Chapitre 1
Les loups sont entrés dans Paris (chanté par Serge Reggiani)
France, zone libre, aux abords d'une petite ville nommée Verrière, septembre 1943.
La capitulation ne pouvait pas être une solution pour une nature aussi passionnée que la sienne, son idéal avait rencontré le communisme en un temps et un lieu qui les rendaient inévitablement complices.
Septembre 1943. 18 ans. Tous les mots du monde ne pourront jamais décrire le tourbillon d'horreur absolue dans lequel toute cette jeunesse s'est trouvée compromise et même perdue. Comment vivre si l'amour, la liberté, l'honneur sont relégués au rang de cartes postales jaunies, témoins de temps anciens, que l'on ne pourra jamais arborer à la fleur de l'âge?
Pourquoi? Par la faute de la folie destructrice de cette part d'humanité si brutale que l'on ne peut y retrouver les valeurs humanistes fondatrices; vaincre la barbarie nazie s'était imposée à elle comme une évidence. Cependant, le fait d'être une très jeune fille compliquait les choses pour elle car les héros ont rarement une silhouette comme la sienne: un joli minois éclairé par deux grands yeux, une élégance naturelle et toute féminine. Vraiment frustrant, surtout quand celui pour qui vous avez le béguin depuis l'enfance s'est mis en tête de vous protéger, envers et contre tout, voire contre vous -même.
Cette histoire- là pourrait se décliner de façon très banale, si elle ne se déroulait pas en une période si troublée, si douloureuse pour l'occident. Ils avaient pourtant promis que la précédente serait la dernière, la dernière guerre au cours de laquelle les nations du vieux monde se déchireraient en sacrifiant aveuglément leurs enfants, avec à leurs têtes des gouvernants aveugles et lâches.
Les Ténèbres avaient de nouveau envahi les paysages à peine reconstruits, la peur et la mort soufflaient leur haleine putride sur toute l'Europe et au- delà. Les vaincus tentaient pour la plupart de continuer à vivre comme aveugles et sourds à l'infamie qui touchait le monde et ses habitants.
Jamais Élisabeth n'avait avoué à François les sentiments amoureux qu'il lui inspirait depuis si longtemps, d'abord par peur d'être ridiculisée, ensuite par fierté et finalement parce que la défaite avait modifié ses priorités personnelles. Elle avait compris très rapidement qu'il s'était associé à un groupe de militants communistes résistants, lorsque le STO avait imposé aux jeunes gens nés en 1920, 1921 et 1922 de se livrer aux autorités pour être conduits en Allemagne. Il n'avait eu d'autre choix que déserter, enfin selon les règles du gouvernement actuel. Leur organisation ne comptait qu'une seule femme, militante des premières heures. Certains membres du groupe vivaient en différents sites à l'abri de toute indiscrétion, disséminés dans la forêt et autres repaires connus d'une petite poignée d'hommes. Les autres maintenaient les apparences d'une vie ordinaire. Cela durait depuis plusieurs mois, la jeune fille tentait par tous les moyens de leur rendre de menus services, de leur proposer de l'aide dans la diffusion de tracts anti- occupants, éventuellement échanges de messages. François avait toujours refusé son implication mais le chef de la cellule était passé outre, l'avait mise à l'épreuve progressivement puis l'avait «intronisée» et ne l'avait pas regretté. En effet, cette nouvelle recrue remplissait sa fonction avec conscience, courage, méticulosité et intelligence. Connu sous le nom de René, il avait épousé la cause communiste depuis l'adolescence, une époque pas si éloignée, en effet il n'était guère plus âgé que François (22 ans) ou Élisabeth elle- même. Il était prêt à mourir en combattant. Il était entièrement dévoué à une idéologie, qu'il confondait avec la vie: il ne partageait aucune intimité, aucune confidence hormis la conduite du mouvement révolutionnaire qui devait rétablir la seule justice légitime en ce monde: la dictature du prolétariat. La nécessaire revanche du peuple ouvrier. La clandestinité était son sanctuaire. René n'était pas originaire de Verrière mais connaissait la région mieux que sa poche. Au moins aussi bien que François dont la famille en parcourait tous les recoins de génération en génération.
Les parents de François et ceux d'Élisabeth se connaissaient depuis longtemps déjà, bien avant la naissance de leurs enfants respectifs. Les Bellet venaient alors de s'installer dans la commune et fréquentaient l'église plus ou moins régulièrement, enfin Mme Bellet pour être exact. M. Bellet passait le plus clair de ses loisirs dans son bureau, en compagnie de ses précieux livres et de sa fille préférée. C'était dans cette pièce refuge qu'il lui avait appris à lire, compter, raisonner, argumenter, rire de la bêtise humaine. Ils en avaient fait leur salle d'étude de la comédie humaine mais aussi leur havre de paix, puisqu'aucun autre membre de la famille n'y pénétrait sans invitation.
Une profonde complicité liait ces deux êtres, basée sur une vive intelligence, un respect mutuel. M. Bellet voyait en sa fille Élisabeth, son égale. Une jeune fille indépendante, attachée à des valeurs humanistes. Il espérait éperdument que la vie serait clémente envers elle, lui apporterait la plénitude, un accomplissement qu'elle méritait bien plus que beaucoup de ceux errant en ce monde. A commencer par un alter ego masculin, voilà qui s'avérait épineux car pour M. Bellet aucun spécimen aux alentours n'était à la hauteur de ses aspirations. Lorsqu'il avait succombé à la future Mme Bellet, le jeune Jacques Bellet n'avait en aucun cas utilisé toute la sagacité dont il était aujourd'hui capable... Il l'avait regretté amèrement, puis Élisabeth avait su atteindre son cœur, il avait fait la rencontre de sa vie, et ce n'était pas avec une maîtresse mais avec sa fille, la seule femme de sa vie car il se savait en terre d'égalité avec elle. Ils étaient semblables en bien des points, aux plans intellectuel et émotionnel. Vous comprenez bien qu'il ne laisserait pas un type indigne d'elle espérer lui compter fleurette … et il n'en manquait pas dans les parages, à commencer par ce dénommé François qui lui tournait autour depuis un certain temps déjà, malgré les regards courroucés que lui jetait le géniteur de cette charmante jeune fille.
