Titre: Alice & June
Auteur: m0rphine
Raiting: M
Disclaimer: Les noms et la trame de base appartiennent au groupe Indochine. Pour le reste, je suis seule responsable =)
Partie 1: Alice au Pays des Cauchemars
Chapitre 1: Les Portes du Soir
Dans le noir de la vieille maison résonnait doucement le tic-tac de l'horloge. Un unique son tout au cœur de la nuit, profond, à l'infini. Prudemment, Alice descendait les escaliers, une marche après l'autre, ne pas tomber, surtout - Les mains jointes sur sa poitrine palpitante, sur le coup des trois heures du matin, presque nue. Le vent rugissait au dehors. L'insomnie était tenace. Elle la torturait. Tic, tac, disait encore l'horloge. De plus en plus fort, il lui semblait - Et son tympan fragile vibrait sous ces prémices de torture. Quand elle parvint tout en bas, enfin, le plancher grinça sous ses petits pieds. La plainte s'éleva dans le couloir tout entier, l'assourdit même un instant. Un souffle de vent, impudent, effleura son corps entier, ce corps qui frémît sous la caresse. La fenêtre était entrouverte, et, au travers, la lune brillait, arrogante, diffusait dans le petit salon sa lumière pâle. Un pas, deux pas, légers, des pas d'oiseau sublime. Elle la ferma d'un mouvement unique, se retourna sur son talon gelé. Ses yeux tombèrent sur un miroir, croisèrent brièvement son regard, avant qu'elle ne les baisse. Tic, Tac, disait toujours l'horloge. De sa gorge s'éleva une plainte, et elle releva la tête.
Son visage lui apparut comme celui d'une étrangère. Elle s'arrêta de respirer un instant - Et, pendant ces secondes-là, il n'y eut dans les airs plus que cet autre métronome infernal. Elle ne se reconnaissait pas, peut-être était-ce du fait qu'elle se regardait peu - Dans sa mémoire il n'y avait pas de trace véritable de ce visage doux, rond, d'infante mignonne, pas de trace des cheveux fins, de la lourde frange sur les yeux de chat. Dorés - Etaient-ils aussi clairs hier encore? Elle tendit la main, cette main mince, comme tout son corps d'enfant, tendit jusqu'à effleurer la glace froide. Quand elle y parvint, une sorte de minuscule couinement échappa à sa gorge. Un cri de détresse. A peine.
Il suffit à faire résonner l'une des cordes du large piano à queue, disposé derrière elle. Une note unique, comme murmurée, qui s'évanouit au bout de quelques secondes dans les profondeurs de cette nuit d'avril. Alice sursauta, quitta la contemplation du miroir sans s'en rendre compte, ou presque. Ses paupières battirent une fois, deux fois, toujours sans lui signifier le sommeil qui aurait dû être. Son regard parcourut toute la pièce, des vieux tableaux de maître à l'instrument de musique précieux, ne trouva rien. Pourtant elle aurait juré - Juré que, au signal de son contact avec le miroir, quelque chose s'était rompu. Son cœur battait douloureusement. La peur montait, profonde. Jamais encore Alice avait eu peur du noir - Auparavant, elle s'y complaisait plutôt. Cette terreur absurde lui était inconnue.
Absurde. Peut-être aujourd'hui ne l'était-elle pas.
Depuis peu, Alice faisait des rêves étranges. Des rêves qui la remplissaient toute entière, et qui, à l'aurore, la laissaient vide et pantelante. Ce vide alimentait les insomnies - Elle le redoutait, tant il était viscéral, tant il était douloureux. Jamais elle ne se souvenait de ses songes, ou alors juste par bribes, minuscules et futiles, tout juste suffisantes à la convaincre que, oui, c'était bien arrivé encore. Mais les images qu'elle gardait au petit matin, au moins étaient-elles indélébiles. Et, chaque fois qu'elle fermait les yeux, elles lui revenaient, entêtantes, littéralement gravées sur sa rétine. Il y avait un Chat - Un énorme chat tigré, noir et blanc, avec des yeux comme des gouffres, des yeux comme l'infini. Il y avait un Jardin - Un jardin étrange, des fleurs comme des papillons, et la mort à chaque recoin. Et il y avait une fille - Maigre à n'en plus pouvoir, et dont le visage disparaissait presque sous la blondeur absurde. C'étaient les trois choses qu'elle n'oubliait jamais. Le reste fuyait, même si Alice était absolument certaine que dans le reste se trouvait la réponse à sa question, la réponse à son « pourquoi? ». Cette nuit-là, alors que sous son regard le piano s'était à nouveau muré dans le silence, les trois images lui revinrent simultanées, et poussées par son angoisse. Alors, une petite voix dans son cœur, une petite voix qui la secoua d'un long tremblement, lui murmura d'un ton complaisant - C'est l'heure.
