votre suspicion de ce matin est une preuve que vous ne pensez qu'à son bien-être. Et c'est par là, qu'on commence à être un bon père.
Stupéfait, Sho dévisagea son interlocuteur. Il n'avait jamais vu les choses sous cet angle. Il lui paraissait si naturel de faire tout ça…
- Ca ne vous avait jamais effleuré, n'est ce pas ? Il va falloir travailler ça, si vous voulez vous améliorer, sourit Yokoyama.
- Hai… Sumimasen…
- Et aussi arrêter de vous excuser sans arrêt et à tout propos.
- Hai… Sumima…
- Vous voyez, vous recommencez. Vous vous êtes tellement convaincu d'une médiocrité inexistante, qu'elle est presque devenue palpable.
- Sumi…
- Allez allez, rentrez chez vous avec Tami, vous ne savez plus où vous en êtes, déclara l'assistant maternel en coupant court à une nouvelle vague d'excuses.
Et avant que le jeune papa débordé ait eu le temps de dire ouf, il était chaussé, Tami sanglée dans sa poussette et sur le pas de la porte.
- A demain, Sakurai-san.
- A demain, Yokoyama-san, répondit Sho, avant de quitter l'immeuble.
Décidément, cet homme était vraiment étrange.
