L'intégralité des recrues de l'Absynthe, dont l'entrée à la garde d'Eel datait d'un an à six mois, s'affairaient dans un curieux mélange de méticulosité et de frénésie. Penchés sur des tables d'un mètre sur un mètre cinquante alignées à la perfection dans la salle des portes, ils manipulaient avec une précision et une rapidité hypnotique, ingrédients, outils et récipients dans un concert ininterrompu de tintements de verre, de micro-explosions multicolores, de sifflements et de « poufs » sonores.
Ils étaient peu à avoir terminé. Parmi eux, Lilyn.
Petite absynthe à priori banale sous tous rapports.
Elle avait été placée au dernier rang et se tenait aussi immobile et droite que lui permettait sa position précaire, en équilibre sur un petit tabouret bancal. Sa potion, terminée depuis une quinzaine de minutes, reposait au milieu de ses ingrédients et de ses fioles qu'elle avait rangés par ordre de tailles. Elle ne cessait d'y jeter des coups d'œils furtifs, comme si elle craignait qu'ils n'échappent à sa surveillance et ne se mettent à courir sur la table. Elle-même mourrait d'envie de s'enfuir en courant.
L'épreuve était sur le point de se terminer et l'atmosphère était tendue. La jeune fille tremblait de peur. Elle ne cessait de triturer ses courtes boucles blondes en se rongeant les ongles, pour ramener brusquement ses mains dans son dos dans une tentative désespérée de renvoyer une image de parfaite petite gardienne assidue. Autour d'elle, les autres recrues transpiraient et jetaient des regards craintifs en direction de la porte qui menait à l'extérieur, là où avait disparu le mythique Ezarel, chef de la garde Absynthe, en début d'épreuve.
Ils avaient eu une heure et demie pour effectuer la potion de leur choix, à condition qu'elle comporte au moins neuf ingrédients de la vingtaine qu'ils avaient reçu. C'était un délai court, car beaucoup des plantes et des minéraux à leur disposition devaient reposer à l'air libre, être réduits en poudre ou distillés pour être utilisés. Les absynthes à avoir terminé étaient rares, même si elle en voyait de plus en plus se redresser et poser leurs outils. C'était le cas de son voisin par exemple, mais son mélange semblait aussi épais que du goudron et dégageait une forte odeur de crotte de rawist.
Certains au contraire, n'étaient pas à la moitié de leur décoction et la fin du délai approchait. La préparation d'une sirène aux cheveux bleus qu'elle ne connaissait que de vue lui explosa à la figure, renversant dans le souffle de la déflagration les récipients des autres gardes sur plusieurs rangées. L'un d'eux lui cria une insulte, au comble de la frustration devant son travail gâché qui faisait fondre sa table avec un sifflement aiguë.
Lilyn jeta un regard prudent autour d'elle, au cas où un second kamikaze ne décide de briser sa fiole, et se demanda s'il n'était pas plus prudent de la dissimuler à l'abri dans une poche. Non, mauvaise idée. Leur chef pourrait l'accuser de tricherie et n'était pas connu pour être magnanime.
La jeune fille frissonna. Elle n'avait eu que très peu d'occasions de croiser le presque légendaire elfe à la tête de leur garde. Rien qu'à l'idée qu'il puisse évaluer son travail, elle était parcourue de frissons de terreur. Elle savait qu'elle n'était pas la seule à être nerveuse mais cela ne la rassurait pas pour autant.
Comme toutes les autres recrues, elle avait été rapidement prise en charge par un membre de l'Absynthe, leur chef ayant mieux à faire que de gérer une débutante. Mais la personne qui s'était occupée d'elle était en contact étroit avec l'intéressé, l'infirmière en chef responsable du QG, Eweleïn.
Elle avait demandé à la prendre sous son aile quand elle l'avait vu travailler au laboratoire. D'après l'infirmière, elle était vraiment prometteuse. C'est pour cela qu'elle avait insisté pour lui faire passer l'épreuve qui déterminait du niveau et des futures tâches des recrues dont l'intégration était tout juste terminée. Sa protégée n'était là que depuis quatre mois, ce qui était normalement très peu pour être inscrite. La belle elfe l'avait entraînée à préparer plusieurs potions plus difficile que la norme pour lui faire participer à l'épreuve avec les autres.
Lilyn inspecta à nouveau son travail, espérant très fort que son travail allait payer. Elle aurait donné n'importe quoi pour se faire remarquer de ses supérieurs, en particulier le chef de l'Absynthe dont la prestance suscitait l'admiration des nouvelles recrues avec elle. La timidité de la jeune fille déjà handicapante, était multipliée par dix en sa présence. Elle mettait cela sur le compte de son statut et de son caractère réputé pour être incisif.