Le coucou de la grande horloge cria quatre heures. Cria. Il n'y avait pas d'autres mots pour cette plainte, et pour le vacarme muet qu'elle provoqua dans les cordes du piano à queue. Cette fois-ci, Alice hurla. Ou du moins, il lui sembla qu'elle hurlait, hurlait pour elle-même, sans réveiller personne dans la grande maison. Quand reprit le tic-tac elle hurlait encore. Et à l'instant où les premières larmes vinrent rouler sur ses joues blanches, elle vit qu'elle avait raison, qu'elle avait toujours raison dans ses malheurs.
Il y eut cette main.
Cette main qui se referma sur son corps blanc, et d'un long mouvement la traîna jusqu'au piano.
Il y eut une voix aussi, qu'il lui semblait. Mais elle ne l'écoutait pas. Elle ne pouvait pas l'écouter, tant ses yeux étaient obnubilés - Obnubilés par cette forme là qui se dessinait sur le poignet de l'autre, de celui qui n'aurait pas dû se trouver cette nuit-là dans ce salon. Un unique, un minuscule lapin blanc, qui traînait derrière lui une chaîne d'or, puis une montre immense. Alice au Pays des Merveilles, pensa-t-elle ironiquement dans un triste sursaut de conscience. Alice au Pays des Cauchemars.
Et la main la tirait toujours sur le sol blanc, sur le sol glacé. Millimètre par millimètre, elle ne se débattait plus, est-ce qu'elle l'avait fait, déjà? La pensée lui en traversa l'esprit - Elle essaya, une fois, et sa tête heurta dans une violence aberrante le parquet froid. Elle perdit conscience, le temps de quelques secondes, le temps de la fin de ce trajet infernal. Dans le brouillard de ses pensées, elle sentit qu'on la dénudait, elle sentit qu'on lui écartait les jambes, elle sentit l'intrusion, elle sentit la violence. Elle ne vit rien - Rien d'autre que le lapin blanc qui courait sur la peau blanche, trop blanche. Était-ce une impression ou le lapin riait? Il riait et il courait, aussi, de plus en plus vite, remontait la chair au rythme des tic-tac de l'horloge. Des tic, tac, encore.
Un mouvement plus brusque lui arracha un cri. La réplique fut retentissante, une claque démesurée qui projeta encore son visage contre le sol, puis vers le pied du piano. Il y eut un craquement sinistre, les larmes redoublèrent de violence. Son front alors pointa vers l'arrière, comme se déversait sur son corps et de son nez un flot ininterrompu de sang pourpre. Elle tenta de refermer ses dents, de mordre, de mordre quoique ce soit de l'autre qui passerait à sa portée. Quand avait-elle été bâillonnée? Ses hurlements d'horreur se perdirent dans sa propre gorge. Il n'y avait plus de souffrance. Il n'y avait plus rien. Le brouillard redoubla d'épaisseur, le Pays des Cauchemars peu à peu referma ses portes. Dans sa tête, il y avait une chanson qui disait ses malheurs. Il y avait une chanson, qui se déroulait lentement dans sa mémoire, tandis qu'elle plongeait lentement, lentement dans la pénombre la plus totale. La voix était celle d'une autre enfant qu'elle. Elle n'eut qu'à fermer les yeux pour savoir qui c'était.
Dans l'entrebâillement des portes du soir se tenait celle de ses rêves étranges. Dans le brouillard, étrangement, son visage lui apparaissait pour la première fois avec netteté. Cette face ronde et blanche, ces yeux immenses, noirs, maquillés à outrance. Elle souriait. Elle souriait. Il y avait du sang sur son corps, aussi. Sur le corps de June.
Quand est-ce que le lapin blanc s'en était-il allé? Quand est-ce que le lapin blanc s'était-il enfui? Tic, tac, disait la grande horloge. Elle avait tellement mal. Le coucou criait cinq heures. Elle n'avait pas l'impression que la torture avait été si longue - Mais, en même temps, elle n'avait pas l'impression que tant de choses d'une vie puissent changer en une heure seulement. Elle essaya de se relever, la douleur incandescente la terrassa à nouveau. La seule force qu'elle eut fut cette d'arracher le bâillon. Enfin. Enfin. Elle aspira une longue gorgée d'air - Avec elle du sang, et avec elle de nouvelles souffrances. Dans le noir de la nuit, derrière les portes du soir, le lapin blanc courait encore, quelque part dans sa mémoire. La lune avait disparu, sa lumière couverte par les arbres au-dehors. Tic, tac, disait encore la grande horloge. Sa mère n'allait pas tarder à se lever, elle le savait. Et elle allait la trouver ici, terrassée - Et quel instant étrange cela allait-il être. Pourtant, ce n'est pas elle qu'elle appela doucement, nue dans son sang, au pied du piano à queue. Sa bouche s'entrouvrit, se mit à miauler doucement « June… June… ».
June. June.
Et puis le silence. Alice au pays des Cauchemars.
