On rit. On rit dehors, à travers ses lourds rideaux, on rit sous sa fenêtre. Les échos lui parviennent clairement à présent, des bruits de courses, de glissades, des talons qui claquent sur les pavés; puis, un grand bruit, des débris qui tintent sur le dallage fatigué; mais surtout : des enfants qui rient. Elle ouvre un œil, d'abord elle ne voit que l'obscurité qui l'enveloppe, puis enfin les motifs irréguliers de ses rideaux de velours. A son balconnet les rires se sont éloignés, une femme crie : « Mes hortensias ! », on a brisé son pot de fleurs, piétiné ses belles hortensias, ses délicats végétaux elle se lamente, pleurniche encore, avant de marmonner une dernière chose incompréhensible et de se taire finalement. Le silence retombe sur la rue. Tout est calme quelle heure est-il ?
Elle soupire, ouvre un deuxième œil. Elle devine le soleil derrière le voilage épais recouvrant sa fenêtre, elle sait qu'il est largement temps de se lever. Elle se redresse, réprime un gémissement quand une douleur vive vient mordre son épaule. Elle jette un regard céruléen sur les murs de sa chambrette, elle ne distingue que les contours des quelques meubles qui habillent la petite pièce. Le tout est coquet, quelques posters à son effigie, bien sûr couvrent le papier peint couleur méditerranéenne. A la lumière du jour, le salon paraît plus être un autel à sa gloire qu'une chambre banale dont la pénombre lui donne l'aspect. Elle songe à changer tout cela, mais elle sait qu'elle n'en aura pas le cœur. Son visage plat sur du papier glacé, c'est stupide mais ça la rassure, sa présence sans profondeur ni vie, c'est déjà une présence, c'est bien mieux que la solitude elle pense.
Elle rêve un instant encore, avant de se réveiller totalement. Sa silhouette fine se dirige lentement vers la fenêtre, et elle laisse l'astre du jour caresser sa peau pâle. Le vent s'engouffre dans la pièce et lui ramène des odeurs de sel et de fleurs. Elle étire ses membres ensommeillés, puis pose son regard sur le grand miroir qui lui fait face. Sa chevelure océane tombe en cascades indigos sur ses épaules laiteuses, ses lèvres se plient en un sourire timide, celui dans ses yeux bleus est bien plus expressif. L'envie de rire, à son tour, la prend alors son cœur s'emplit d'un bonheur vague, sans raison, un bonheur idiot et puéril, un bonheur enfantin, un bonheur dansant dans ses deux grands orbites azurs. Elle s'esclaffe enfin, elle est heureuse, sans savoir pourquoi.
Elle marche, dansante, chantonne tout bas des comptines qui racontent des histoires de sirènes, de liberté, d'amours idiots, de pirates et de mers agitées. Sa jupe fendue, battue par le zéphyr, laisse deviner ses formes bourgeonnantes de jeune fille en fleur. On la regarde, on lui sourit, elle est belle ainsi, éclairée par l'astre blond qui l'enlace de ses rayons flous. La ville s'agite et vit sous son regard d'une apparente naïveté. Au loin on peut voir les bateaux quittant le port, pourfendant l'azur. Elle se promet alors de se baigner plus tard, l'eau saline lui manque la mer l'appelle, les mouettes crient, les vagues se brisent sur la roche polie. La mer l'appelle plus fort mais elle résiste encore.
Elle se dirige vers la grande bâtisse de pierres d'où s'élève un brouhaha joyeux et des voix familières. Sous la nue printanière l'emblème de la guilde brille, incandescent, astre artificiel dans un ciel de briques, éclairant paresseusement ses fées rieuses.