Le silence se fit brusquement parmi les absynthes et Lilyn releva la tête. Le sujet de ses pensées venait de passer la salle des portes d'un pas nonchalant. Le visage impassible, l'elfe aux longs cheveux bleus parcouru l'ensemble de ses gardiens de son regard perçant et descendit les escaliers sans se presser, les pans de son manteau autour de lui gonflant sa silhouette avec une noblesse intimidante. Toutefois, le sourire en coin qu'il arborait et ses yeux verts pétillants ne trompaient personne. Ils allaient méchamment en prendre plein la tronche.
Comme les autres, Lilyn rentra instinctivement la tête dans les épaules. L'elfe atteignit le bas des marches et passa entre les rangs sans se presser. Il devait évaluer tout le monde, mais il déambula entre plusieurs rangées d'absynthe morts de peur sans faire mine de ralentir. Leur calvaire allait être plus long que prévu.
- Kero m'a dit que les nouvelles recrues avaient l'air particulièrement talentueuses, finit-il par lâcher d'un ton narquois en s'arrêtant devant la petite sirène qui avait fait exploser sa préparation. Je crois qu'il est grand temps qu'il change de lunettes.
L'intéressée baissa la tête sur le désastre de sa table, mais son commandant ne sembla pas s'en formaliser et reprit son chemin, les mains jointes dans le dos. Lilyn réalisa qu'elle imitait sa posture sans s'en rendre compte et se raidit sans savoir quoi faire des siennes. Maintenant, elle donnait l'impression d'attendre les bras ballants, génial.
Ezarel poursuivit son manège pendant un moment. Il passait entre les tables en jetant des coups d'œil aux préparations des uns et des autres, claquant parfois de la langue ou laissant échapper un léger rire parfaitement audible. Il s'arrêta plusieurs fois devant un candidat, presque toujours pour lancer une remarque sarcastique. Lilyn avait vu la plupart de ses recrues plus âgées rire de ce qu'ils appelaient « l'épreuve de bienvenue » et assurer qu'ils considéraient la langue aiguisée de leur chef comme une curiosité, voire une fierté de l'Absynthe. Mais les membres les plus récents et les plus jeunes se ratatinaient de honte sous ses moqueries. La jeune fille n'en menait pas large non plus et malgré qu'elle avait rêvé d'attirer son attention à ce moment précis, elle pria l'Oracle pour passer inaperçue.
Malheureusement, l'Esprit du grand Cristal n'était sans doute pas dans un bon jour car le chef de l'Absynthe s'arrêta juste devant elle et haussa un sourcil moqueur en posant le regard sur son tabouret. La petite faery devint écarlate et baissa la tête.
- Je ne pensais pas te voir là, toi. Depuis combien de temps es-tu arrivée, petite fille ? demanda t-il.
Lilyn avait horreur qu'on l'appelle « petite » quelque chose.
- Quatre mois, dit-elle d'une voix chevrotante.
Ezarel cligna des yeux, vraisemblablement un peu surpris. Toutefois, il reprit contenance très vite.
- Quatre, répéta t-il pour lui même. Mais tu ne devrais pas être là, qu'est-ce qu'Ewe a fichu ?
La jeune fille sentit ses joues s'échauffer et dû se faire violence pour rester stoïque. Toutes les autres recrues avaient à présent le regard vissé sur elle, son tabouret ridicule et sa potion rose qui glougloutait dans sa fiole. Ezarel sembla la remarquer à son tour. Il se pencha sur le récipient en fronçant les sourcils, ses oreilles pointues rabattues vers ses tempes avec méfiance.
- Une potion d'énergie perpétuelle ? s'exclama t-il. Mais même des absynthes expérimentées ont besoin d'un sacré entraînement pour l'effectuer en moins de deux heures.
- Je… Eweleïn me l'a fait travailler pour passer cet examen, avec quelques autres… bafouilla Lilyn, avant de se taire alors que l'elfe se redressait pour la regarder.
Un long frisson parcouru sa colonne vertébrale tandis qu'elle s'efforçait de soutenir ses yeux verts d'eau qui la fixait d'un air inquisiteur. Et quels yeux ! Elle en perdit ses mots et resta bouche ouverte, les joues en feu pendant que le chef de la garde Absynthe la jaugeait pensivement.
- Hum… Eh bien, je ne peux que l'avouer, c'est très impressionnant, dit-il après plusieurs secondes de silence en lui adressant un sourire sincère. Bravo, tu peux partir.
Comme si leur conversation n'avait pas eu lieu, il repartit d'un pas tranquille, non sans ricaner en passant devant le verre de goudron qui débordait sur la table de son voisin. Lilyn le suivit des yeux ainsi que tous les autres apprentis, complètement abasourdie. Et surtout, le cœur éprit d'une inhabituelle fierté et d'un autre sentiment, un peu étrange et encore ténu, mais dont elle devinait déjà la force inébranlable contre laquelle elle serait bientôt incapable de lutter.
