-Et les gris de Bolar, chantonna Shadra, et les bleus de Gamilas...
Elle sautillait sur le chemin de pierre jaunâtre, arrachant une plante ici et là. Les adultes qu'elle croisait lui souriaient, ayant rarement l'occasion de voir des enfants. Certains reconnaissaient la chanson et l'accompagnaient discrètement. Aucun ne tenait à attirer l'attention. Pour le moment, il n'y avait aucun mal à laisser la fillette s'amuser: elle savait elle aussi quand il lui faudrait se taire.
-Tous jusqu'au dernier...
Shadra atteignit le bout de la rangée tout en achevant sa comptine. Elle pivota sur ses talons pour recommencer quand elle aperçut un homme vêtu de gris et non d'orangé, qui la regardait. Elle se figea aussitôt. Elle n'avait rien à se reprocher: elle portait sa tenue conforme, son panier commençait à se remplir, elle n'avait pas la même charge que les adultes et rien ne lui interdisait de chanter. Une seconde plus tard elle se pencha sur les maigres cultures, enfonçant ses doigts dans la terre sablonneuse pour récupérer un autre tubercule. Elle ne voulait pas être punie.
Il ne bougeait pas. Shadra osa relever les yeux. Il semblait plus jeune que la plupart, et il ne paraissait pas fâché.
-Comment t'appelles-tu?
-Shadra Macen, répondit-elle avec application.
-Eh, euh, quel âge as-tu?
Son hésitation surprit Shadra.
-J'ai six ans, monsieur.
Elle craignit d'avoir fait une erreur dans sa phrase, mais il s'éloigna sans un mot. Shadra sembla l'oublier aussitôt, mais elle ne se remit pas à chanter.
Lorsque le soleil devint trop fort, il leur fut permis de rentrer. Son père vint attraper sa main, lui souriant. Il vérifia son panier et y ajouta trois racines de plus. Elle le remercia.
Ils allèrent porter leur récolte, un par un, puis se dirigèrent vers leurs cellules. Shadra partageait encore celle de son père, la nourriture et l'eau était cumulée. On leur apporta bientôt un plat de bouillie marron. Shadra plongea les doigts dans sa part, veillant à rien n'en laisser. Son père fit de même. Tout se déroulait en silence, il n'y avait plus besoin de mots dans leur routine.
On leur permit de sortir à nouveau une heure plus tard. Shadra se sépara de son père pour rejoindre les douches des femmes. Une de ses aînées s'occupa d'elle, l'aidant à faire disparaître toute trace de poussière de sa peau et de ses cheveux et à laver sa tenue, un pantalon et un t-shirt orange rayé de vert avec de fines chaussures orangées. Il y avait quelques autres enfants, des filles et de très jeunes garçons. Shadra s'amusa avec eux jusqu'à la fin de l'heure, où elle remit ses vêtements qui sécheraient vite et retrouva son père.
Ils parlaient beaucoup, durant l'après-midi. Shadra espérait un autre conte de leur planète, mais un garde passa, fit signe à son père.
-Aux champs, dit-il sans détour.
-Par cette température? s'enquit son père avec colère.
Le garde semblait rire. Shadra ne trouvait pas ça drôle.
-C'est un ordre du directeur. Les récoltes doivent être terminées au plus vite.
Et il posa sa main sur son arme. Son père se leva de mauvaise grâce, avant de se tourner vers Shadra. Le garde jeta à la fillette un regard chargé de mépris. Il l'avait bien remarquée. Sous ce regard désormais familier, la petite souhaita disparaître. Elle le connaissait, ce mépris, mais était-ce sa faute si sa peau n'était pas totalement verte?
-Je suppose que l'enfant peut rester ici, répondit-il avec dédain.
Shadra attendit en silence dans la cellule. Elle ne s'était jamais senti aussi seule, et elle ne pouvait que penser à son père. Même ici, la température montait, étouffante. Que devaient-ils ressentir, dans les champs, sous le soleil? Lorsque la noirceur commença à s'installer, son père rentra, au bord de l'évanouissement. Shadra tendit les mains vers lui tandis qu'il se laissait tomber sur la couchette.
-Je te donnerai ma nourriture, ce soir, promit Shadra, bouleversée.
Il caressa ses cheveux d'une main fatiguée.
-Non, petit oiseau. Tu ne dois manquer de rien.
Elle lui en laissa néanmoins un peu plus, ce soir-là, sans savoir s'il s'en était rendu compte ou pas. Lorsque vint la nuit, elle oublia ses revendications de grande fille et se glissa entre ses bras. Elle avait peur qu'il parte, qu'on le choisisse et qu'il ne revienne jamais. Elle avait peur mais elle ne pleurerait pas. Un guerrier ne pleurait pas. Son père le lui disait, il faillait qu'elle soit forte si elle espérait partir un jour.