Toujours souriante, elle pousse la porte en bois massif de son épaule valide à sa vue leur visage s'illumine en chacun d'eux elle voit de la beauté simple, si rare dans ce monde qui l'avait tant fait souffrir . Elle les salue, discute, elle le cherche des yeux, mais ne le trouve pas. Comme en réponse à sa déception muette, une voix l'interpelle : « Il est parti en mission, il sera rentrée en fin de semaine. », la barmaid ponctue sa phrase d'un énième sourire la fille d'eau la remercie. Depuis leur retour de « l'Enfer » : il l'évite elle le sait, elle en souffre, elle se tait. Parfois elle oublie, mais la tristesse revient toujours, englobe son bonheur d'un voile de bruine larmoyant .Elle reste gaie tout de même, elle attend que cela change en patientant elle vit doucement, bêtement presque. Mais elle vit. Ses plaisirs sont simples, ils lui permettent de sourire, en l'attendant en attendant qu'il la haïsse ou qu'il l'aime, qu'il la frappe ou qu'il l'enlace qu'il parle enfin. Pourtant, elle sait qu'un jour elle se brisera à trop attendre. Son cœur ne se contentera plus de petites joies il le voudra, il le pleurera, il battra au rythme de sa vie, de ses gestes et de ses pas à en déchirer ses entrailles. Elle tremble, un instant, puis n'y songe plus. L'orage est au loin, elle ne veut pas le voir, elle fixe le soleil à s'en brûler les rétines. Elle sait que sa douce mélancolie se muera en tempête, et l'emportera dans un tourbillon de larmes. Mais elle ne veut pas y songer en attendant, elle vit du mieux qu'elle peut le temps ayant adouci l'amertume de son âme.
Parfois quelques vent violents et esseulés viennent perturber sa tranquille existence. Ainsi elle s'était retrouvée blessée au cours d'une mission en solitaire, tout s'annonçait simple; mais l'ennemi s'était révélé coriace, et, dans un dernier sursaut de révolte folle, avait fini par toucher l'épaule de la jeune femme. Étourdie par la douleur, et par la vue de son propre sang coulant abondamment sur sa peau déchirée elle avait fini par assommer l'homme maladroitement. Son corps d'eau ne souffre que rarement transparent, liquide, invincible presque cette fois-ci, pourtant, c'était bien le précieux liquide carmin qui avait inondé sa poitrine , c'était bien lui qui s'était écrasé sur la terre sèche de cette plaine sans vie. Elle était rentrée, bandée sommairement puis avait été soignée sérieusement pour ensuite être obligée à respecter une période d'alitement et de repos. Lui était absent, sans doute avait-il été occupé ailleurs.
Aujourd'hui, enfin, elle est libre de pouvoir repartir, sa blessure cicatrise. Elle veut retourner en mission, se lancer corps et âme dans une quête ne plus penser qu'à cela et voir sa force s'affermir à chaque coup . Cette puissance, comme sa « famille », la console sa magie l'enserre et la protège, l'aime, l'anime, et la fait vivre. Ses étendues calmes au fond de son âme la rassurent, elles qui s'ébouillantent parfois et se font ouragans. Elle aime sentir l'eau en elle, cette amie de toujours trop longtemps haïe, aujourd'hui elle en prend soin toutes deux vivent harmonieusement, ensemble, jusqu'à la prochaine tempête.
Le liquide froid sur sa peau nue elle frissonne. Son corps opalin, perdu dans l'étendue d'encre, semble être le second reflet de la Lune. Les deux demoiselles nocturnes n'ont pour seul habit que le voile ondulant et ridé de l'océan. Elle soupire d'aise. Là, seule dans son élément, elle nage à peine , se laissant porter par les remous, les courants et les vagues écumeuses. Le chant de l'eau la berce, elle se sent enfant au sein de sa mère, la Mer. Elle oublie tout un court moment, un court moment où elle n'est plus qu'une gouttelette noyée dans l'immense horizon, fragile et forte, poupée de porcelaine invulnérable dans les bras humides d'une déesse sans visage. Elle se laisse submerger l'insouciante sommeille.
Puis la réalité la rattrape, resserre son étau impitoyable sur son esprit alors elle rejoint la plage, s'habille distraitement et retourne à la Terre.
Elle contemple la course du jour. Le brouillard se dissipe, s'évaporant des vastes plaines de la région, alors que la nue s'auréole d'orange, de rose et de vermeille. Le soleil est pâle, et sous sa molle lumière le monde s'éveille. En contrebas de la vallée, elle peut voir le village d'Elevire. La petite bourgade est blottie au creux de la montagne pelotonnée à son flanc fertile sortant de la brume elle aperçoit la flèche gothique du clocher et les ramures de cerisiers en fleurs.