M. Bellet posait néanmoins un regard tendre sur toutes ses filles, au nombre de cinq: Jeanne l'aînée représentait une énigme pour lui car il s'interrogeait sur l'origine de sa gentillesse naturelle et tout à fait authentique qu'elle ne pouvait cependant, pas avoir «héritée» de l'un ou de l'autre de ses parents. Quant à Lizzie, bien que différente de sa sœur aînée elle s'entendait à merveille avec elle à qui elle confiait quasiment toute son intimité. Les trois autres n'avaient toutefois pas suscité un grand intérêt de la part de leur père, qui ne s'était de fait pas beaucoup investi dans leur éducation.
Ce fut donc à Mme Bellet que revint la totalité de la charge, avec des conséquences prévisibles pour tous ceux qui l'avaient côtoyée un jour où l'autre. Marie s'était instruite toute seule en s'octroyant des qualités intellectuelles et artistiques qu'elle ne possédait pas de façon aussi aboutie qu'elle tendait à le croire, cela avait pour effet d'amplifier le caractère horripilant de toute situation déjà désastreuse car elle pratiquait l'usage de la morale à tout va. Elle avait également décrété qu'elle mépriserait définitivement toute vanité d'ordre esthétique, ce qui lui avait valu le doux sobriquet de «la nonne» de la part de ses deux sœurs cadettes Catherine et Lydie. Ces dernières agissaient à l'opposé des résolutions vertueuses de Marie et malgré leur jeune âge, ne considéraient les hommes que sous l'angle de la séduction facile et outrageusement évidente, ce qui provoquait régulièrement des heurts et disputes avec leurs deux sœurs aînées qui tentaient alors vaillamment de les raisonner.
François était plus âgé de 5 ans mais il avait pris au sérieux dés leur première rencontre cette étonnante petite fille dont le regard trahissait une grande intelligence mais surtout une soif de vivre qui l'émouvait intimement. Il n'était pas voué à vivre comme un prince mais François ne manquait pas d'ambition, il savait également que les femmes qui partageraient son quotidien devraient appartenir à une catégorie précise: les téméraires. Toutefois, il n'était pas certain que cette frêle créature en fasse partie, c'est pourquoi il l'avait très tôt pris sous son aile protectrice.
«François, pourquoi les gens finissent-ils pas ne plus s'aimer au bout d'un moment? S'enquit la fillette auprès de celui qu'elle considérait comme son mentor en second.
- J'sais pas mon lézard, peut- être que c'est le fait de se voir tous les jours qui fait qu'on s'habitue trop et qu'on oublie pourquoi on aime l'autre.
- Mais toi, tu m'aimeras toujours, hein, dis François?
- Bien sûr, tu sais bien que pour nous c'est différent, lézard. La rassura un François pas si sûr de ce qu'il avançait mais qui souhaitait la rassurer tout de même.
- J'aime pas quand tu m'appelles comme ça, on dirait que tu me prends pour une petite fille. Je préfèrerais que tu m'appelles Élisabeth ou Lizzie, si tu veux bien.
- Promis ma belle, croix de bois croix de fer, si je mens, je vais en enfer!»
Puis au cours des années, commencèrent à s'enchaîner les doutes, les espoirs déçus, les pleurs pour Élisabeth qui avait le cœur rempli de ce jeune homme, son chevalier servant depuis le premier jour. Les autres jeunes filles avaient perçu les nombreux attraits que présentait ce jeune homme, qui de son côté se souciait avec une grande constance de satisfaire ces jeunes impatientes. Élisabeth était résolue à attendre de grandir afin d'atteindre un âge suffisamment respectable pour qu'il prête enfin attention à ses qualités physiques aussi, elle se conformait à ce qu'elle avait compris de ses attentes en matière de conquêtes amoureuses, si bien qu'un beau jour, elle ne se reconnut plus d'une part et d'autre part, elle se rendit compte qu'elle calculait la fréquence de leurs rencontres de manière à ce que cela n'arrive pas trop fréquemment! Ne lui avait- il pas en effet affirmé que le quotidien étouffait l'amour? Puis il y avait eu cette nuit si audacieuse…
«A quoi penses- tu mon ange? La voix de baryton de M. Bellet fit cesser le film des souvenirs qui avait pris place dans l'esprit d'Élisabeth dont le corps était étendu sur le canapé trônant dans le bureau de son père.
- Je songeais aux jours heureux de mon enfance, papa. A ces moments comme suspendus à jamais dans le cours du temps. Crois- tu qu'un jour avec la paix nous nous pardonnerons toute cette abomination?
- Quand tu parles de paix, j'imagine que tu ne tiens pas compte de cette farce vichyste, Lizzie. En toute honnêteté, je ne souhaite qu'une chose: me réveiller de ce cauchemar. Tout ce que je peux te dire tient en quelques mots: Je ne sais pas mais ce pays aura besoin de beaucoup de courage pour rendre justice et pardonner ou plutôt réhabiliter. Il faudra bien reprendre le cours de nos vies en acceptant que ceux qui auront survécu ne seront pas tous des innocents, ni des justes.»
Élisabeth n'eut pas l'occasion d'approfondir le sujet car une agitation bruyante semblait retentir à l'intérieur de la maisonnée, à coups de cris et de pleurs.
A suivre