L'aquilon l'enlève à sa rêverie. Soudainement pressée, elle se met à dévaler la pente, son allure est rapide, assurée. Elle est partie seule tôt dans la matinée. Confiante, elle se dirige vers le lieu de rendez-vous inscrit sur l'affiche, pliée délicatement bien au fond de sa besace. La quête est banale, un bijou précieux avait été perdu dans les noirceurs d'un Loch, sa propriétaire, riche héritière, l'avait vu couler au fond de l'eau sans pouvoir y sauter depuis la pauvre pleurait sa disparition. La récompense est coquette, le travail facile. La mage ne devra ni se battre, ni s'épuiser en des tâches ingrates il lui suffira de sonder le fond du lac, gobeur de trésors, et de rendre son bien à la bourgeoise malheureuse.
Son pas frappe à présent les pavés de la place l'église se dessine face à elle. Le bâtiment est imposant, son clocher perce les nuées, alors qu'à ses pieds de géants s'étend un modeste cimetière où les tombeaux s'effritent sous les pétales de chrysanthèmes fanées. La Dame lui avait donné rendez-vous derrière la silencieuse bâtisse.
Elle patiente assise maintenant sur un banc de chêne et de ferraille rouillée. Elle tremble un peu, frotte la laine de son pull contre sa peau refroidie, elle s'ennuie. Ses yeux embués par la fraîcheur des hauteurs se posent sur la montre d'argent à son poignet : 8 heures l'heure à laquelle Gray devait arriver à la gare de Magnolia. Elle l'imagine alors, ensommeillé, satisfait de sa quête accomplie; se diriger nonchalamment vers son vieil immeuble aux fondations tremblantes, butant contre des cailloux égarés sur son chemin. Elle sourit, peut être aurait-elle dû rester un peu, peut être aurait-elle pu l'apercevoir, lui parler même mais son éphémère bonheur s'envole, il aurait tout fait pour l'éviter, l'ignorer peut être serait il reparti en mission le lendemain dans l'espoir d'être tranquille. Elle laisse échapper un soupir plaintif en détaillant, les paupières à demie-closes, une pierre tombale enserrée de lierre verdoyant. Elle aussi elle fuit, elle aussi elle se cache dans la clarté mensongère du silence et dans un ballet ridicule et désarticulé ils se chassent et elle souffre.
Elle promène son regard vide sur les croix qui l'entourent, certaines ont été détruites par la pluie et le vent d'autres, au contraire, semblent à peine sortir de la pierre qui les a portés, et on croit presque entendre les échos de pleurs déchirants se répercuter sur le granit dur et lisse.
Occupée à sa macabre contemplation, elle n'entend pas les brindilles se briser sous les pas d'un homme derrière elle elle n'aperçoit pas son ombre se fondre dans la sienne. Elle ne se retourne pas non plus quand la douleur éclate son estomac et qu'elle voit son sang noirci se disperser dans la blanche rosée du matin. Elle tombe, chutant sur le sol givré. Elle pense sombrer dans l'inconscience alors que l'agonie l'étouffe mais la souffrance l'empêche de se réfugier dans un sommeil brutal. Elle pose ses yeux hallucinés sur sa peau pâle maintenant souillée sur ce liquide charbonneux s'écoulant en elle, zébrant son être d'infernaux marquages peignant son corps de morbides dessins. Elle crache, et de ses lèvres virginales s'écoule la même encre sombre. Les suffocants tatouages s'étendent maintenant sur tout son corps livide. Paralysée, elle retient un cri quand elle sent une botte cirée lui briser une côte elle étouffe un hurlement sous des larmes amères tandis qu'on la bat sauvagement, sans retenu; elle se tait toujours pendant que des griffes rougies déchirent ses habits, se dispersant dans le vent en lambeaux minables. L'homme au dessus d'elle continue son épouvantable travail, il laisse enfin la haine qui lui a rongé le corps s'exprimer dans cette danse animale. Rage folle. Chaque coup percutant la jeune femme, broyant ses os, sonne à son âme comme la promesse d'un avenir meilleur, mérité, un avenir où tout sera de retour à sa juste place. Il n'utilise même plus la magie pour la frapper, il la torture simplement, sans artifice ni superflu. Il jouit de ses gémissements sourds, s'enivre de l'odeur de son sang, il n'écorche pas son visage, il veut pouvoir admirer la détresse dans l'azur de ses yeux. La pauvre fille à ses pieds ne bouge plus, impuissante, sa force l'abandonne alors que dans les traits déformés de son agresseur elle reconnaît un passé trop vite oublié.
FIN CHAPITRE PREMIER
